Selon que vous serez un indigène de maison ou un indigène des champs…

QG Decolonial

22 MARS 2021 

Édito #10 – Selon que vous serez un indigène de maison ou un indigène des champs…

Deux femmes non-blanches sont au centre de l’actualité médiatique et politique. En fond, et malgré l’opposition radicale de leurs discours, une même question : la race compte-t-elle ?

D’un côté, Rachel Khan est accueillie tel le messie par les journaux et chaînes radiodiffusées. Son prodige ? Dénoncer les « pseudo-antiracistes victimaires », adeptes des idéologies décoloniales et/ou intersectionnelles. Selon elle, l’utilisation du terme « racisé » relèverait de l’essentialisation des individus qui les enfermerait dans une « identité-discrimination », alors que l’universalisme français ferait fi de toutes ces « revendications identitaires ». Le Figaro, Le Point et Valeurs Actuelles adorent.

Mais pourquoi une telle mise en avant médiatique pour un discours qui, finalement, n’est pas novateur en comparaison à ce qui est écrit en continu dans les mêmes colonnes néo-conservatrices ? Qu’a donc Rachel Khan de plus qu’un Ivan Rioufol ou une Caroline Fourest ? La réponse est évidente pour quiconque connaît la stratification raciale de la société française et l’intérêt qu’a le pouvoir blanc à camoufler sa domination derrière les descendants de colonisés : elle est Noire. Recrachant le discours de ses maîtres, Rachel Khan n’est rien d’autre que la caution non-blanche à la cécité volontaire qui est maintenue sur la réalité de la condition Indigène en France. Bref, c’est l’Indigène de maison que Malcolm X avait déjà identifié.

De l’autre côté, Mélanie Luce est conspuée après ses passages sur les ondes d’Europe 1 et de Touche pas à mon poste. Son tort ? Être à la tête d’un syndicat étudiant qui organise occasionnellement des réunions en « non-mixité racisée ». Selon celle-ci, les personnes « racisées » devraient pouvoir se retrouver entre elles afin de s’exprimer sur le racisme qu’elles subissent, expériences qui ne seraient pas partagées par les Blancs. Comme le rappelle Médiapart, qui a pu se procurer des documents relatant la manière dont se déroulent les réunions en « non-mixité racisée » au sein du syndicat, celles-ci ne sont qu’un lieu d’écoute du « ressenti » des personnes concernées qui « témoignent » alors que la « prise de décision » est le fait de « l’ensemble du syndicat ».

Il n’en fallait pas plus pour que le ciel politique lui tombe sur la tête. Éric Ciotti a promptement appelé à la dissolution de l’UNEF, des élus de droite ont signalé les faits au procureur de la République et le ministre de l’Éducation nationale a comparé ces réunions en non-mixite au fascisme et a annoncé que des mesures législatives seront portées pour y contrevenir. Mélanie Luce est à l’évidence une Indigène des champs[1].

Ces événements, la promotion de Rachel Khan et l’excommunication de Mélanie Luce, ne sont pas indépendants. Ils s’autoalimentent dans une même séquence politique qui est celle d’une hystérisation sans précédent autour de la notion floue d’ « islamo-gauchisme » et, conséquemment du renvoi, dos à dos, de « l’identitarisme racialiste » et de « l’identitarisme d’extrême droite ». L’un comme l’autre serait porteur d’un projet de catégorisation raciale de la société, et serait à combattre sur le même front.

L’angle-mort, obscène, de cette confrontation est pourtant que ces deux projets sont fondamentalement opposés. Alors que ce qui est dénoncé comme étant un « identitarisme racialiste » est en réalité un projet antiraciste qui vise à davantage de justice sociale (en tentant de corriger les inégalités sociales), « l’identitarisme d’extrême-droite » est quant à lui un véritable projet sécessionniste visant à figer la suprématie blanche sur les autres groupes sociaux. Construire une équivalence entre les deux est aussi grossier et indécent que de renvoyer dos à dos Marine Le Pen et Angela Davis.

Ainsi, nous restons bouche bée devant la schizophrènie d’un Éric Naulleau qui, le jeudi, est outragé par le discours d’une étudiante de 20 ans qui organise des groupes de parole antiracistes et, le reste de la semaine, continue de fréquenter le multirécidiviste Éric Zemmour qui, lui, n’hésite pas à réhabiliter Pétain tout en se faisant le porte-voix d’un véritable projet politique fasciste. C’est ainsi que toute honte bue, Eric Naulleau demande la dissolution de l’UNEF. Abject, au moment où Médiapart révèle l’existence d’une filière néo-nazie au sein de l’armée…[2]

Pour terminer, s’il faut apporter un soutien sans faille à l’UNEF et à sa présidente pour les foudres qui s’abattent actuellement sur elles, il nous apparaît important de relever que, dans une perspective d’émancipation des non-Blancs, la non-mixité est un moyen légitime comme un autre mais jamais une solution en soi. Du point de vue de l’antiracisme politique, ce qui compte pour la réussite d’un projet antiraciste, et qui est d’ailleurs le prolongement politique de la non-mixité, c’est l’autonomie politique Indigène. C’est-à-dire une conquête par les indigènes de leur liberté de pensée, de décision et d’action par rapport à l’Etat, ses institutions et l’ensemble des forces politiques non indigènes sachant que cette indépendance politique n’est en rien contradictoire avec l’unité d’action avec les forces blanches pourvu que la convergence contribue aux rapports de force décoloniaux.

En définitive, et en réponse à la question initiale, ce qui s’impose avec évidence, eu égard aux cas de Rachel Khan et de Mélanie Luce, c’est que la race compte. Elle compte d’autant plus que toute cette agitation contre l’UNEF n’est que l’expression de la volonté de la frange la plus raciste du pôle blanc de défendre ses intérêts de race. Dans leur panique, ils tuent une mouche avec un bazooka. Pathétique. Mais peut-être cette panique est-elle justifiée ? Peut-être qu’ils ont raison et qu’il y a réellement à l’échelle du pays une multiplication des indigènes des champs ? Qui sait ?

[1] En référence à Malcolm X qui parlait des « nègres de maison » et des « nègres des champs »

[2] https://www.mediapart.fr/journal/france/160321/une-filiere-neonazie-au-sein-de-l-armee-francaise