Emmanuela Eposti – Middle East Monitor
19 décembre 2014
Samah Jabr, l’une des premières femmes psychiatres et psychothérapeutes psychanalytiques diplômées de Palestine, a passé sa vie à constater et à traiter les effets psychologiques de l’occupation israélienne continue sur la population palestinienne. Ne s’en tenant pas simplement à la pratique médicale, Jabr est aussi une militante déclarée, un écrivain, et elle mène une campagne universitaire pour une plus ample reconnaissance de la situation désespérée des Palestiniens et pour une approche plus holistique du traitement psychiatrique dans les territoires occupés.
Interview exclusive
« Il y a un souhait pour que les Palestiniens soient des sans-État, mais aussi des sans-visages et des sans-voix. »
Nous nous sommes rencontrées au Child Health Institute (Institut en santé infantile) de Bloomsbury, une partie de l’University College London (UCL), où elle participe à un atelier de quatre jours dans le cadre du Programme mondial de formation universitaire en recherche clinique de Harvard. Bien qu’à Londres pour seulement une courte période, Jabr a, je ne sais comment, trouvé le temps non seulement de parler à MEMO, mais a aussi de donner deux conférences sur le bien-être psychologique des Palestiniens, l’une à la SOAS (École des études orientales et africaines) et l’autre au Centre de thérapie psychanalytique Tavistock and Portman Trust – un signe certain de sa passion et de son engagement pour la cause de la psychiatrie.
« L’un des reproches que j’ai reçus (de l’assistance) a été que je parle uniquement de la perspective palestinienne – c’est ce que je fais bien sûr, je ne suis pas là pour représenter la perspective israélienne, » me dit-elle tout en buvant à petites gorgées un thé chaud lors d’une pause pendant la conférence.
Née et élevée à Jérusalem, Jabr a reçu sa formation médicale en Palestine et en France, elle s’est ensuite spécialisée en psychothérapie à l’Institut israélien de psychothérapie psychanalytique. Elle déplore l’état de sous-développement du domaine de la psychiatrie en Palestine, particulièrement depuis qu’elle considère que le bien-être psychologique est lié à d’autres facteurs sociaux et politiques.
« J’ai une vision de la psychiatrie ; la psychiatrie ne peut profiter aux personnes privées de justice et de leurs droits humains. Cela fait donc aussi partie de mon engagement, j’essaie de faire la lumière sur les violations des droits de l’homme et sur l’absence de justice pour les Palestiniens parce que je considère cela comme des éléments importants pour le bien-être de la nation palestinienne, » affirme-t-elle.
En particulier, son propre statut, en tant que Palestinienne de Cisjordanie vivant et travaillant actuellement à Jérusalem-Est, lui a permis d’avoir une compréhension de la souffrance et du traumatisme psychologiques que l’occupation inflige à la population. Des questions comme le manque de la liberté de mouvements, l’emprisonnement systématique et le déni de l’identité nationale sont toutes intégrées dans la réalité quotidienne des Palestiniens qui vivent sous le regard constant des forces de sécurité israéliennes.
« Mon expérience personnelle de la vie en Palestine (a guidé mon travail). J’ai grandi en Palestine, mes parents et grands-parents sont palestiniens, et pourtant je suis munie de documents de voyage qui se réfèrent à moi comme à une personne sans aucune nationalité. Je n’ai aucune nationalité dans aucune partie du monde. Dans cette privation des Palestiniens de leur nationalité et de leur État – et tout en les attaquant pourtant sur une échelle plus petite quand ils écrivent, quand ils parlent, quand ils veulent donner un visage aux Palestiniens – je sens ce souhait de les réduire au silence, de les masquer, de les effacer totalement. »
C’est ce silence, ce manque d’expression politique autonome, qu’elle considère comme l’un des effets psychologiques les plus débilitants de l’occupation. Pas simplement parce que « l’agression contre l’idéologie et l’identité individuelle des Palestiniens est un outil important pour l’occupation afin de maintenir, neutraliser et paralyser » le peuple palestinien, mais aussi parce qu’elle conduit à « une oppression intériorisée ».
« Les gens deviennent démotivés concernant le changement ; ils se sentent inférieurs ; ils en viennent à se persécuter les uns les autres, à s’envier et rivaliser, » déplore-t-elle. Et c’est une érosion de la confiance par le silence qu’elle s’efforce de combattre à travers son propre travail, soit en leur apportant une aide psychosociale, une psychothérapie et d’autres traitements cliniques, soit simplement en faisant entendre l’histoire palestinienne.
« On entend très souvent parler des Palestiniens, mais pas directement par eux-mêmes. J’essaie de me servir de mes outils de communication… pour apporter un témoignage non seulement de ma vie personnelle, mais de la vie de mes patients, des membres de ma famille, de mes amis, et du vécu collectif palestinien, » dit-elle.
Pourtant, en dépit d’un tel désespoir apparent, Jabr sait encore voir une lumière au bout du tunnel. L’effet contradictoire de l’occupation israélienne de la terre palestinienne est qu’il n’a pas seulement créé une population harcelée et traumatisée, il a aussi rassemblé les gens dans la solidarité et dans une cause commune. La « Palestine » peut ne pas exister sur une carte ou un document d’identification, mais elle vit et elle respire dans la conscience de ceux qui se considèrent comme palestiniens.
« En Palestine, l’histoire de la Nakba (Catastrophe), les guerres fréquentes et les Intifadas ont créé une mémoire collective commune. Et il en est une aussi, transgénérationnelle, un traumatisme répétitif… les images des maisons palestiniennes démolies et les transferts d’un endroit à un autre, c’est répétitif…
« Il est vrai qu’il n’y a aucun État appelé « Palestine » et qu’il n’est pas écrit dans nos papiers officiels que nous sommes palestiniens, mais nous possédons une façon de penser commune, et nous possédons une culture commune, une détresse commune, nous possédons des éléments caractéristiques de cette culture qui nous fait ce que nous sommes ; et cela fait partie de la survie du peuple palestinien ».
Un tel sens de la solidarité et de la communauté constitue l’une des plus grandes forces du peuple palestinien, remarque Jabr, c’est un phare d’espoir dans un paysage politique et social par ailleurs sombre.
« L’aptitude à résister est la norme en Palestine ; la pathologie est l’exception… La détermination palestinienne ne s’est pas affaiblie en dépit de toutes les difficultés. Oui, il y a des moments d’épuisement, de fatigue, de démoralisation, mais je pense que la détermination palestinienne, la ténacité palestinienne sont la norme, pas l’exception. »
Il se peut que les Palestiniens trouvent la force dans leur histoire et identité communes, mais cela aussi, note-t-elle, est méthodiquement ciblé par l’occupation qui « prend des mesures très lourdes pour détruire le système de valeur des Palestiniens ». Des mesures telles que la torture, l’emprisonnement, la restriction de mouvements, le recrutement de collaborateurs et même le morcellement de l’espace public, toutes ces mesures ciblent la cohésion sociale de la société palestinienne et minent la confiance des gens et leur interdépendance.
Comme dans sa pratique clinique, Jabr sait aussi se faire entendre pour défendre l’action et la solidarité internationales avec les Palestiniens : « Il existe un tel analphabétisme (sic) dans le monde à propos de la situation en Palestine : il y a un récit qui est créé par les machines des médias, par les machines des médias officiels du courant dominant, un récit qui nuit à l’identité des Palestiniens, » affirme-t-elle. C’est pourquoi elle pense qu’« aider les Palestiniens à parler d’eux-mêmes pour recevoir leur récit palestinien et leur vécu palestinien en dehors d’Israël est important ». Ceci inclut de « tenir Israël responsable » pour les « crimes contre les droits humains » commis par les forces de sécurité. Une telle action internationale est nécessaire, croit-elle, afin de pousser à la guérison palestinienne.
« Quand les Palestiniens observent tous les meurtres à Gaza et qu’ils voient les rapports officiels des gouvernements qui reprennent les accusations israéliennes contre les Palestiniens, cela est très préjudiciable parce qu’il y a quelque chose en psychiatrie qui (a trait au) besoin de reconnaissance, de validation, de miroir. Et quand nous voyons des personnes de la solidarité continuant de manifester en appelant à la fin de l’agression, cela est très important parce que ces personnes nous apportent cette validation et ce miroir. Cela est très important au niveau psychologique… Beaucoup peut être dit sur la façon d’utiliser les émotions d’une population et son sens de la justice, et de la diriger vers la création d’un changement politique pour les Palestiniens. »
La solution, à ses yeux, c’est de « créer un mouvement, comme le mouvement anti-apartheid, contre Israël… tant que les Etats-Unis protégeront Israël contre toutes les conséquences de ses violations des droits de l’homme, il n’y aura aucune avancée vers la paix ».
C’est ce changement à la base, sur la durée et progressif, que Jabr estime crucial pour la promotion d’une société civile palestinienne qui peut donner à la communauté la capacité de défendre ses droits.
« Les Palestiniens ont vécu sous occupation pendant tant d’années, beaucoup d’entre eux ont grandi et sont morts sous l’occupation, de sorte que le niveau de l’érosion sociale est très élevé, » dit-elle, c’est pourquoi il est si crucial que l’intervention – que ce soit au niveau de l’aide humanitaire internationale ou de la psychiatrie – provienne d’une profonde connaissance de la réalité palestinienne.
« En ce qui concerne le contexte. Et sans compréhension du contexte, toute intervention au niveau personnel, sans comprendre le contexte et comment il affecte l’individu, ne suffira pas. »
Bien que fortement convaincue de la nécessité d’avoir plus d’installations psychiatriques et psychologiques en Palestine, elle critique les cliniciens étrangers qui souvent viennent dans les territoires occupés et tentent d’y imposer leurs idées et méthodes sans comprendre les complexités du contexte palestinien. Par exemple, elle évoque la pratique répandue de l’emprisonnement en Palestine, par laquelle « 20 % des Palestiniens… près de 40 % de tous les hommes » ont été emprisonnés à un moment donné dans leur vie ; « et la torture est monnaie courante quand les gens sont emprisonnés ». Avec une telle proportion de population à avoir fait l’expérience de l’emprisonnement et même de la torture, il est aisé de voir combien les liens familiaux et sociaux se sont érodés et reconfigurés.
« Quand des hommes passent de longues années en prison, laissant leurs épouses et leurs bébés, et reviennent dans leurs familles, le bébé a grandi et il a pris la place du père dans la famille. C’est donc déstructurant (sic) pour la famille. Le père ne retrouvera pas la place qu’il a laissée derrière lui, parce que la famille a été restructurée. Et sans une intervention indispensable, ce père passera le reste de sa vie à fumer et assis devant la télévision. Il est donc important de concevoir des interventions (psychatriques) (en Palestine) qui utilisent les techniques qui ont été développées ici même, en prenant en considération le contexte ».
Ceci est particulièrement difficile, parce qu’en Palestine « les prisonniers sont traités par la société comme des héros », ce qui veut dire que le stigmate de la thérapie peut souvent servir à miner encore plus leur sens de l’estime d’eux-mêmes. En effet, la plupart des ex-prisonniers que Jabr a elle-même traités lui ont presque tous été envoyés par un membre de leur famille ou un ami proche, rarement ils sont venus chercher une thérapie de leur propre gré.
« Nous avons besoin d’une approche alternative pour la psychiatrie en Palestine. Nous pouvons assurer l’indispensable responsabilisation et le soutien psychologique dont les gens ont besoin sans les étiqueter comme personne « malade » », affirme-t-elle. C’est pourquoi le travail de Jabr, et celui d’autres comme elle, est si crucial pour l’avenir du peuple palestinien.
Traduction : JPP pour les Amis de Jayyous
Avec l’approbation de l’auteure