Réflexions sur la Semaine d’éducation et d’actions contre le racisme et l’antisémitisme

Je suis enseignante en lycée. Cette année, la Semaine d’éducation et d’actions contre le racisme et l’antisémitisme se déroulera du 18 au 24 mars 2019. J’ai donc reçu le 11 février dernier, dans ma messagerie académique, un message de Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, qui me laisse pantoise.

En voici quelques extraits :

1) « La transmission des valeurs de la République est une mission première de l’École.
Au cœur des valeurs d’égalité et de respect de l’égale dignité des êtres humains, la lutte contre le racisme et l’antisémitisme constitue un défi quotidien, à l’école comme dans l’ensemble de la société. »

Pourquoi dissocier racisme ET antisémitisme ? En quoi le racisme anti-juif serait à isoler hermétiquement des autres formes de rejet et de haine ? Il me semble que chaque racisme a ses spécificités mais que tous ont en commun une idéologie qui consiste à essentialiser et finalement déshumaniser l’Autre. Au nom de quoi mettrait-on dans le même sac le racisme anti-noir, anti-rrom, anti-arabe, anti-musulman, anti-asiatique tout en écartant le racisme anti-juif ? Sous-entendrait-on qu’il serait intrinsèquement plus important, plus grave que les autres ? À part créer du ressentiment à l’égard de cette « communauté », quel en sera l’effet ?

2) « Cette priorité gouvernementale est présentée dans le plan national de lutte contre le racisme et l’antisémitisme (2018-2020), piloté par la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH). »

En lisant le descriptif dudit plan (qui comporte par ailleurs des axes intéressants et avec lesquels je suis en accord), je vois que dans la réflexion à mener, à juste titre, sur les moyens de lutter contre la haine sur internet, une mission de réflexion a été confiée, entre autres, à Gil Taïeb. Donc au vice-président du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France), conseil qui consacre une part importante de son temps et ses publications à la défense de l’État d’Israël. Oui, cet État qui a inscrit le racisme et la ségrégation dans sa législation et tue chaque semaine des civils palestiniens en toute impunité. Cet État dont le Premier ministre est venu proposer l’émigration aux citoyens français juifs endeuillés et encore sous le choc dans les jours qui suivirent l’attentat de l’Hypercacher. Cet État dont la ministre de la Justice a qualifié les Palestiniens de « serpents » et le ministre de la Défense a déclaré, à l’encontre des citoyens israéliens d’origine arabe « Ceux qui sont contre nous méritent de se faire décapiter à la hache. »

Gil Taïeb qui, sur son blog, amalgame allègrement les Juifs de France à l’État d’Israël et écrivait, il y a une semaine, que « À la différence d’un passé encore trop proche, le juif n’est pas un orphelin des Nations, il a sa Terre. Aujourd’hui, il a Israël ! » Cet homme qui essentialise donc tous les citoyens français juifs de ce pays (et d’ailleurs) en les enjoignant d’adhérer au sionisme et de se déraciner. La France de Pétain n’aurait pas rêvé mieux…

Cet homme aussi qui considère que l’ONU, dont la France est un État membre, « peut voter autant de condamnations qu’elle veut, elle n’est plus crédible ni audible au vu des massacres qu’elle laisse se perpétrer et pour lesquelles elle montre son incompétence et son inefficacité » – déclaration faite dans un article fustigeant les voix critiques à la politique israélienne responsable de la situation catastrophique dans la Bande de Gaza.

Cet homme enfin qui dirige l’ABSI, Association pour le Bien-Être du Soldat Israélien, de cette armée qui tue des manifestants palestiniens non armés, y compris des enfants, en Cisjordanie et à Gaza depuis des années.

Voici donc l’un des acteurs à qui le gouvernement va confier la réflexion sur la lutte contre la propagation de la haine raciste sur la Toile…

J’aimerais dire au Ministre et à toutes celles et ceux qui semblent penser que la lutte contre le racisme peut passer par la défense des points de vue partagés par ce monsieur et d’autres, que non seulement leur analyse est erronée, elle est en plus totalement contreproductive et dangereuse.

Je m’explique : cela fait maintenant 10 ans que j’enseigne l’anglais en lycée. Même si ma matière ne s’y prête pas particulièrement, il m’est arrivé d’entendre des élèves parler, parfois même d’échanger avec eux sur la question des Juifs, du sionisme et du Proche Orient, notamment le jour de la tuerie de l’Hypercacher. Il me semble sincèrement que le point de vue de la plupart d’entre eux (je parle ici de jeunes souvent issus de l’immigration postcoloniale) consistait à dire : « Aucun problème avec les Juifs, nous respectons toutes les croyances mais ce qui se passe en Israël/Palestine est injuste. Le problème n’est pas le fait d’être juif ou non, mais de soutenir la politique israélienne vis-à-vis des Palestiniens. »

Alors soyons clairs :

Qu’un jeune haïsse les Juifs parce que juifs, c’est inacceptable et à combattre fermement. Une forme de racisme que rejettent, comme ses autres variantes, la majorité des élèves que je côtoie dans un lycée mixte « de banlieue ».

Qu’un jeune esprit en formation emploie mal certains termes (« Juif » à la place de « sioniste », par exemple), soit mal informé sur certains faits de société et historiques et amalgame des concepts distincts est autre chose ; il incombe alors à tout éducateur au sens large d’instruire, d’expliquer afin d’éclaircir ce qui relève de l’ignorance et/ou de la confusion. J’ajoute que quand le Président de la république lui-même use de l’amalgame entre antisionisme et antisémitisme, on peut difficilement reprocher à un enfant de confondre « sioniste » et « Juif ».

Pour conclure, j’ai envie de dire à M. Blanquer que, en tant qu’enseignante de ce pays, en tant que descendante de Juifs déportés, je ne crois pas que l’on puisse lutter efficacement contre ce fléau qu’est le racisme en confiant ce combat difficile à certains de ses promoteurs, et en bridant le débat d’idées.

Enfin, il me semble urgent et indispensable que les responsables politiques au pouvoir qui n’ont pas de problème à dénoncer, à juste titre, les agressions physiques contre des Juifs s’insurgent tout autant quand les victimes sont des femmes musulmanes voilées ; il me semble urgent et indispensable que nos autorités cessent de laisser mourir dans la Méditerranée et dans nos montagnes des exilés souvent venus d’Afrique ; il me semble urgent et indispensable que notre police cesse de brutaliser des jeunes issus de l’immigration vivant dans les quartiers populaires.

En somme : lorsque tous les racismes seront perçus comme aussi graves les uns que les autres, nous aurons alors une chance de transmettre un message légitime, juste et efficace de lutte contre la haine à tous nos enfants.

Une enseignante membre de l’UJFP