Par Un collectif de signataires *, le 11 mars 2020.
Une septantaine d’intellectuels européens exhortent l’Union européenne à accorder une protection temporaire aux personnes en détresse à la frontière gréco-turque. La construction européenne, née des leçons tirées des catastrophes identitaires du XXe siècle, n’a pour légitimité que le respect du droit qui la fonde, indiquent-ils.
Nous, citoyennes et citoyens de l’Union européenne, soutenons les appels déjà lancés par plusieurs associations de la société civile pour que soit accordée une protection temporaire aux personnes en détresse à la frontière de la Grèce avec la Turquie, qui est aussi notre frontière extérieure commune, ou aux personnes qui sont parquées dans des conditions innommables dans des camps de la mer Egée. Nul besoin d’attendre ici une illusoire unanimité pour cette protection temporaire, acte de décence élémentaire. Un seul État-membre de l’UE suffit pour enclencher cette procédure prévue par le droit européen. Si aucun d’entre eux ne le fait, c’est à la Présidente de la Commission, qui est gardienne des Traités, d’assumer les obligations de son mandat – et, s’il le faut, c’est au Parlement européen de mettre la Commission face à ses responsabilités.
Il ne s’agit plus ici pour nous de débattre sur la forme politique que devrait prendre l’Union européenne ni même de prendre parti dans de complexes questions géopolitiques. Il s’agit de savoir si nous, citoyens d’Europe, pouvons échapper à la honte et au déshonneur.
L’Union européenne, après s’être déchargée de ses responsabilités sur la Turquie, salue le rôle de « bouclier » (selon l’expression d’Ursula von der Leyen) d’un de ses États-membres, la Grèce, contre le flux de migrants, ce qui rend impossible la tâche d’accueillir ceux qui fuient l’horreur d’une guerre menée contre eux par un État criminel.
Une faillite collective
L’île de Lesbos était déjà le symbole d’un scandale moral et politique : « push backs » et « hot spots » sont les noms qui servent de masques à l’inhumanité, à ce que Jean Ziegler décrit comme la mise en œuvre d’une « stratégie de la terreur » destinée à dissuader les réfugiés de demander le respect de leurs droits humains fondamentaux.
Ce scandale prend désormais la tournure d’une faillite collective. Ce qui est liquidé dans les faits, c’est le droit d’asile lui-même. C’est l’article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays. »
Que vaut l’Europe, si elle se fait l’ennemie de ce droit premier et fondamental ? À quoi bon des institutions européennes, s’il est permis aux États membres de refuser les obligations que leur impose le droit européen, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, la Convention européenne des droits de l’homme et la Convention de Genève de 1951 ? Que veut dire « Union », si, parmi les pays qui la composent, certains peuvent suspendre l’examen des demandes d’asile – examen obligatoire selon la Convention de Genève – et s’exempter de la solidarité dans l’accueil et la répartition des victimes de la persécution ?
La construction européenne, née des leçons tirées des catastrophes identitaires du XXe siècle, n’a pour légitimité que le respect du droit qui la fonde.
S’imaginer qu’on la préservera de la montée du national-populisme en piétinant les droits fondamentaux est le pire des calculs. Nous rappelons à leurs responsabilités et à leurs engagements les États-membres, la Commission européenne, le Parlement européen.
*Maurizio Acerbo, homme politique, Italie ; Michel Agier, anthropologue, France ; Athena Athanasiou, philosophe, Grèce ; Albena Azmanova, politiste, Bulgarie, Belgique ; Bertrand Badie, politiste, France ; Etienne Balibar, philosophe, France ; Aristides Baltas, philosophe, Grèce ; Thomas Berns, philosophe, Belgique ; Emmanuelle Bribosia, Emmanuelle, juriste, Belgique ; Massimo Cacciari, philosophe, Italie ; Paolo Cacciari, journaliste, Italie ; Claude Calame, anthropologue, France ; Barbara Cassin, philologue, philosophe, France ; Luciana Castellina, journaliste, Italie ; Isolde Charim, philosophe, Kreisky Forum, Autriche ; Monique Chemillier-Gendreau, juriste, France ; Dimitris Christopoulos, politiste, Grèce ; Olivier De France, politiste, France ; Olivier De Schutter, juriste, Belgique ; Boaventura De Sousa Santos, sociologue, Portugal ; Alex Demirovic, sociologue, Allemagne ; Katja Diefenbach, philosophe, Allemagne ; Costas Douzinas, juriste, Grèce ; Vincent Engel, écrivain, Belgique ; Jean-Marc Ferry, philosophe, France ; Stefano Galieni, président de l’ADIF (Associazione Diritti e Frontiere), Italie ; Jürgen Habermas, philosophe, Allemagne ; Gunter Gebauer, philosophe, Allemagne ; Gregor Gysi, député national, Allemagne ; Sabine Hark, sociologue, Berlin ; François Héran, sociologue, démographe, Collège de France ; Sabine Hess, sociologue, Allemagne ; Axel Honneth, philosophe, Allemagne ; Rahel Jaeggi, sociologue, Allemagne ; Michal Kozlowski, philosophe, Pologne ; Justine Lacroix, politiste, Belgique ; Camille Louis, philosophe, France ; Giacomo Marramao, philosophe, Italie ; Christoph Menke, philosophe, Allemagne ; Sandro Mezzadra, philosophe, Italie ; Tomaso Montanari, historien de l’art, Italie ; Edgar Morin, philosophe, France ; Kalypso Nicolaïdis, politiste, France, Grèce ; Gérard Noiriel, historien, France ; Soraya Nour, philosophe, juriste, Portugal ; Moni Ovadia, homme de théâtre, Italie ; Thomas Piketty, économiste, France ; René Pollesch, régisseur de théâtre, Allemagne ; Jean-Yves Pranchère, philosophe, Belgique ; Josep Ramoneda, philosophe, Espagne ; Andrea Rea, sociologue, Belgique ; Isabelle Rorive, juriste, Belgique ; Pierre Rosanvallon, historien, France ; Roberto Saviano, écrivain, Italie ; Gianfranco Schiavone, vice-président de l’ASGI (Associazione per gli Studi Giuridici sull’Immigrazione), Italie ; Barbara Spinelli, journaliste, Italie ; Maryse Tripier, sociologue, France ; Michel Tubiana, avocat, France ; Françoise Tulkens, juriste, Belgique ; Philippe Van Parijs, philosophe, Belgique ; Yanis Varoufakis, économiste, Grèce ; Antoine Vauchez, politiste, France ; Marie-Christine Vergiat, Ligue de droits de l’homme, France ; José-Luis Villacañas, philosophe, Espagne ; Michel Wiervorka, sociologue, France ; Catherine Wihtol de Wenden, politiste, France ; Otto Wolf Frieder, philosophe, Allemagne ; Harald Wolf, politiste, député régional, Allemagne ; Gustavo Zagrebelsky, constitutionnaliste, Italie ; Gabi Zimmer, journaliste, Allemagne.Voir en ligne :