Henri Goldman
2 janvier 2022
Dans le champ du racisme, l’antisémitisme occupe depuis toujours une place à part. S’agit-il d’un racisme particulier ou s’agit-il d’autre chose ? Lors d’un récent forum-débat à Bruxelles, cette question fut longuement abordée, comme elle le fut déjà à deux reprises sur ce blog.
Je reviens ici sur l’examen des singularités de l’antisémitisme, en me limitant à deux arguments qui ont été évoqués lors du débat de Bruxelles. .
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Lire aussi : L’antisémitisme, c’est du racisme ? (7 mars 2020) et L’antisémitisme, c’est du racisme ! (14 mai 2021)
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Le premier est avancé par des personnes qui souhaitent établir une distinction radicale entre l’antisémitisme et le racisme, dont le premier ne relèverait donc pas.
C’est notamment le cas de la rabbine française Delphine Horvilleur (Réflexions sur la question antisémite, Grasset, 2019) dont le propos est résumé ainsi par la RTBF : «La haine du Juif n’est pas une simple xénophobie. Il ne faut pas associer racisme et antisémitisme. Traditionnellement, le racisme est plutôt un complexe de supériorité : le raciste estime que l’autre est moins bien que lui, qu’il n’a pas la bonne couleur de peau, la bonne langue… L’antisémitisme, au contraire, naît d’un complexe d’infériorité. L’antisémite aura plutôt tendance à percevoir que le Juif a quelque chose en plus, quelque chose que lui aurait dû avoir : plus de pouvoir, plus d’argent, plus de chance, plus de contrôle, plus de bénédiction… avec cette idée qu’il usurperait une place qui aurait dû être la sienne.»
Cette affirmation m’a toujours semblé anachronique, tant pour ce qui concerne les Juifs que d’autres minorités desquelles on veut absolument les distinguer. Il faut lire l’ouvrage passionnant de Reza Zia-Ebrahimi Antisémitisme et islamophobie, une histoire croisée (Éditions Amsterdam, 2021) qui montre notamment qu’à l’époque de la Reconquista espagnole (fin du XVe et XVIe siècle), la mécanique d’évincement des juifs et des musulmans était étonnamment semblable. Horvilleur me semble aussi se contredire quand elle affirme que, pour les antisémites, «l’homme juif ne serait pas viril». Sur le plan de la puissance sexuelle et selon les stéréotypes courants, on ne lui envie donc rien, au contraire des Noirs et des Arabes qui sont fantasmés surpuissants. Entre les diverses minorités racisées, la comptabilité des complexes de supériorité et d’infériorité est à la fois moins univoque et plus fluctuante selon les lieux et les époques que ce que la rabbine suggère.
Le Grand Remplacement ne serait pas seulement un phénomène éventuellement observable, mais le résultat d’un véritable complot piloté par des forces occultes.
L’autre thèse évoquée lors du débat bruxellois est empruntée au philosophe marxiste Moïshe Postone (1942-2018). Voici ce qu’il déclarait dans un entretien réalisé en 2010 : «Ce qui distingue ou devrait distinguer l’antisémitisme du racisme a à voir avec l’espèce d’imaginaire du pouvoir attribué aux Juifs, au sionisme et à Israël, imaginaire qui constitue le noyau de l’antisémitisme. Les Juifs sont perçus comme constituant une sorte de pouvoir universel immensément puissant, abstrait et insaisissable qui domine le monde. On ne trouve rien d’équivalent à la base d’aucune autre forme de racisme.»
Aujourd’hui, Moïshe Postone nuancerait sans doute cette thèse. Car c’est également en 2010 que Renaud Camus allait populariser la théorie du Grand Remplacement qui présente les musulmans «comme des guerriers envahisseurs dont le seul objectif est la destruction et le remplacement du peuple français et de sa civilisation par l’islam», avec une rhétorique qui rappelle le célèbre faux antisémite des Protocoles des Sages de Sion. Le Grand Remplacement ne serait pas seulement un phénomène éventuellement observable, mais le résultat d’un véritable complot piloté par des forces occultes. Cette thèse s’est répandue comme une trainée de poudre sur toute la planète, jusqu’en Nouvelle-Zélande. Elle présente en gros deux variantes : soit alternative à la vieille idée du complot juif – on cible alors la nébuleuse des Frères musulmans qui avancerait masquée pour nous imposer la Charia en s’appuyant sur une cinquième colonne islamiste (thèse qu’on retrouve chez Zemmour et dans la droite communautaire juive, ainsi qu’auprès d’une pseudo-gauche), soit en combinaison, les Juifs – ou plus exactement un Juif, l’Américain d’origine hongroise Georges Soros (en manchette) – tirant les ficelles du Grand Remplacement dont les musulmans fourniraient le gros des troupes.
Pas plus que tout autre phénomène social, l’antisémitisme ne saurait se réduire à une essence éternelle et immuable en tout temps et en tout lieu. Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’histoire s’est accélérée. Le Tiers-Monde s’est décolonisé et l’Europe, pour combler ses pénuries de main-d’œuvre, a organisé une immigration de masse en provenance du Sud dans une proportion jamais connue. D’un autre côté, la population juive qui a survécu au judéocide a su profiter des opportunités d’ascension sociale que lui offraient les Golden Sixties pour intégrer massivement les couches moyennes. Et ces mutations n’auraient eu aucun effet sur «l’essence» de l’antisémitisme ? On sait pourtant que, par les temps qui courent, le virus du complotisme produit de nombreux variants qui peuvent très bien cohabiter.
Unir sans confondre
L’antisémitisme contemporain s’inscrit désormais dans un contexte géopolitique élargi. Un autre événement de l’après-guerre l’a profondément reconfiguré, tant dans sa réalité que dans sa perception : la naissance en 1948 d’un État d’Israël de nature coloniale, selon le diagnostic de Maxime Rodinson (1967) qui a été depuis amplement confirmé. Pour se défendre de la critique radicale de sa politique, Israël a tenté, avec un certain succès notamment en Allemagne et en France, de faire passer cette critique comme «la forme réinventée de l’antisémitisme» (Emmanuel Macron).
Cette tactique cynique a contribué à hystériser le débat, au point que, notamment du côté de la gauche décoloniale acquise à la cause palestinienne, beaucoup ont du mal à reconnaître la réalité de l’antisémitisme pour ne pas donner du grain à moudre à la propagande israélienne – un peu comme beaucoup de communistes démocrates ont eu du mal à dénoncer les turpitudes de l’URSS poststalinienne pour ne pas faire le jeu des États-Unis. Il n’est pas aisé – et il faut lire ceci comme une autocritique – de dénoncer l’instrumentalisation de l’antisémitisme par la propagande israélienne tout en conservant intacte sa vigilance face à un phénomène toujours vivace qui continue à faire des ravages y compris à la lisière de la gauche radicale et de l’antiracisme politique.
Oui, l’antisémitisme est singulier. Mais sa singularité est relative, pas absolue [1]. Ceci vaut aussi, entre autres, pour l’islamophobie et la négrophobie qui ne sont pas réductibles à la catégorie fourre-tout du racisme. En matière d’antiracisme comme d’interculturalité, il y a lieu «d’unir sans confondre et de distinguer sans séparer». La lutte contre le racisme connaît régulièrement des conflits de préséance et ceux-ci ne concernent pas seulement les Juifs. Ainsi, lors des manifestations consécutives au meurtre de George Floyd à Bruxelles, des jeunes Afrodescendants propulsés sous les projecteurs ont voulu un temps exclure les jeunes Arabes des mobilisations sous prétexte que les comptes de la traite négrière, dont on les accusait d’être les héritiers, n’avaient jamais été soldés. Cette stupide concurrence des victimes, où chaque groupe essaie de se distinguer des autres pour se placer en haut d’un hit parade dérisoire, peut faire des dégâts. Comme l’écrit Reza Zia-Ebrahimi dans sa conclusion, on peut craindre que «l’instrumentalisation d’une forme spécifique de racisme ne débouche sur le renforcement du système raciste dans son ensemble, heurtant par conséquent les intérêts de tous».
[1] Ainsi, les Juifs, qui sont toujours exposés aux crimes de haine et aux préjugés, échappent désormais presque totalement aux discriminations. Mais ce constat ne vaut pas également pour tous les pays du monde et rien ne dit qu’il ne soit pas réversible. Voir les Lignes de force de l’UPJB contre le racisme en général et l’antisémitisme en particulier.