On n’en est plus à essayer de faire bouger Caroline Fourest pour éclairer sa compréhension du réel. Tout enseignant expérimenté sait qu’il existe une ligne rouge, au delà de laquelle la science ne peut plus rien.
On n’en est plus à chercher à comprendre pourquoi, alors qu’elle a été remerciée du Monde pour ses erreurs journalistiques répétées, condamnée à plusieurs reprises par la justice pour diffamation, blacklistée par plusieurs chaînes et émissions pour ses mensonges récurrents, fait la risée du monde académique pour la nature totalement fantasmée de ses théories… une poignée de médias continuent de lui offrir une tribune, sans la moindre contradiction ni vérification de ses propos, normalisant ainsi, sous l’apparence du traitement journalistique, les obsessions maladives de Caroline Fourest.
En roue libre sur France Culture chaque lundi matin, sans filet dans les colonnes du Huffington Post France ou commentatrice pavlovienne sur les chaines « info », les chercheurs du futur pourront nous dire, à partir d’un examen clinique des errances médiatiques de notre temps, de quoi Caroline Fourest aura été le nom.
D’ici là, Mme Fourest continuera de se présenter en « essayiste, journaliste, éditorialiste, scénariste et réalisatrice engagée en faveur de l’égalité et de la laïcité et des droits de l’Homme ». Rien que ça.
Et donc, en bonne essayiste, Caroline Fourest continue d’essayer. Cette fois, c’est (choc) aux statistiques de l’islamophobie qu’elle s’attaque et aux Etats Unis qui ont eu le tort, selon elle, de mettre en cause la situation française, en matière d’antisémitisme comme d’islamophobie.
Statisticienne minute, Mme Fourest se livre ainsi à une analyse des plus divertissantes, dans un registre quantitatif comparé, entre l’antisémitisme et l’islamophobie, majorant l’un et minorant l’autre, tout en se trompant grossièrement sur les deux.
Qu’il nous soit permis, à travers ce cas d’école que nous offre à ses dépens Caroline Fourest, de rétablir quelques vérités et, plus largement, d’apporter un éclairage sur les statistiques en matière de racisme.
1) Si aucune institution ni aucun universitaire ou analyste ne se livre à une comparaison quantitative entre les formes de racisme et d’intolérance contemporaines, c’est pour une raison : c’est un non-sens total. En plus du problème politique que cela pose, en plaçant des communautés différentes dans un registre de concurrence victimaire, comparer des chiffres résultant de phénoménologies si différentes les unes des autres, c’est au bout du compte ne comprendre ni les unes, ni les autres.
2) L’universalisme d’un anti-racisme réel, c’est aussi de reconnaître les mécanismes spécifiques de différentes formes de passage à l’acte, sans pour autant donner le sentiment que certaines victimes seraient plus ou moins à plaindre que d’autres, soit à peu près le contraire de l’approche qu’adopte Mme Fourest.
Ainsi, dans nos pays d’Europe de l’Ouest, la problématique de l’antisémitisme est, et demeure, centralement, une question de crimes de haine, avec un passage à l’acte violent et, dans de nombreux cas, l’utilisation d’armes.
Comme le relève chaque année le Service de Protection de la Communauté Juive dans ses rapports, la proportion des actions (violences physiques ou dégradations de lieux de cultes) reste préoccupante : 207 sur les 808 actes antisémites enregistrés (les 601 autres plaintes sont classées en « menaces » – le plus souvent des propos et inscriptions antisémites).
La très grande amplitude numérique d’une année à l’autre (-14% de 2014 à 2015 et +97% de 2013 à 2015) indique la nature volatile et brutale de ces actes, souvent cohérente avec un passage à l’action isolé de la part des agresseurs antisémites (avec la spécificité des attaques terroristes, beaucoup plus planifiées).
Le visage de l’antisémitisme en Europe Centrale et en Europe de l’Est est bien différent, avec non moins d’actes de haine, mais également des discriminations (très peu présentes en France, comparativement), ayant même pour certaines une nature institutionnelle, tant le rapport aux communautés juives et les stéréotypes antisémites y sont problématiques.
L’islamophobie suit, quant à elle, des dynamiques et des mécanismes différents. Si elle compte aussi nombre de crimes de haine (157 pour 2015, dont 97 agressions physiques, quasi exclusivement contre des femmes, et 60 actes de dégradation), la problématique (numériquement) centrale demeure la discrimination, dans l’accès à l’éducation, au travail et aux services publics.
Pour la seule année 2015, le CCIF a enregistré 588 cas de discrimination, le plus souvent résolus par des rappels à la loi et des médiations juridiques (seuls 20 de ces dossiers ont nécessité une plainte). Il est ainsi à noter qu’il n’y a pas de divergence numérique entre les rapports du CCIF et les chiffres produits par le ministère de l’intérieur, puisque nous comptabilisons une catégorie supplémentaire : celle des discriminations, que l’Etat ne voit pas puisqu’elles ne lui sont tout simplement pas reportées.
Sur les plans politique et médiatique, on pourra également noter l’omniprésence de discours problématisant les Musulmans, par amalgame avec le terrorisme ou spécifiquement ciblés sur la pratique religieuse, les choix vestimentaires ou alimentaires, etc.
La nature institutionnelle de l’islamophobie apparaît ainsi à deux niveaux : d’une part dans le leadership, à travers des discours stigmatisants au plus haut niveau de l’Etat, validant le rejet à l’égard des musulman-e-s, d’autre part dans la phénoménologie, puisque plus de deux tiers des discriminations ont lieu dans des services publics, le plus souvent résolues par médiation, et pourraient être évitées par un simple effort de prévention au sein des institutions.
On voit ainsi qu’une approche numériquement comparative entre l’antisémitisme et l’islamophobie (ou toute autre forme de racisme) est sans objet, puisqu’elle revient à mettre en concurrence des réalités très différentes, bien que non moins graves l’une que l’autre et convoquant la responsabilité de tou-te-s, au- delà des clivages politiques et/ou communautaires.
3) Autre facteur à bien prendre en compte dans l’évaluation des phénomènes racistes : le sous-report des actes, toutes formes de racisme confondues (qui s’exprime dans une moindre mesure tant pour les crimes de haine que pour les discriminations).
Pour donner une idée du problème, considérons que, pour chaque acte raciste déclaré, quatre ne le sont jamais. Ni aux services de police, ni aux associations d’aide aux victimes. C’est ce que confirme l’Agence des Droits Fondamentaux dans son rapport européen, EU-MIDIS : seuls 18% des actes sont déclarés.
Au mieux, les chiffres nous donnent une indication, un élément comparatif, un moyen de mesurer l’impact d’une politique ou de dispositifs de prévention. Ils ne rendent jamais la pleine mesure du phénomène raciste.
Par conséquent, toute tentative relativiste quant aux chiffres du racisme est, d’une part erronée d’un point de vue analytique (on ne peut hélas que sous-estimer la nature des phénomènes – compte tenu du sous-report) ; d’autre part, cette volonté répétée de minimiser la gravité du racisme dit plus de ceux qui la font vivre que de ceux qu’elle vise.
Cette obsession, chez Mme Fourest (comme chez d’autres), de vouloir remettre en cause les chiffres de l’islamophobie, est tellement compréhensible, quand on sait qu’elle a été, pendant les quinze dernières années, à l’avant-garde des discours d’exclusion et de diabolisation, à l’égard des musulman-e-s. En cela, elle a participé à la normalisation de l’islamophobie comme une forme acceptable de racisme, sous couvert de laïcité dévoyée, de liberté d’expression asymétrique et d’un féminisme qui ne s’exprime que pour dicter aux femmes musulmanes la manière de se vêtir.
4) Interpréter la baisse numérique entre 2015 et 2016 des plaintes sur des cas d’islamophobie, comme un indicateur (rassurant) de régression du phénomène, est d’une bêtise confondante. C’est l’explosion des actes islamophobes à la suite des attentats de Janvier 2015 qui explique cette amplitude numérique (et donc un retour à une tendance de fond, s’exprimant sous la forme d’une baisse arithmétique).
L’horizon de comparaison doit donc s’exprimer sur une plus longue durée et tenir compte, lorsqu’elles se manifestent, de circonstances exceptionnelles, au risque de faire, comme Mme Fourest aurait pu l’éviter en étant plus attentive aux cours de mathématiques au collège, une erreur grossière.
5) Enfin, il y a quelque chose de sérieusement malsain, dans la mise en opposition des Juifs et des Musulmans qu’opère Mme Fourest (et que d’autres tentent, avant elle, de manière récurrente).
Pour le dire très simplement, il n’y a pas « d’antisémitisme musulman », comme il n’existe pas « d’islamophobie juive ». Il y a par contre, statistiquement, parmi les agresseurs antisémites, des personnes se revendiquant de confession musulmane (ou autre), comme il existe, parmi les agresseurs et discriminants islamophobes, des personnes se déclarant de confession juive (ou autre).
Cette observation statistique des motifs ou des appartenances, dites ou revendiquées, ne doit jamais être une assignation ni une donnée explicative du passage à l’acte, sauf à croire que dans la judaïté ou l’islamité supposée des fautifs, réside quelque chose d’essentiellement coupable.
Or la construction d’une identité fautive, en raison même de l’appartenance éthno-culturelle ou religieuse supposée des individus, est une définition du racisme.
Cela paraît surréaliste de devoir le rappeler en 2016, mais dans les agressions et les violences, quelles qu’elles soient, les seuls coupables sont ceux qui y participent. La responsabilité s’exprime sur le même plan que le choix : au niveau individuel.
Notre pays est suffisamment fracturé et abîmé pour ne pas rajouter, entre deux communautés cibles du racisme et de l’intolérance, une opposition supplémentaire et une concurrence qui s’avèrerait destructrice, pour nous tou-te-s, quel qu’en soit le bénéfice médiatique que peuvent en tirer Mme Fourest et ceux qui pensent comme elle.
S’il est permis de penser que l’être humain apprend de ses erreurs, chacun trouvera un espoir sans limites dans le niveau de connaissance qu’a pu accumuler Caroline Fourest au fil du temps.
Qu’il nous soit enfin permis de l’encourager sur ce beau chemin du savoir :
Cours Fourest, cours !