Roms: l’état dans le rôle du mauvais Samaritain

Dès le 15 août, l’expulsion du plus vieux bidonville de France, à la Courneuve, sera possible. Un épisode emblématique d’une politique de plus en plus répressive.

C’est l’été : on expulse des Roms ; on détruit leurs bidonvilles. C’est ce qu’on appelle, dans le jargon journalistique, un marronnier. Pendant l’été 2010, sous Nicolas Sarkozy, on s’indignait encore, à gauche et à Bruxelles, qu’on traite ainsi des Roumains et des Bulgares : ne sont-ils pas devenus européens ? Dès l’été 2012, on comprenait que cette politique n’allait pas changer sous François Hollande ; elle devenait «normale» ; on n’entend plus l’Union européenne. Qui se soucie encore que Manuel Valls soit poursuivi en justice par l’association La Voix des Roms pour incitation à la haine raciale ? Et d’ailleurs, qui le sait, quand les médias n’en disent rien ? Les pouvoirs publics peuvent expulser en toute quiétude. Le 21 juillet, c’était la Folie, à Bobigny ; après le 15 août, ce sera le Samaritain, à la Courneuve. Et combien d’autres encore, dont on ne parle même pas ?

Sans doute objectera-t-on que l’Etat ne fait qu’appliquer les décisions de justice. Mais pourquoi cette belle exigence républicaine ne va-t-elle pas jusqu’à faire respecter la loi – et à la respecter elle-même -, lorsque des bidonvilles prennent feu (il n’y a jamais d’enquête) ou que des Roms sont agressés (nul n’est jamais condamné), quand des municipalités refusent d’assurer la collecte des déchets, ou qu’elles empêchent l’inscription d’enfants roms à l’école (l’Etat n’engage jamais de poursuites) ? Pourquoi la circulaire du 26 août 2012 n’est-elle pas respectée par les pouvoirs publics, qu’il s’agisse d’offrir des solutions de relogement, ou – le défenseur des droits l’a souligné – d’attendre les décisions de justice avant d’expulser ?

C’est qu’il y a urgence, nous explique-t-on : l’hygiène y serait intolérable. Certes – et depuis longtemps. C’est donc pour leur bien, paraît-il, qu’on chasse et pourchasse les Roms. Et qu’importe si l’on ignore ce qu’il advient d’eux une fois jetés sur les routes ; et qu’importe si, à force d’être expulsés, leurs conditions de vie ne cessent de se dégrader. Le 7 juin, la mort d’une enfant de cinq ans dans les Yvelines, et le lendemain, celle d’un autre de quatre ans, près de Lille, loin de faire prendre conscience des effets d’expulsions à répétition, servait à les justifier : décidément, ces bidonvilles sont bien dangereux !

Les indignations des belles âmes ne sauraient le faire oublier, nous rétorque-t-on : ce sont les maires qui demandent l’expulsion ; ils ne feraient qu’exprimer le ras-le-bol des «riverains». Si ce n’est pour leur bien qu’on chasse les Roms, c’est pour celui de nos concitoyens. Il conviendrait donc de saluer le sens démocratique de nos élus : ils continuent après les municipales une action qu’on taxait d’électoraliste. Toutefois, à la Courneuve, le maire communiste, Gilles Poux, ne peut invoquer l’exaspération des «riverains» : les voisins ne se manifestent pas. C’est qu’ils ne sont guère perturbés.

De fait, le bidonville s’organise : on y trouve une place, des rues ; les enfants sont scolarisés par une association, l’Aset (Aide à la scolarisation des enfants tsiganes), et le terrain du Samaritain doit son nom à l’église évangélique bâtie en son centre. Mieux : les choses pourraient s’améliorer sans tarder. En effet, des associations présentes sur le terrain (Médecins du monde, la Fondation Abbé-Pierre) ont obtenu un engagement financier de 400 000 euros pour assainir le lieu et le viabiliser – à condition d’obtenir l’accord du maire. Pourquoi le refuse-t-il ?

Et pourquoi expulser «le plus ancien bidonville de France» ? Pourquoi pas régler la situation gratuitement, et pourquoi payer cher pour remettre le terrain en état ? C’est qu’il y aura bientôt un autre voisinage, la police a fini par le reconnaître : la COP 21, conférence des Nations unies sur les changements climatiques que la France présidera au Bourget début décembre. On «pacifie» les favelas au Brésil, au nom de l’esprit olympique ; à la Courneuve, il pourrait bien s’agir d’une expulsion «écologique».

Mais il y a plus : le problème, la municipalité le reconnaît, serait de «pérenniser les bidonvilles». C’est bien pourquoi, un peu partout, on refuse de ramasser les ordures ou d’installer des toilettes sèches : il ne faudrait pas encourager les Roms à s’installer. Améliorer les choses, ce serait avouer qu’il existe une alternative à l’expulsion. La décision du maire s’inscrit donc dans une logique qui le dépasse : elle participe d’une politique d’Etat. Les chiffres sont éloquents : depuis la nomination en 2013 du préfet Philippe Galli en Seine-Saint-Denis, les effectifs des bidonvilles se sont effondrés : en un an, on est passé de 7 000 à 2 700. Ce n’est pas un hasard : en 2010, il était le préfet en charge au moment des violences de Saint-Aignan, qui allaient servir de prétexte au discours de Grenoble. Il y a bien une continuité (voire une accélération) dans la politique menée contre les Roms.

Reste que la rhétorique a changé. En apparence, l’Etat s’humanise : on le voit à la Courneuve avec la Dihal (délégation interministérielle à l’hébergement et au logement). Mais in fine, cette bonne volonté sans effet ne sert qu’à occuper les militants. De même, c’est le préfet à l’égalité des chances, Didier Leschi, qui a justifié l’expulsion des Coquetiers, à Bobigny ; elle arrachait pourtant les enfants à leur école. Cet homme réputé de gauche avait d’abord plaidé l’incompétence : avec les Roms, «on ne sait pas faire» ; «c’est une sociologie qui nous échappe». Puis, dans une tribune du 20 novembre 2014, il en a tiré des leçons politiques. Il n’hésitait pas à incriminer l’ancienne municipalité communiste de Bobigny, battue pour être apparue comme «les défenseurs des Roms et du mariage des homosexuels». Pourtant, «une autre issue était possible» : «un village d’insertion». Mais il n’en est plus question aujourd’hui : ne vient-on pas d’en expulser un, le 24 juillet, à Saint-Ouen ? Qu’en dit-il ?

La leçon de la Courneuve, c’est que si l’Etat s’abrite derrière les élus locaux pour expulser, on aurait tort de prendre cette municipalisation pour argent comptant : le préfet reste maître du jeu. Or l’expulsion est la clé de cette politique décentralisée du ministère de l’Intérieur. Sans doute ne résout-elle rien. Mais ce n’est pas le but recherché. Il s’agit, d’une part, de rendre la vie invivable aux Roms, comme aux réfugiés de Calais ou de la Chapelle, pour qu’ils finissent par partir d’eux-mêmes. D’autre part, il convient de le mettre en scène, pour afficher la fermeté du gouvernement. Telle est, contre toute raison, la rationalité de cette politique estivale.

Eric FASSIN sociologue, professeur à l’université Paris 8 et Grégoire COUSIN Anthropologue, programme européen MigRom
13 AOÛT 2015


NDLR : voir aussi cette tribune sur le blog d’Eric Fassin.

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