RÉFLEXIONS BRÛLANTES DE GAZA

Que ma mort apporte l’espoir, collectif de poètes palestiniens, édition bilingue, traduction Nada YAFI, novembre 2024,

Journal de bord de Gaza, RAMI ABOU JAMOUS, novembre 2024,

Editions LIBERTALIA, Montreuil

Ces deux titres, Que ma mort apporte l’espoir, recueil de poèmes de Gaza, et Journal de bord de Gaza de Rami Abou Jamous, journaliste palestinien francophone de Gaza, bouleversent un automne littéraire particulièrement dramatique. Leur lecture déclenche une lame de fond émotionnelle qui démultiplie la nausée, les colères, les protestations, les désespérances dont Gaza et la région sont l’épicentre depuis le 7 octobre 2023. Les témoignages, les images et les mots ne prêtent ici à aucune confusion, une véritable guerre d’extermination se poursuit à Gaza depuis plus d’un an, au point que l’auteur en vient à formuler le néologisme et mot valise de « Gazacide ». Cette guerre s’exporte au Liban et risque de s’étendre à toute la région. Il faut lire ce journal tenu scrupuleusement depuis février 2024, qui rend compte du quotidien des Gazaouis soumis à une guerre sans merci, à un harcèlement systématique, des chars, des drones, des radars, des bombes, des ordres et des contrordres, des déplacements et des humiliations, de la famine et des destructions, des intempéries, des maladies et handicaps démultipliés… qui massacrent toute forme de vie dans un petit territoire surpeuplé, totalement démantelé par les assauts d’une armée d’occupation haineuse et triomphante. Il s’agit en outre d’une entreprise sans équivoque de déshumanisation des victimes, le journaliste insiste beaucoup là-dessus, en un scenario excédant n’importe quelle série de science-fiction, même la plus audacieuse, auprès de spectateurs médusés, impuissants, quelque fois complices quand on se fait admiratifs d’exploits technologiques jusqu’alors inédits, en particulier l’usage de l’IA. On avait pourtant été avertis de ces pièges et de ces manipulations avec la première guerre du Golfe étalant les prouesses d’une « guerre propre et chirurgicale » et ses quelques dégâts collatéraux inévitables, et s’en vanter. Tout cela visant à oblitérer le facteur humain, transformé en statistiques macabres, à détruire toute vérité, première grande perdante de toute opération de guerre militaire de cette envergure. A lire ce Journal de bord de Gaza héroïque on prend la mesure de la volonté de déshumanisation inédite des victimes, traitées ouvertement d’animaux et bien pire, qui font les frais d’un contexte historique et de contentieux délibérément laissés en souffrance depuis plus de 75 ans. On avait eu quelques aperçus de ces stratégies d’humiliation avec les images de prisonniers irakiens trainés nus au bout d’une laisse à quatre pattes dans la prison d’Abu Graïb en Irak avec la guerre de 2003.

En Palestine occupée depuis plus de 75 ans Israël prétend solder et exporter les plaies atroces que la Shoa laisse auprès de ses victimes et de leurs descendants, mais aussi dans l’imaginaire occidental, l’inconscient collectif européen, et français en particulier. S’est construit au fil des ans et des mémoires le déni d’une collaboration active avec le projet exterminateur nazi, orchestré par le régime de Vichy et ses rouages administratifs et politiques, et par suite le refoulement d’une culpabilité diffuse inconsciente qui continue de générer les mécanismes de refoulement d’un trauma inavouable. On connait bien cela depuis Freud et les avancées d’une clinique psychanalytique qu’il y aurait lieu d’appliquer à l’ensemble du corps social occidental, et français en particulier, pour en démonter et en déjouer les mécanismes mortifères, les constructions perverses. Faute de quoi les Palestiniens continueront d’en payer le tribut au prix fort en victimes expiatoires.

Depuis plus de 60 ans l’Europe s’est construite et unifiée selon les principes de réconciliation et de paix, en ayant exporté ces plaies immondes dans la terre des origines des trois religions monothéistes. Au temps des commémorations, des repentances et des réparations, aucune justice ne pourra sans doute être rendue ni une solution équitable trouvée à cette iniquité de l’Histoire sans un retour sur les responsabilités de ses acteurs en occident, et le projet foncièrement colonisateur à l’œuvre en Palestine et Cisjordanie occupée. Il est temps de relire Mahmoud Darwich, Elias Sanbar, Edouard Saïd et autres gens de lettres et de plumes palestiniens exilés de leur terre, ainsi que les poèmes rassemblés dans ce recueil à vif, pour prendre la mesure des enjeux idéologiques, humains et politiques qui se fracassent à nouveau dans ce drame absolu. Leurs mots proclament pourtant l’absolue nécessité d’un parti prix d’altérité de part et d’autre des deux peuples. Il en va de leur survie et d’une réparation radicale de l’Histoire. Il en va de la survie du peuple palestinien spolié de ses terres, de sa culture et de sa mémoire. Il en va de la survie et de la légitimité d’un peuple juif en Palestine. Il en va aussi des risques de terrorisme accru et sa propagation en occident, d’une haine exacerbée par les extrémismes engendrés par cette situation inique.

Est-il encore possible de rêver ? de penser ? d’élaborer plans et solutions ? Ces questions courent tel un fil rouge dans le courageux Journal de bord de Gaza de Rami Abou JAMOUS et dans les poèmes du recueil Que ma mort apporte l’espoir. Quand l’horreur du réel écrase à ce point le symbolique et l’imaginaire, anéantit la capacité de rêver, de penser, condamne les mots à mort, c’est l’humanité toute entière qui est mise en échec et promise à sa propre déshumanisation.

Alice BSERENI, novembre 2024