Rue Frantz Fanon à Bordeaux : Lettre à Alain Juppé

Monsieur le Maire,

Je viens d’apprendre par les réseaux sociaux que vous aviez suspendu la décision de donner à une ruelle le nom de mon père, Frantz Fanon. Je suis surprise de l’apprendre de cette façon et que personne ne m’ait contactée avant de prendre une telle initiative. Le nom de mon père n’est pas du domaine public.

Bordeaux ayant une histoire coloniale liée à la mise en esclavage de nos ancêtres particulière, j’aurais refusé que le nom de mon père, le mien et celui de mes enfants, soit associé à cette histoire coloniale dont les personnes d’ascendance africaine continuent à subir les nombreuses conséquences, ainsi que l’avait souligné, Ban Ki Moon, ancien secrétaire général des Nations-Unies, car « les préjugés dont elles font l’objet les empêchent souvent d’avoir accès à l’éducation, ce manque d’éducation leur étant ensuite opposé pour leur refuser un emploi. Cette profonde injustice a, comme les autres, une longue et terrible histoire, qui remonte jusqu’au commerce transatlantique des esclaves, dont les conséquences continuent de se faire sentir aujourd’hui ».[note]https://news.un.org/fr/story/2011/03/212232-les-personnes-dascendance-africaine-toujours-victimes-de-discriminations

Or, depuis 2011 et malgré la décision de l’Assemblée générale des Nations-Unies de déclarer une Décennie internationale pour les personnes d’ascendance africaine [note]http://www.un.org/fr/events/africandescentdecade/]] de 2015 à 2024, rien n’a substantiellement changé ; et la France, pas plus que votre ville, ne s’est engagée pour s’associer et porter visiblement cette décennie. Les thèmes de la décennie sont Reconnaissance, Justice, développement.

Pour cette raison, il me semble qu’avant de donner le nom d’une personne qui s’est mobilisée, aussi bien dans sa pratique professionnelle que dans son engagement politique -qu’il soit militant ou institutionnel- il faudrait que la ville de Bordeaux accepte d’assumer cette histoire coloniale liée à la traite transatlantique négrière et à la mise en esclavage autrement qu’en apposant discrètement une plaque signalant l’endroit d’où est parti le premier navire, quai des Chartrons, ou en mettant, dans un endroit discret, quai de Queyries, la statue de Toussaint Louverture ou en donnant, comme vous en aviez l’intention, à une ruelle le nom de mon père.

Plutôt que de faire connaître la ville de Bordeaux comme la capitale mondiale des vins et d’obérer que certains des négociants en vin ont acquis leur fortune grâce au commerce des mis en esclavages, cette ville et ses représentants devraient mettre en œuvre une démarche ouvrant grand la porte à cette part de son histoire et plus généralement de la France, qui en institutionnalisant la traite transatlantique négrière et la mise en esclavage a commis un crime contre l’humanité et a permis la commission du crime de génocide contre les peuples indigènes, au nom de la politique de la ‘race’ mise en place pour hiérarchiser l’humanité. Cette catastrophe métaphysique, trouvant son origine avec les premières découvertes, s’est poursuivie jusqu’au XIXe siècle, a brisé jusqu’à maintenant le sens de l’humain, de l’altérité et de l’intersubjectivité.

C’est ce travail qui reste à faire, reconstruire le sens de l’humain ; cela ne peut se faire en se dédouanant par des noms de rues, peu importe leur longueur, ou quelques plaques. Qu’est-il fait sur le plan des politiques sociales, économiques et culturelles pour que l’histoire de la ville soit officiellement instruite à partir des archives existantes et des travaux des chercheurs et soit enseignée aux élèves des écoles et présentée aux nombreux touristes ? Qu’en est-il de programmes sociaux ou économiques spécifiques développés par votre ville et des échanges que Bordeaux se devrait d’avoir avec les îles des Caraïbes, entre autres, dont ont été issus celles et ceux qui, à l’époque de la mise en place du BUMIDOM, étaient considérés comme des « migrants » et sont arrivés à Bordeaux, en particulier à Villenave-d’Ornon (voir le rapport du Sénat n°23, annexe au procès-verbal du 12 novembre 1965 [note]https://www.senat.fr/rap/1964-1965/i1964_1965_0023_03_09.pdf ?

La mémoire ne peut être partagée par des effets d’oubli et de réécriture ou par un pseudo changement de la toponymie qui viendrait redorer le blason d’une ville coloniale par excellence. Elle ne peut exister que parce qu’elle regarde en face et assume les crimes commis, fussent-ils les plus horribles et eussent-ils changé définitivement le sens de l’humain.

Cordialement,

Mireille Fanon Mendes France

Ex UN expert

Présidente de la Fondation Frantz Fanon

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