Cet article, paru dans le périodique italien INQUIESTA, a été sollicité à Michèle Sibony suite aux travaux des ateliers portant sur les perspectives judéo-arabes et présentés lors des Forums Sociaux Mondiaux de Porto Alegre en 2012 et Tunis en 2013
L’Union Juive Française pour la paix (UJFP) a présenté avec des associations arabes issues de l’immigration: l’Association des travailleurs maghrébins de France (ATMF), la Fédération des Tunisiens citoyens des deux rives (FTCR), et musulmane : Participation et spiritualité musulmane (PSM), et avec l’AIC (Alternative Information Center Israël-Palestine) un atelier modeste par sa taille et ambitieux par ses visées au forum social mondial de Porto Alegre consacré à la Palestine en novembre 2012, et au FSM de Tunis en mars 2013.
Reconstruire une perspective judéo arabe dans les sociétés occidentales, comme dans celles du monde arabe semble en effet aujourd’hui une gageure. Les termes associés Juif et arabe constituent aujourd’hui un oxymore (au point qu’il est difficile pour nombre de gens d’accepter le concept de « juif arabe » qui a pourtant existé dans l’histoire du monde arabe et été balayé par le système colonial, la décolonisation puis le sionisme.
Pourtant si l’on considère le conflit dit israélo-palestinien c’est tout l’enjeu de la paix que pose cette perspective de reconstruction et bien au delà des frontières moyen-orientales du conflit.
En effet dans le monde redessiné par le néoconservatisme américain la guerre est centrale, le Moyen-Orient est la nouvelle ligne de front, et l’Islam est défini comme l’ennemi civilisationnel global en lieu et place du communisme. Le mur en Palestine remplace celui de Berlin dans cette division du monde. Pour mener cette guerre contre l’Islam et les musulmans, l’antisémitisme est utilisé comme une des armes idéologiques (comme les femmes et leur corps voilé ou non). Dans un tel système tout le monde est instrumentalisé et assigné à résidence : les arabes-musulmans sont tous des terroristes potentiels, in-intégrables dans les sociétés occidentales à cause de leur religion. Les femmes sont prises en otage au service de ce racisme. Les juifs sont utilisés comme des béliers : ils sont rapatriés dans le camp d’un soit disant Occident judéo-chrétien contre l’islam ; mais bien sûr ce camp là n’est considéré ni communautaire ni ethnique. Il est la norme. Une passion philosémite se développe en France et ailleurs qui sert à dessiner la carte de l’exclusion. De fait les juifs ainsi manipulés mobilisent un grand ressentiment dans les opinions et risquent fort de devenir les boucs émissaires de demain. Car après tout c’est aujourd’hui au nom des juifs citoyens « protégés de la République », contre l’antisémitisme de tous ceux qui osent critiquer Israël que se développe un discours d’Etat anti musulman.
Cette construction s’est élaborée en France et ailleurs autour d’un impératif : faire taire toute une partie de la population sur la question de la Palestine. Les habitants arabes des quartiers populaires sont les premiers visés. Par l’ostracisme et l’accusation immédiate d’antisémitisme, par la négation de leur parole critique sur Israël et sa politique de destruction de la Palestine, on ne leur laisse que l’expression d’une colère non élaborée en discours politique. L’expression brute d’antisémitisme, qui finalement conforte leur assignation est exactement ce que l’on attend d’eux.
Pour nous, juifs de l’UJFP, nous n’acceptons pas d’être condamnés au sionisme et à la défense d’Israël quoiqu’il fasse, pas plus que nous ne pouvons accepter de lutter contre l’antisémitisme avec ceux qui l’instrumentalisent au service d’une cause indigne, et que le philosophe Daniel Bensaïd qualifiait de « pompiers pyromanes ». Nous ne pouvons pas non plus manifester contre des actes antisémites avec ceux qui manifestent leur soutien à l’action d’Israël contre Gaza.
Lorsqu’en 2001 l’Association des Travailleurs Magrébins de France contacte l’UJFP c’est précisément sur ces situations qu’elle nous propose d’agir par un travail commun.
Il s’agit de lutter contre l’enfermement programmé dans la Tribu, contre les « replis communautaires » juifs et arabes dans la société française, contre les assignations identitaires religieuses ou ethniques, en proposant un travail commun sur des bases et valeurs communes : celles des droits universels.
Contre cette division du monde mortifère, il s’agit pour nous de démontrer que juifs et arabes peuvent se situer du même côté d’une autre ligne de partage entre ceux qui défendent des valeurs d’égalité, et de respect du droit, et ceux qui défendent une inégalité structurelle et soutiennent les violations du droit. Cette division là n’est pas ethnique ou religieuse, elle rassemble des hommes et des femmes autour de valeurs communes, au delà de leurs attributs identitaires : la définition de la citoyenneté, les droits humains, la justice, l’égalité, la liberté d’expression, contre le racisme sous toutes ses formes, contre le colonialisme. Au fond des notions en principe revendiquées par toute démocratie, mais qui sembleraient ne pouvoir être assumées dans l’espace situé entre la mer et le Jourdain.
C’est ainsi que nous avons commencé avec enthousiasme une relation de travail qui est passée par une politique de communiqués communs, de banderole commune dans nos manifestations, (Juifs et arabes unis pour la justice : banderole qui attire jusqu’à ce jour la presse autour de nous, confirmant que nous sommes encore un oxymore vivant). Et nous avons transporté ce projet de vie en Palestine et en Israël en 2002 dans une première mission commune. Notre message s’incarnait dans notre mission, dix juifs de l’UJFP et dix arabes de l’ATMF de Gaza à Naplouse, de Nazareth à Tel-Aviv. Mais aussi de Bouznika forum social marocain 2002 à Ouarzazate en passant par Casa-Rabat- Marrakech.
Nous avons renouvelé cette mission en l’élargissant avec une trentaine de participants, à d’autres associations issues de l’immigration maghrébine (FTCR – IDD) lors du FSM de l’Education qui s’est tenu en Palestine en octobre 2010. Là nous avons proposé des ateliers sur l’enseignement du conflit israélo palestinien dans les livres d’histoire des lycées français, l’éducation liée au développement, l’instrumentalisation de la Shoah dans l’enseignement français… Nous avons rendu compte de cette mission en France et aussi au Maroc dans une tournée commune qui nous a conduit de Rabat jusqu’aux Montagnes du Dades en passant par Casablanca, Marrakech , Ouarzazate.
Dans tout ce travail l’Alternative Information Center de Jérusalem et de Bethleem nous a été d’une aide précieuse, organisation unique à ce jour réellement mixte composée de militants de la gauche palestinienne et de militants antisionistes israéliens qui travaillent ensemble depuis bien longtemps dans le combat contre l’occupation coloniale, et contre la politique de guerre. Leur présence avec nous s’imposait dans cet atelier.
Dans les FSM de 2012-13 à Porto Alegre et à Tunis, nous avons acté aussi notre lutte commune contre tous les racismes mais en particulier contre l’islamophobie grandissante en France, un racisme porté par l’Etat comme le racisme anti-roms.
Un petit incident survenu après le FSM de Tunis a confirmé l’utilité de notre travail. Après le forum nous avons appris qu’un tract nationaliste tunisien avait dénoncé notre présence (UJFP) dans le forum, comme sionistes pro israéliens. Une radio tunisienne a pris soin de corriger le tir en rappelant que juif et sioniste ne veulent pas dire la même chose et en rappelant aussi le travail de notre association. Des amis tunisiens qui ont écouté l’intervention nous ont rapporté ces faits et la très précise intervention du journaliste citant notre atelier.
Faire front ensemble dit à tous qu’il n’y a pas de fatalité, pas de conflit inter ethnique ou religieux comme voudraient le faire croire tous les néolibéraux conservateurs, un conflit essentialiste qui programmerait une haine de civilisation éternelle. Nous croyons à la civilisation humaine, aux règlements politiques d’un conflit colonial.
Les révolutions populaires arabes en cours qui posent la dignité en valeur fondamentale nous parlent. Elles refusent la compromission des régimes renversés avec l’injustice faite aux palestiniens, comme nous refusons en Europe la complicité de nos gouvernants avec le régime israélien, et l’impunité accordée de fait à toutes les violations de tous les droits d’ une population pour l’essentiel désarmée, déracinée, colonisée, occupée et opprimée. Contre ce qui se dessine de plus en plus clairement sur le terrain, un régime colonial d’apartheid, avec des citoyens discriminés, dont les Bédouins du Naqab (Neguev) qui subissent une véritable épuration ethnique, des non citoyens de Cisjordanie, des résidents de Jérusalem, des assiégés de Gaza, nos associations sont activement impliquées ensemble dans la campagne Boycott Désinvestissement Sanctions contre Israël.
Construire ensemble un témoignage, un discours, une action sur la Palestine contre le colonialisme et l’Apartheid, lutter ensemble contre l’islamophobie, contre l’antisémitisme, contre tous les racismes, ré-ouvre une perspective qui a existé et que l’on veut à tout prix effacer. Cela a du sens contre le projet colonial israélien et cela a du sens dans la France post coloniale d’aujourd’hui. Notre travail commun est la réponse la plus efficace contre la racialisation des rapports de domination.
Evoquer cette perspective à reconstruire dans la Tunisie d’aujourd’hui, était pour nous un honneur, un souvenir , mais surtout le germe d’un avenir partagé.
Michèle Sibony, membre du bureau national de l’UJFP,
30 mai 2013