Une étude fait le buzz. Réalisée par le sociologue indépendant Jan Hertogen [1] et publiée par SudPresse qui en a fait sa « une », elle nous apprend que la Belgique compte 781.887 musulmans. Pas un de plus, pas un de moins. Cette étude a provoqué des réactions en sens divers. J’ajoute les miennes.
1. S’agit-il d’un recensement ? Pas du tout. Même si ce chiffre ridicule à l’unité près en donne l’impression. Un recensement passe par des questionnaires individualisés. Sans quoi il est impossible de déterminer de façon aussi précise le nombre d’adeptes d’une religion, cette « variable » n’étant répertoriée nulle part.
2. Cette étude exploite une donnée objective consignée dans le registre de la population des communes : l’origine nationale des résidents, en remontant d’une ou deux générations quand l’information est disponible. Ces données servent d’ailleurs de base au monitoring socio-économique (Unia et SPF Emploi) qui permet de mesurer les discriminations à l’embauche en fonction de l’origine nationale. À partir de là, la méthodologie utilisée devient nettement plus douteuse. Jan Hertogen repère les résidents originaires de sociétés partiellement ou totalement musulmanes et leur applique un « coefficient de musulmanité » tiré d’études américaines et allemandes qu’il ne détaille pas [2]. Cette opération ne serait pas scandaleuse si elle prenait soin d’indiquer d’emblée ses faiblesses intrinsèques – elle fait comme si le « coefficient de musulmanité » se perpétuait à l’identique de génération en génération, elle ne tient pas compte des conversions ni des familles métissées – et si elle en avait déduit une importante marge d’erreur, par déontologie scientifique minimale. Mais si l’étude avait, au lieu de ce chiffre ridicule, mentionné un résultat en « fourchette » (entre 750.000 et 800.000, voire entre 700.000 et 850.000), les protestations auraient-elles été moindres ? À lire certaines réactions, même une telle démarche eut été criticable.
3. Car la question de fond est bien celle-ci : a t-on besoin d’une estimation fiable du nombre de musulmans dans notre société ? Ma réponse : évidemment ! On ne peut pas en même temps reconnaître que notre société est multiculturelle (et, en ce compris, multireligieuse) si on n’a aucune idée de l’importance des besoins spécifiques de notre population dans toute sa diversité.
Si nous prétendons, « à la française », être aveugle à toutes les différences, comment pourrions-nous établir les discriminations bien réelles qui pèsent sur telle ou telle composante de notre société ? Comment calibrer au plus juste nos politiques publiques si on ne sait pas à qui elles s’adressent ? On lit partout que, proportionnellement, les structures « musulmanes » sont très défavorisées par rapport aux structures « catholiques ». Mais comment l’affirmer si on n’a aucune idée du nombre de personnes concernées ? Et ceci vaut autant au plan local que global.
4. Mais une question fondamentale n’est pas posée : qu’est-ce qu’un musulman ? C’est là que la « méthode Hertogen » vient rencontrer un glissement de sens lourd de conséquence. Dans les sociétés d’origine [3], toute personne est assignée à une religion. Celle-ci est tout autre chose qu’une simple conviction religieuse à laquelle on adhérerait librement : c’est un « fait social total » qui intègre toutes les dimensions de l’existence sociale. Or, cette conception de la religion ne cadre absolument pas avec l’idée qu’on se fait en Europe occidentale de la liberté de conscience, qui postule un libre arbitre intégral. De ce fait, les personnes « de culture musulmane » sont libres de décliner ici leur identité de multiples façons : certaines sont très pratiquantes, dont seule une fraction fréquente régulièrement une mosquée, d’autres pratiquent à la carte, voire pas du tout. Quant à leur foi, qui peut sonder les cœurs ? Une minorité s’assume même agnostique ou athée, sans pour autant rompre avec une identité musulmane assumée qui leur sera de toute façon plaquée de l’extérieur, quoi qu’elle pense ou croie.
L’identité narrative musulmane s’est transformée à la fois sous l’impact de la géopolitique et du regard porté par la « société majoritaire ». Ce regard opère un processus de « racialisation » d’une identité qui n’est pas seulement religieuse (au sens « occidental » du terme). Quand nous envisageons les Musulmans, nous ne désignons plus désormais un « groupe religieux », mais une minorité ethnoculturelle qui n’est pas uniquement reliée par ses croyances.
Avec la moitié de mes amis répertoriés comme musulmans par Jan Hertogen, je partage volontiers une bière, y compris pendant le ramadan. C’est pourquoi, dans la plupart des cas, il convient désormais d’écrire « Musulmans » avec une majuscule. Comme Bretons, Wallons ou Juifs. À vouloir tout expliquer à partir du religieux – coran, sharia, jihad, halal et tutti quanti –, on se condamne à ne rien comprendre de la réalité qui a pris forme sous nos yeux.
Henri Goldman.
[1] Depuis des années, Jan Hertogen travaille en solo et diffuse largement des petites études qui font souvent grincer des dents la communauté scientifique par ses raccourcis méthodologiques. C’est encore le cas ici. Mais les sur-réactions que provoquent son dernier pensum tiennent surtout à l’usage racoleur qu’en a fait SudPresse, une feuille de chou qui salit tout ce qu’elle touche et qui n’est absolument pas la commanditaire de cette étude.
[2] Exemple de coefficient : 99% des Marocains sont musulmans, 80% des Turcs, 75% des Guinéens, 50% des Ivoiriens…
[3] Mais pas seulement : c’est aussi le cas aux États-Unis. Comme ce le fut en Europe jusqu’au XIXe siècle.