Article publié dans la revue « Emancipation »
Par Pierre Stambul
« Ces populations ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres, et qui sont évidemment en confrontation, il faut tenir compte de cela, cela veut bien dire que les juifs ont vocation à revenir en Roumanie ou en Pologne. »
Cette citation antisémite est presque exacte. Il suffit de remplacer « juifs » par « roms » et « Pologne » par « Bulgarie ». Par quelle aberration de notre « justice », la plainte pour racisme contre le ministre auteur de ces propos dignes des années 30 a-t-elle été classée sans suite ?
D’autant que le dit ministre s’est vanté de démanteler un ghetto juif (pardon un camp rom) tous les deux jours, débordant nettement sur sa droite son prédécesseur Claude Guéant.
L’autre génocide
«Avava ovava » : venant, nous serons. C’est le titre d’un ouvrage collectif né d’un voyage de nombreux jeunes gens de France, Rroms, Manouches et Gadjés à Auschwitz.
L’événement auquel ce voyage est dédié, c’est la liquidation du « camp des familles tsiganes » le 2 août 1944 à Birkenau.
Dans la classification nazie, les Roms, bien qu’objectivement « Aryens », étaient une race inférieure à exterminer. Comme dira plus tard Jean-Marie Le Pen, « les Roms volent comme des oiseaux ».
Cette haine/mépris n’empêchait pas chez les Nazis une certaine fascination.
En 1941, la cinéaste nazie Leni Riefenstahl tourne une « opérette gitane » appelée « Tiefland ». 60 enfants Rroms pris dans le camp de Salzbourg y jouent des rôles de figurants … avant d’être exterminés. Leni Riefenstahl était une « esthète ». Elle sera curieusement acquittée et mourra dans son lit à 101 ans.
Que dire de l’anthropologue Eva Justin qui a fait sa thèse sur des enfants tsiganes roumains enlevés à leurs parents ? Ces enfants sont tous morts à Auschwitz le 9 mai 1944 après avoir servi de cobayes au sinistre docteur Mengele. Plus tard, ces crimes seront déclarés « prescrits » et Eva Justin mourra dans son lit.
Le récit de « Avava ovava » nous emmène en Transnistrie et là mon rythme cardiaque s’accélère. Ma mère est née en 1917 au bord du Dniestr. En face, c’était la « terre promise », l’Union Soviétique. Je savais que les troupes allemandes avec les Einsatzgruppen [note]Einsatzgruppen : unités de la police militarisée du IIIe Reich qui, avec parfois l’aide de collaborateurs locaux, a assassiné des centaines de milliers de personnes, juifs, tsiganes, russes, polonais …]] et les alliés roumains du conducator Antonescu avaient massacré par dizaines de milliers les Juifs de la région en 1941-42. La quasi-totalité de ma famille maternelle a disparu sans qu’on sache où et comment.
Les Rroms ont subi le même sort. En Roumanie, ils ont vécu des siècles de persécutions. Ils ont servi d’esclaves aux féodaux moldaves et valaques. En 1942, des dizaines de milliers de Rroms roumains ont été « regroupés » en Transnistrie entre Dniestr et Boug [note]fleuve ukrainien (806 Km)]]. Ils y ont subi la famine et les épidémies (de typhus notamment). Les survivants ont été transformés en esclaves.
En 1946, Antonescu sera exécuté pour « crimes contre la paix, contre le peuple roumain, les peuples de la Russie soviétique, les Juifs et les Tsiganes ». Ce genre de reconnaissance est exceptionnel.
Quelque chose d’incroyable s’est passé à Auschwitz. L’extermination du « zigeunerlager » (le camp des familles tsiganes) était prévue le 16 mai 1944. Prévenus par un résistant, et dirigés par un ancien soldat allemand, un Sinti [note]groupe ethnique tsigane des pays de l’Est en grande partie exterminé par les Nazis]] déchu de sa nationalité, les victimes ont résisté et ne se sont pas laissé mener à la chambre à gaz.
Les meneurs ont été dispersés et l’extermination n’a eu lieu que trois mois plus tard.
Discrimination sans trêve.
Anina Ciuciu (une des auteurEs du livre) est une Rrom née en Roumanie au moment de la chute de Ceaucescu. Elle a été mendiante dans un camp de Rroms en Italie.
Après 15 ans de séjour en France, parce qu’elle a réussi à faire de brillantes études, elle est naturalisée. Elle sera bientôt juge. Elle décrit ainsi la vie de son peuple : « alors, dès l’enfance, il faut apprendre, autant que possible, à se cacher, ne pas éveiller les soupçons, afin d’éviter les injures, afin de garder son emploi, se garder des moqueries, de la méfiance, de la violence ou de la pitié, qui bien souvent n’est pas une violence moindre. »
Il y a des similitudes entre les lois contre les Rroms et les lois coloniales contre les peuples nomades colonisés. Comme si le pouvoir ne supportait pas les nomades si difficiles à dominer.
En France, il y a eu en 1895 un recensement général de tous les « nomades, bohémiens et vagabonds ». Mais c’est le futur boucher de 1914-18, le « tigre » Georges Clemenceau qui légifèrera le plus contre eux. Il fait « ficher les nomades », réglemente leur circulation En 1912, il fait voter une loi qui sera en vigueur pendant 60 ans : ces « nomades » (comprendre les Tsiganes) doivent avoir un « carnet anthropométrique d’identité ».
Cette loi scélérate survivra à la deuxième guerre mondiale alors que les autorités françaises ont joué un rôle majeur dans la déportation (puis l’extermination) des Tsiganes français.
Le 23 octobre 1940, le préfet de Mayenne écrit : « les chefs de brigade noteront spécialement ceux des nomades qui présentent les caractères ethniques distinctifs par quoi se signalent extérieurement les individus d’origine nettement bohémienne, appelés encore romanichels ou Tziganes ». Dans la Sarthe à Mulsanne, les « nomades » en question furent évacués en 1942 vers Montreuil-Bellay avant d’être déportés.
Si tous les Rroms n’ont pas été exterminés, c’est surtout parce que les bourreaux ont manqué de temps.
La France n’a jamais reconnu le génocide contre les Rroms. Et encore moins la complicité de ses autorités dans ce génocide. Et il aura fallu attendre 1969 pour que le terme « nomades » soit remplacé par celui à peine moins stigmatisant de « gens du voyage ».
Le consensus contre les Rroms qui a permis le génocide existe toujours.
Un racisme décomplexé.
Le 18 juin 2014, 400 Rroms du camp de la Parette à Marseille étaient « évacués ».
Dans le camp, il y avait pourtant de l’eau, des douches, des toilettes propres, des ordures ramassées avec l’aide de quelques militantEs solidaires. Et plein d’enfants scolarisés. La préfète chargée de l’égalité des chances (ça ne s’invente pas) annonçait triomphalement que 18 familles allaient être relogées.
Les expulséEs ont subi un harcèlement sans fin avec des poursuites de refuge en refuge et des démantèlements de camps de fortune.
Déjà le 28 septembre 2012, des habitants d’une cité marseillaise avaient incendié un camp de Rroms avec la bénédiction de la sénatrice PS Samia Ghali.
Le 22 juillet 2013, le maire UDI de Cholet, Gilles Bourdouleix, avait déploré que « Hitler n’en avait pas tué assez ». Il parlait des Rroms. Ce député-maire a été investi à nouveau par son parti, réélu maire et condamné seulement à 3000 euros d’amende.
En 1992, j’ai commis une faute politique incontestable. Au référendum sur le traité de Maastricht, j’ai voté nul (« Oui à l’Europe, non au capitalisme ») au lieu de voter non, en croyant naïvement que l’Europe où vivent la plupart des Rroms allait résoudre cette question et leur donner des droits. Le résultant est affligeant : les Rroms qui fuient la misère en Roumanie ou le racisme en Hongrie sont pourchassés en Occident et ballottés de pays en pays. Quand la Tchécoslovaquie a éclaté, les Tchèques ont aussitôt déclaré que les Rroms vivant chez eux étaient Slovaques et réciproquement.
Supposons qu’il existe chez les Rroms l’équivalent de l’idéologie sioniste et un mouvement qui, face à la persécution, décide de créer un Etat Rrom. Que cet Etat soit fondé en Inde ou en Roumanie, on comprend bien qu’une telle initiative aboutirait à la guerre.
Il n’y a décidément pas d’alternative au vivre ensemble dans l’égalité des droits.
Pour les Rroms, cela veut dire non seulement l’abrogation de tous les textes racistes et discriminatoires contre les « gens du voyage » mais un combat opiniâtre contre tous les stéréotypes.
Hannah Arendt a utilisé le concept de paria pour parler des Juifs européens.
Aujourd’hui, les Rroms sont considérés comme des parias inassimilables, étrangers dans leur propre pays.
Pierre Stambul