Discours d’introduction du colloque « 80 ans après la libération d’Auschwitz, penser le fait génocidaire – Histoire, Mémoire, Actualité »

L’objet historique auquel ce colloque est dédié pourrait paraître éloigné dans le temps : 80 ans, c’est long à l’échelle d’une vie humaine, c’est même pratiquement l’entièreté d’une vie humaine. Pourtant, pour celles et ceux d’entre nous dont les familles ont vécu la Shoah, cet objet est étrangement proche. C’est un passé qui ne passe pas, pour reprendre le titre du livre d’Eric Conan et Henry Rousso, un événement qui reste figé dans un présent indépassable. Pour beaucoup d’entre nous, Auschwitz – entendu comme métonymie, comme symbole du judéocide dans son ensemble – est un trou noir avec lequel, malgré lequel, nous avons dû nous construire, en tentant de ne pas nous y laisser aspirer. Nous sommes marqué•es à vie par cette histoire et le fait que je tremble aujourd’hui en prononçant ces mots n’en est qu’une preuve parmi tant d’autres.

Pour ma part, je suis née 21 ans après la libération d’Auschwitz et pourtant, d’une certaine façon, j’ai l’impression d’être la contemporaine de cette histoire. Je devais avoir 7 ou 8 ans lorsque mon père m’a dit, devant des images des camps qui passaient à la télévision : “C’est ce qui est arrivé à ma mère, tu sais, c’est là qu’elle est morte.” C’était la première fois qu’il nommait cette réalité et je me souviens avoir ressenti, en même temps que de l’effroi, une forme de soulagement : c’était donc ça, l’horreur informe que je sentais rôder depuis ma naissance, et ses paroles venaient finalement confirmer quelque chose que j’avais toujours su.

Être hanté•es par le passé, c’est le propre des descendant•es des victimes de la Shoah comme de tous les génocides. La notion même de génocide, ainsi que l’explique Enzo Traverso dans l’intervention filmée que nous diffuserons cet après-midi, a d’ailleurs été forgée à l’aune d’Auschwitz ; ce concept sera utilisé ensuite pour définir et penser d’autres génocides survenus depuis – au Rwanda, en Bosnie, à Gaza – mais aussi avant – génocide des Amérindiens, des Herreros, des Arméniens, sans oublier celui des Tziganes, contemporain de la Shoah.

Il y a des traits communs à tous ces génocides, comme il y a des singularités irréductibles qui leur sont propres à chacun. Mais faire de la Shoah un événement unique dans l’histoire, indépassable, l’apogée ultime de la barbarie, c’est sans doute encore rester sidéré•es par le grand trou noir, paralysé•es, dans l’incapacité de penser. Ce colloque au contraire se veut une invitation à penser. Au cours de ces deux journées bien remplies, une vingtaine d’intervenant•es se succèderont. Historien•nes, juristes, philosophes, psychanalystes, essayistes, spécialistes des relations internationales et j’en oublie, ils et elles proposeront de resituer Auschwitz dans un continuum historique, celui du fait génocidaire, mais aussi celui de l’histoire européenne et de sa violence raciste et coloniale, creuset d’où a émergé le mouvement nazi.

Sortir de la sidération face à Auschwitz n’est pas seulement une exigence du point de vue de la vérité historique, c’est aussi une nécessité au regard de l’actualité. Même si cette décision reposait également sur des motifs plus prosaïques, c’est bien la découverte de l’horreur des camps qui a amené la communauté internationale à valider le projet sioniste au sortir de la guerre en guise de réparation. La tragique coïncidence temporelle entre cet anniversaire et le génocide en cours en Palestine met en lumière de manière particulièrement cruelle l’inanité de ce projet. Loin de réparer, le sionisme a permis un transfert de culpabilité depuis l’Europe vers la Palestine non seulement injuste et destructeur mais aussi totalement inopérant, l’État d’Israël étant aujourd’hui un des endroits du monde où les Juif•ves sont le moins en sécurité.

À l’UJFP et à Tsedek!, nous œuvrons pour une autre forme de réparation. Nous contribuons à réinventer une diaspora juive vivante, dans toute sa diversité. Il ne s’agit pas de ressusciter un passé disparu à jamais, c’est impossible et nous le savons, mais plutôt de retisser humblement des fils tranchés par la violence génocidaire, pour tenter de jeter une passerelle fragile par-dessus le grand trou noir. Ces fils, ce sont ceux de la mémoire notamment, et c’est pourquoi au nom du petit groupe de camarades avec qui nous avons organisé ce colloque, j’aimerais dédier ces deux journées de réflexion et de partage à la mémoire des victimes de tous les génocides passés ou en cours. Et en particulier à celle de nos proches : ma grand-mère Perla, André Lek et Jacques Sender, Anne Birman, et les grands-parents de Béatrice dont elle ne sait même plus le nom, tous et toutes assassiné•es dans les camps nazis. Ainsi qu’aux dizaines, voire aux centaines de milliers de victimes palestiniennes tuées par l’armée israélienne au cours de ces 15 derniers mois.

Frédérique Pressmann, de Tsedek! et de l’UJFP

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