26 AVR. 2016 PAR LOUIS-GEORGES TIN BLOG : LE BLOG DE LOUIS-GEORGES TIN
Par Louis-Georges Tin et Rokhaya Diallo (« antiracistes nouveaux »). Dans son édition du 3 avril 2016, Libération a publié un dossier à charge sur et contre «les nouveaux antiracistes». N’ayant pu répondre dans ce même journal, nous proposons à Mediapart de publier notre tribune, adressée à Laurent Joffrin…
Eh bien oui, nous sommes les nouveaux antiracistes -puisque ainsi on nous nomme. C’est en effet la formule qu’utilise Laurent Joffrin pour nous désigner dans son éditorial du 3 avril dernier. La formule n’a rien de choquant, et nous l’acceptons, après tout. Mais le texte se poursuit avec des remarques critiques, simplistes, désobligeantes, voire méprisantes, et il nous a paru opportun d’y répondre avec méthode, simplicité et… courtoisie.
Que nous reproche-t-on, en somme ? Ce nouvel antiracisme (que nous incarnons donc, apparemment), serait « délibérément communautaire. Les musulmans défendent les musulmans, les Noirs défendent les Noirs. Ainsi chacun s’occupe de sa paroisse, de son clocher, de son origine. Si les Juifs défendent les Juifs, les Noirs les Noirs, les musulmans les musulmans, qui défendra les principes communs ? Distinguer entre les victimes, n’est-ce pas les séparer, les affaiblir ? », écrit Laurent Joffrin, dans son humanisme flamboyant.
Après cet éditorial enflammé, l’article suivant de ce dossier spécial s’intitule « Plongée chez les nouveaux-antiracistes ». On notera le terme « plongée », qui donne l’impression d’une enquête dans les bas-fonds du militantisme, dans un milieu en eaux troubles. Les militant.e.s visé.e.s apprécieront… Sont ensuite identifiées ces associations inquiétantes, comme le CCIF, le CRAN, Stop le contrôle au faciès, la Brigade Anti-Négrophobie, et des personnalités comme Rokhaya Diallo, Sihame Assbague, Fania Noël, autant de menaces, apparemment, pour la République française.
La vérité, cher Laurent Joffrin, c’est que la discrimination est comme une maladie. Quand nous avons mal au ventre, nous sommes contents de trouver pas loin de chez nous un médecin généraliste, qui puisse nous ausculter. Mais quand, après examen, on nous indique qu’il s’agit de calculs rénaux, par exemple, nous sommes contents qu’il y ait des spécialistes, en l’occurrence, des urologues, qui permettront de mieux traiter le problème identifié.
Il en va de même pour les discriminations. La Ligue des Droits de l’Homme a une approche généraliste, qui est indispensable. Mais au fil des années, ont émergé des associations spécialisées dans la question des femmes, des homosexuels, des Juifs, des Noirs, des Musulmans, etc., tous combats qui s’inscrivent dans le registre des droits de l’Homme, mais qui nécessitent cependant une certaine spécialisation.
Et ce n’est pas faire injure à la Ligue des droits de l’homme que d’affirmer qu’elle ne pouvait seule traiter en profondeur tous les sujets. Sans les associations féministes, l’égalité entre hommes et femmes n’aurait pas progressé de la même façon. Sans les associations homosexuelles, pas de mariage pour tous. Sans les associations juives, l’antisémitisme serait encore plus élevé. Sans les associations musulmanes, l’islamophobie aussi.
Evidemment, on pourrait comme Laurent Joffrin pester contre l’existence d’urologues, de cardiologues, de dermatologues, d’ophtalmologues, chacun s’occupant « de sa paroisse, de son clocher » de sa partie du corps. « Distinguer » entre les parties du corps, « n’est-ce pas les séparer, les affaiblir », pourrait-on dire pour paraphraser Laurent Joffin ? Et bien non, il faut des spécialistes comme il faut les généralistes, c’est une évidence toute simple. Il en va de même pour le corps social, dont les maladies peuvent être traitées avec une approche globale ou spécialisée selon les circonstances.
Une remarque, au passage. On est un peu surpris de ne pas trouver dans la sombre liste des associations visées par ce dossier l’UEJF, par exemple, association elle aussi communautaire, et qui devrait en bonne logique subir les foudres de Laurent Joffrin, lui, le chantre du racisme anti-communautaire. Serait-ce que les Juifs auraient le droit de se regrouper entre eux, mais pas les Arabes, les Noirs ou les Musulmans ? Pourquoi Laurent Joffrin ne dénonce-t-il pas le CRIF ? Mystère. Il a peut-être peur de passer pour un antisémite, ce qu’il n’est probablement pas. Mais si le fait de dénoncer que des associations juives puissent se regrouper risque fort d’être perçu, à juste titre, comme antisémite, le fait de dénoncer que des associations musulmanes ou noires puissent elles aussi exister, ne devrait-il pas aussi, en bonne logique, être perçu comme étant du racisme anti-noir ou anti-musulman ?
Mais revenons au coeur du sujet. Le principe du féminisme, c’est l’autonomie de la parole des femmes. Autrefois, existait un discours (en général religieux ou médical) sur les femmes, voire pour les femmes (dans le cadre de la querelle des femmes, par exemple, qui traversa l’Europe du 15e au 17e siècle). Mais il n’y a pas d’égalité possible tant que n’émerge pas une parole autonome par les femmes elles-mêmes. Autrefois (et aujourd’hui encore), bien des hommes disaient aux féministes qu’elles n’avaient pas besoin de se constituer en associations. Qu’ils les défendaient assez bien comme cela. Que l’on pouvait défendre les femmes sans les femmes. Que c’était même mieux ainsi. Mais cette attitude paternaliste n’a jamais empêché les féministes d’avancer.
On pourrait en dire autant des associations qui luttent sur la question du handicap. Autrefois, les individus concernés étaient toujours objets. Objets d’un discours médical ou religieux, au mieux, compatissant ou paternaliste. Mais un jour, les personnes handicapées ont décidé qu’elles avaient à être non plus une classe-objet, mais les sujets de leur propre combat. Ce qui n’empêche pas les autres d’apporter leur soutien.
Il en va de même pour nos associations antiracistes. Leur reprocher d’exister sur une base communautaire est souvent faux (le collectif Stop Contrôle au faciès et les Indivisibles ne le sont absolument pas, par exemple, et le CRAN, qui ne regroupe pas que des Noirs, milite pour de nombreuses causes transversales, comme les actions de groupe contre les discriminations, ou la reconnaissance des langues régionales). Et à tout le moins, paternaliste, voire franchement raciste et néo-colonial.
Mais justement, Laurent Joffrin ne veut pas entendre parler de ces questions. Il dénonce ceux qui évoquent cet « impensé postcolonial hérité du passé et qui affecterait peu ou pou l’ensemble de la société française ». Notons au passage ce conditionnel, « affecterait », qui signale ici l’hypothétique, le douteux. Si on suit le propos, Laurent Joffrin ne croit pas qu’il y ait dans la société française un « impensé postcolonial qui affecterait peu ou prou l’ensemble de la société ». Nous sommes à vrai dire stupéfaits de lire ces lignes dans Libération. Si on peut discuter de l’importance de cet « impensé », en contester l’existence nous paraît tout simplement ahurissant, surtout dans un journal de gauche.
Point n’est besoin de lister les travaux universitaires innombrables ayant démontré ce que nous-mêmes savons par nos vies, nos familles, nos histoires. Comment peut-on d’ailleurs imaginer que quatre siècles d’histoire coloniale (puisque la colonisation française commence en 1635, aux Antilles, et s’achève officiellement en 1962, en Algérie, tout en se poursuivant par des moyens nouveaux comme le franc CFA, le soutien aux dictatures, l’exploitation des ressources, la Françafrique, etc.) n’aient pas laissé la moindre trace dans l’inconscient collectif ? Fondateur de Libération, auteur de la magnifique préface à l’Anthologie de la poésie nègre et malgache de Senghor, le pauvre Sartre a dû se retourner dans sa tombe en lisant l’éditorial de son très lointain successeur…
Pour illustrer la persistance de cet impensé colonial, mille exemples sont possibles -nous n’en choisirons qu’un. Bien qu’il ne le sache sans doute pas, la critique que fait Laurent Joffrin a une histoire. Le Code noir qui organisait l’esclavage interdisait les associations noires. Le Code de l’indigénat interdisait lui aussi les associations d’indigènes. On craignait, non sans raison, que ces dominés ne combattent l’ordre établi. Et ceux qui, aujourd’hui encore, contestent l’existence même de ces associations sont (inconsciemment) prisonniers de cet « impensé colonial », auquel Laurent Joffrin ne croit pas, mais dont il est victime malgré lui.
Que nous puissions assumer nos luttes singulières, c’est ce que disait déjà Aimé Césaire, dans sa Lettre à Maurice Thorez
« Un fait à mes yeux capital est celui-ci : que nous, hommes de couleur, en ce moment précis de l’évolution historique, avons, dans notre conscience, pris possession de tout le champ de notre singularité et que nous sommes prêts à assumer sur tous les plans et dans tous les domaines les responsabilités qui découlent de cette prise de conscience.
Singularité de notre « situation dans le monde » qui ne se confond avec nulle autre.
Singularité de nos problèmes qui ne se ramènent à nul autre problème.
Singularité de notre histoire coupée de terribles avatars qui n’appartiennent qu’à elle.
Singularité de notre culture que nous voulons vivre de manière de plus en plus réelle.
C’est assez dire que nous sommes convaincus que nos questions, ou si l’on veut la question coloniale, ne peut pas être traitée comme une partie d’un ensemble plus important, une partie sur laquelle d’autres pourront transiger ou passer tel compromis qu’il leur semblera juste de passer eu égard à une situation générale qu’ils auront seuls à apprécier. »
Aux hommes de son temps, déjà, Aimé Césaire affirmait le caractère autonome de son combat, qui n’en est pas moins universel pour autant. Nous aussi, nous disons que nous sommes fondés à lutter pour nos causes singulières, et que les critiques que nous entendons à longueur de journée ne sont la plupart du temps que les traces de cet impensé colonial.
Il faudrait répondre aussi à Laurent Joffrin sur le mot « islamophobie ». Il nous reproche d’ « avoir voulu à toute force imposer ce mot ambigu ». On connaît ce débat franco-français. Nous sommes fatigués de devoir y répondre. Nous en avons assez de devoir nous justifier, et ne le ferons plus. Rappelons simplement pour mémoire que ce terme est reconnu par le droit international, par les Nations Unies, par le Conseil de l’Europe, par l’Union européenne, par la CNCDH, et même par le président Hollande. Et s’il est triste de voir tant de membres de l’intelligentsia française, ainsi crispés dans cette posture franco-française, nous savons que dans quelques décennies, on rira de ces querelles grotesques des années 2000-2010 où, au lieu de se battre contre l’islamophobie (la réalité), tant de personnalités françaises se battaient contre « l’islamophobie » (le mot).
Enfin, nous refusons de rentrer dans un conflit entre les « anciens » et les « nouveaux » antiracistes, dans lequel on voudrait peut-être nous enfermer. Il est certain qu’il y a des différences. Un sociologue y verrait une différence de génération, de classe, et sans doute aussi de « race » -au sens où nous sommes des racisés antiracistes, assumant ce qu’ils sont. Nous nous réjouissons qu’il y ait des blancs antiracistes (et il y en a dans nos organisations, justement). Libération a longtemps été un journal antiraciste, même si la diversité y est très très peu représentée parmi les journalistes (ce qui est assez révélateur, pour ne pas dire symptomatique), et on peut d’ailleurs se demander si un universel blanc peut vraiment être universel…
Mais nous pensons aussi qu’un antiracisme français sans les Noirs, sans les Arabes, sans les Musulmans, sans les Roms, sans les Juifs etc. ne saurait exister. Nous pensons même, suprême audace, que notre parole autonome doit être prépondérante dans ce domaine. For us, by us. Les autres sont bienvenus dans le champ, et même nécessaires, mais ils doivent soutenir la parole des dominés, et non pas leur demander de se taire. Si Libération est le journal antiraciste qu’il était, et qu’il doit être, et que nous aimerions qu’il soit, au lieu de critiquer les associations de dominés, au lieu de les stigmatiser en renforçant de fait le discours des racistes, il devrait peut-être, au contraire, leur donner plus que jamais la parole. Car, comme le disait Mandela, « ce que vous faites pour nous, sans nous, est toujours contre nous ».