À la suite de l’attaque du Hamas, de nombreux habitants du Néguev estiment qu’ils ne peuvent compter que sur le soutien de leur communauté dans un contexte où la vie bédouine n’est pas valorisée.
Le 6 décembre 2023
Wahid al-Huzail est épuisé. Au cours des deux derniers mois, cet homme de 51 ans a dirigé le Néguev Bedouin Casualty Forum, une ONG nouvellement créée pour soutenir les familles des citoyens bédouins arabes d’Israël qui ont été tués, blessés ou kidnappés pendant l’assaut du 7 octobre mené par le Hamas.
Malgré toute la couverture médiatique israélienne et internationale sur le sort des otages à Gaza et des communautés les plus touchées par les massacres, ces victimes ont été largement oubliées.
Dix-sept citoyens bédouins du désert du Néguev ont été tués ce jour-là, à la fois à la suite de roquettes tirées depuis Gaza, et après avoir été abattus par des militants qui ont franchi la clôture qui encercle la bande. Six autres Bédouins ont été kidnappés et emmenés à Gaza ; deux d’entre eux ont été libérés dans le cadre d’un échange d’otages et de prisonniers lors du cessez-le-feu temporaire de la semaine dernière, tandis que les quatre autres restent captifs. « Comprenez-vous que personne ne nous considère ? » a demandé al-Huzail, avec du désespoir dans la voix.
S’étendant sur près de 13000 kilomètres carrés, le Néguev constitue environ la moitié du territoire israélien à l’intérieur de la Ligne verte.
Quelque 250 000 Bédouins vivent dans la région, dont près de la moitié dans des villages non reconnus par l’État, bien que souvent antérieurs à son existence.
En plus d’être pour la plupart empêchées de se connecter aux infrastructures d’eau et d’électricité gérées par l’État, et d’être confrontées aux tentatives de l’État de les déplacer et d’exproprier leurs terres, ces communautés sont également particulièrement vulnérables en temps de guerre : Israël n’a jamais construit des abris anti-roquettes ou des sirènes pour eux, et le système de défense antimissile Iron Dome n’est pas programmé pour intercepter les roquettes qui devraient atterrir à proximité. Et ce n’est pas un oubli : Israël continue d’investir dans la construction de nouvelles communautés exclusivement juives dans la même région, qui bénéficient de toutes les infrastructures et de la protection refusées aux Bédouins voisins.
Depuis le 7 octobre, al-Huzail est en communication constante avec les familles des victimes bédouines. Pour lui, mettre en avant leurs histoires est important à la fois pour la résilience de la communauté et pour créer une pression politique sur l’État afin qu’il réponde à leurs besoins. Mais il avoue avoir du mal à se réveiller chaque matin et à rassembler la force nécessaire pour supporter la tragédie qui touche sa communauté.
La plus jeune victime bédouine, Yazan Abu Jama’a, 5 ans, a été tuée lorsqu’une roquette tirée depuis Gaza a explosé près de son domicile dans le village d’Arara al-Naqab pendant les premières heures de la guerre. Une autre victime, Abd al-Rahman Nasasra, 50 ans, a été abattu alors qu’il tentait de secourir les gens du festival de musique Nova qui a été attaqué par des hommes armés du Hamas. L’ouvrier du bâtiment Amer Odeh Abu Sabila, âgé de 25 ans et père de deux enfants, a également été abattu alors qu’il tentait de sauver une famille juive près du poste de police de Sderot. La liste se rallonge de plus en plus.
Ensuite, il y a les personnes enlevées. Quatre d’entre eux appartenaient à la même famille : Yousef al-Ziadna (53 ans) et ses trois enfants, Hamza (22 ans), Bilal (18 ans) et Aisha (17 ans), ont tous été kidnappés alors qu’ils travaillaient dans une grange du kibboutz Holit (Aisha et Bilal ont depuis été libérés). Les deux autres otages bédouins sont Farhan al-Qadi, 53 ans, qui a été kidnappé au kibboutz Magen où il travaille comme gardien à l’usine de conditionnement ; et Samer al-Talalqa, 22 ans, qui travaillait au kibboutz Nir Am.
Kamel al-Ziadna, le cousin de Yousef, a déclaré au magasine +972 que la famille priait toujours pour que les otages restants reviennent indemnes. « Il y a eu et il y a encore des moments difficiles, d’autant plus que nous ne savons rien de nos proches qui sont toujours en captivité », a-t-il déclaré. « Notre joie du retour de Bilal et Aisha est mêlée de tristesse car Yousef et Hamza sont toujours là. Nous espérons que tous les otages retourneront rapidement dans les bras de leurs familles. »
« Je crois que nous relèverons les défis »
La culture bédouine accorde une valeur particulièrement élevée à deux modes traditionnels de soutien communautaire : le faza’a (apporter une aide le plus rapidement possible) et l’aouna (aider ceux qui en ont besoin). Mais au lendemain du 7 octobre, malgré tous les efforts de la communauté, ces valeurs ont été mises à rude épreuve.
En plus de pleurer ceux qui ont été tués et de craindre pour la sécurité des personnes retenues en otages, la communauté doit également faire face à la perte d’emploi : de nombreux Bédouins du Néguev gagnaient auparavant leur vie en travaillant dans des communautés qui ont été évacuées en raison de leur proximité avec Gaza, tandis que d’autres ont perdu leur emploi en raison de l’atmosphère omniprésente de peur et de suspicion qui traite chaque Palestinien comme un ennemi potentiel. En conséquence, la communauté se demande comment les faza’a et les aouna peuvent perdurer dans un contexte où la vie bédouine n’est pas valorisée.
Ibrahim al-Hasanat, directeur de Kafa pour le changement social dans le Néguev, gère un centre d’aide à Rahat, une ville du Neguev qui abrite plus de 70 000 citoyens bédouins. Depuis le début de la guerre, il travaille en étroite collaboration avec une coalition de plusieurs organisations de la société civile et la municipalité de Rahat pour fournir de la nourriture, des médicaments et d’autres produits de première nécessité à toutes les familles qui en ont besoin.
« Quatre-vingt-dix pour cent des femmes bédouines travaillent dans le secteur agricole près de Gaza », a-t-il déclaré au magazine +972. « Leurs salaires sont bas ; elles vivent au jour le jour. Quand tout s’est arrêté, ces femmes – dont certaines sont des mères célibataires – n’avaient plus aucun moyen de nourrir leurs enfants. Notre centre d’aide a été conçu pour ces cas difficiles.
Al-Hasanat a expliqué que bien qu’il effectue ce travail depuis plus de 15 ans, apportant une aide à plus de 2 000 familles au cours de cette période, l’augmentation de la demande depuis le début de la guerre est sans précédent. Il est néanmoins convaincu qu’ils sont à la hauteur : « Je crois que grâce à la coalition formée au début de la guerre, nous pourrons relever les défis, et je suis sûr que nous réussirons malgré les grandes difficultés auxquelles nous sommes confrontés. »
Les citoyens bédouins pleurent également les pertes en dehors de leur communauté, en particulier celle de Vivian Silver, une résidente de 74 ans du kibboutz Beeri, que l’on pensait initialement avoir été kidnappée mais dont les restes ont été identifiés plusieurs semaines après le début de la guerre.
« Pendant 38 jours, je l’ai imaginée faire une révolution là-bas [en captivité à Gaza], parlant à tout le monde de son travail et promouvant la paix », a déclaré Sliman al-Amour, co-PDG de l’AJEEC-NISPED, une association juive-arabe co-fondée par Silver, qui œuvre à promouvoir la société partagée et le développement de la communauté arabe dans le Néguev. « Pendant 38 jours, nous avons attendu et prié pour son retour. »
Sliman, originaire du village bédouin de Kseifeh, a déclaré qu’il avait du mal à accepter la nouvelle selon laquelle Silver faisait partie des victimes des attentats du 7 octobre. Silver avait auparavant été codirectrice de l’organisation et est restée active au conseil d’administration jusqu’à ce qu’elle soit tuée. Elle a travaillé sans relâche pour organiser des groupes de la société civile travaillant dans le Néguev et a contribué à créer un solide réseau de groupes locaux travaillant dans les différentes communautés.
« Peu importe où elle se trouvait, elle a toujours été reçue avec le respect qu’elle mérite pour son travail de combattante de la paix reconnu non seulement au Néguev mais dans le monde entier », a expliqué Sliman. « Elle a lancé et géré de nombreux projets à Gaza et en Cisjordanie et a travaillé de toutes les manières possibles pour un véritable partenariat [entre Israéliens et Palestiniens] ».
Cette vision de partenariat s’est manifestée lorsque les organisations de la société civile arabe et juive se sont réunies à Rahat pour soutenir les familles de toutes les victimes, quelle que soit leur origine. Fouad al-Ziadna, un parent des quatre citoyens bédouins pris en otage dans la même famille, dirige le centre communautaire de Rahat, qui abrite un siège de fortune pour des projets communs d’aide à la région. En cette période de crise et de tragédie, Ziadna a souligné que lui, son équipe et ses bénévoles continuent de faire ce qu’ils font de mieux : « Lorsqu’il y a un grand événement, nous ne regardons pas de côté mais travaillons plutôt pour le bien-être des personnes qui en ont le plus besoin.
Mais la solidarité et l’entraide ont des limites, et les Bédouins du Néguev voient l’impact disproportionné de la guerre sur leur communauté comme le signe d’un problème plus profond de négligence de la part des autorités de l’État israélien. « Ce n’est pas pour rien que les premières personnes tuées par des roquettes dans le Néguev samedi matin [7 octobre] étaient sept citoyens bédouins », a déclaré al-Amour, co-PDG de l’AJEEC-NISPED.
Faisant référence aux villages non reconnus, il a ajouté : « 100 000 habitants vivent dans des conditions extrêmement dures et dans une absence totale de protection ».
(Traduction Lisa)