Quitter la voie de ses pères

« Quitter la voie de ses pères (…) C’est ce qu’a fait Abraham.  Il est nomade, il traverse des pays, il devient hébreu. C’est le sens du mot Hébreu : celui qui traverse. (…)  être héritier d’Abraham, c’est être capable de se mettre en chemin. » ( Delphine Horvilleur)

Cet extrait d’un texte de Delphine Horvilleur m’a profondément interpellée.

« Traverser », « se mettre en chemin »… se mettre en chemin  vers autre chose que ce qui est : quitter ce désastre de haine, de destruction pour prendre un autre chemin ?

Est-ce encore possible ?

Moi, Bella Mijoin-Némirovski, ( dite Bielka, mon pseudonyme de chanteuse), descendante de Juifs victimes des pogromes et de la Shoah, petite fille d’Abraham Némirovski assassiné à Auschwitz, et fille de déportés résistants, je me pose cette question : comment l’Histoire a-t-elle pu arriver dans cette impasse terrifiante au point que même l’espoir semble impossible ?

Mon amie Sara Alexander, je me souviens de ton opiniâtre combat pour le rapprochement et la reconnaissance mutuelle Israël-Palestine, je cheminais alors à tes côtés, chantant avec toi lors de meetings sur la « question palestinienne ». Je me souviens de mon émotion en t’entendant dire les poèmes de Mahmoud Darwish : tu disais les oliviers, l’odeur de jasmin chers au cœur des uns comme des autres, avec ton léger accent israélien.

Tu parlais de l’urgence d’aimer…L’espoir était là.

J’ai dans le cœur cette Palestine dont tu rêvais : une Palestine démocratique, laïque, fédérée, celle qui aurait pu, qui aurait dû être… « Deux peuples, une terre. » prônait Martin Buber, ne cessant d’affirmer que l’État binational est la seule solution viable en Palestine.

« Connais-tu le pays ou le Messie arrivera sur un cheval blanc, chassera la mort de la Terre et conduira notre peuple Israël auprès de l’oncle Ismaël ? » dit une chanson yiddish (paroles de Simon S.Frug, musique de A.Bulkinet L.Efron -1917). On n’écoute jamais assez les chansons … Elles contiennent pourtant toute la sagesse du monde.

Est-il seulement possible, maintenant de rêver à cette Palestine ou mieux, d’une Fédération Israelo-palestinienne ? est-il seulement possible de l’envisager ? J’ai beau tenir fort à mes rêves, celui-ci me semble irréalisable. Je veux quand même continuer à rêver.

Israël… Étant jeune, j’ai rêvé, moi aussi, d’aller vivre dans un kibboutz, cette entité aussi proches que possible du Communisme à l’état pur. Ce pays est cher au cœur des enfants d’Israël, enfants et petits-enfants des rescapés des pogromes et des camps d’Hitler, et de tant de Juifs dispersés par le monde.

Mais au regard de l’histoire comme de la géographie, cet État, comme tous les états, tous crées de toutes pièces au gré de fluctuations politiques, sans respect de qui que ce soit, n’en est-il pas moins un non-sens ?

Je sais, rêver d’une Terre sans frontières est un vœu pieux…

Pourtant, et bien que non pieuse moi-même, je suis encline à partager l’opinion de ces Orthodoxes pour qui cet État est « un blasphème ». Le peuple juif est « élu », affirment-ils, pour transmettre la lumière du judaïsme à travers le monde (« en traversant » sens du mot « hébreu », donc en diaspora !), afin de permettre l’arrivée du Messie…alors seulement les Juifs accèderont à Erets Israël. La métaphore me semble parfaitement claire, et nul n’est besoin d’être « croyante » ou d’appartenir à quelque religion que ce soit : le Messie, c’est notre état de perfection morale et spirituelle, qui seul peut donner à l’humanité l’ accès à la Terre Promise, notre terre à tous.

Que ne l’avons-nous attendu, ce Messie ! Je revois avec émotion un Hassid affirmant devant une caméra qu’il prie désespérément pour avoir un jour un passeport palestinien.

Une Fédération israelo-palestinienne, démocratique, laïque où tous pourraient vivre et circuler librement, selon les premiers préceptes du sionisme à sa naissance (avant qu’il ne devienne une idéologie nationaliste), voilà ce dont je rêve, ce dont tous les Juifs devraient rêver, selon moi, mais je sais que mes propos vont faire bondir une grande partie d’entre eux…

Quand les oliviers pourront-ils pousser librement cultivés par tous et pour tous ?

Je récapitule pour moi-même le résumé de l’histoire d’Israël, comme pour essayer de comprendre où et comment ça a déraillé, pour tenter d’apercevoir une lueur dans l’obscurité.

Au XIXe siècle, les Juifs d’Europe Centrale et de Russie, persécutés, pourchassés, pogromisés ne peuvent que rêver d’un ailleurs plus doux. Lorsqu’émerge le projet « sioniste », on peut imaginer qu’il s’agit de « se mettre en chemin », cœur et âme, vers la Palestine, fantasmée, utopie légendaire, Terre Promise.

Il n’est pas question alors d’un état nommé Israël. Herzl lui-même est tout d’abord, avant d’être entraîné dans la spirale fatidique par les Anglais, hostile à une colonisation de la Palestine. Il est question de « retour en Palestine », d’un « foyer juif en Palestine », pas d’un état. Lorsqu’il meurt en 1904, le mouvement sioniste est très divisé entre « sionisme pratique » (territorial) et « sionisme politique » (statutaire). Le sionisme n’est alors rien d’autre qu’une idéologie nationaliste naissante.

Comment a-t-on fini par aboutir à l’amalgame fallacieux : sioniste = juif, donc anti-sioniste = antisémite, comme si l’antisémitisme n’avait pas existé avant le sionisme ?

Au début du XXe siècle, la Palestine existe, sous mandat ottoman, mais entité culturelle distincte : elle est peuplée de Palestiniens musulmans, juifs, chrétiens, qui vivent ensemble. Ils cohabitent et personne à l’époque ne songe à chasser l’Autre.

Les pogromes s’intensifiant en Europe Centrale, nombreux sont les Juifs à émigrer en Palestine ( l’immigration juive s’est développée depuis 1880) où ils créent des « colonies de peuplement ». La Palestine fait alors encore partie de l’Empire ottoman, ce jusqu’à la première guerre mondiale, puis elle passera sous mandat britannique à la défaite.

Les Britanniques (très compétents en matière de colonialisme) voient soudain tout l’intérêt pour eux de créer un foyer national juif en Palestine.  On peut lire dans Science et Vie : « Le 2 novembre 1917, Lord Balfour, secrétaire d’État britannique aux Affaires étrangères, annonce dans une lettre ouverte que son gouvernement se montre favorable à la création d’un Foyer national juif en Palestine. Voilà qui ne manque pas de surprendre, compte tenu du désintérêt complet exprimé jusqu’alors par les autorités britanniques envers le mouvement sioniste, considéré comme un mouvement politique marginal. Et puis la déclaration ne manque pas d’aplomb : voilà donc le Royaume-Uni s’apprêtant à disposer d’un territoire qui ne lui appartient pas. »

Mais le nazisme, Hitler au pouvoir, la Shoah… l’histoire a basculé vers la catastrophe.

Au lendemain de la guerre l’idée d’un foyer juif a fait son chemin dans la tête des politiciens occidentaux, pour plusieurs raisons tout aussi perverses les unes que les autres : d’une part ils sont soucieux d’éviter d’avoir à accueillir les milliers d’émigrants juifs dans leurs propres pays, (comme déjà en 1939 (voir l’épopée du « Saint Louis »), ils le sont tout autant au lendemain de la guerre ( voir le refus d’accueil de l’Exodus avec ses rescapés de la Shoah). Quant à l’idée de se décharger sur le Moyen Orient du poids de la part européenne de responsabilité dans l’extermination des Juifs, elle a fait son chemin. Puis, « cerise sur le gâteau », créer un foyer juif « chien de garde » dans cette partie du monde, voilà qui ne peut que les séduire au plus haut point ! 

Après l’horreur de la shoah, les rescapés, traumatisés, arrivent, pionniers ivres d’espoir et de volonté de construire un avenir radieux dans ce pays « de lait et de miel », la Terre Promise. Comment ne pas les comprendre ? Comment leur en vouloir ?

« Une terre sans peuple pour un peuple sans terre » ! La formule d’Israel Zangwill, un des lieder du mouvement sioniste naissant, favorable à la création d’un foyer national juif eût été adéquate si elle n’était honteusement fausse : la Palestine n’est pas une terre sans peuple.

Mais on fait fi de cette donnée objective, et l’Etat d’Israël est créé. L’ironie est cinglante : il est né à cause de l’antisémitisme, certes, et bel et bien, aussi, PAR pur antisémitisme !

Les habitants de Palestine, des trois religions ainsi qu’athées, s’égarent dans les méandres de la politique menée par les puissances occidentales, ils sont séparés, dispersés, et les graines de discorde et de haine dûment semées engendrent le désastre : la « Nakba » pour le peuple palestinien, le début d’une course folle des fanatiques de l’Irgun vers un Eretz Israël, prôné par l’ultra-nationaliste d’extrême droite Jabotinski.

Puis….

Expulsions de villages palestiniens au profit de colons, destructions de villages, constructions de colonies, haine grandissant au fil des jours et des exactions et des massacres, de Deir Yassin à Sabrah et Chatila, (oubliées, occultées, par les Israeliens)… Puis le Hamas, fruit de cette haine grandissante (dont la mise en place a été largement favorisée par Netanyahu !), perpétue l’horrible attentat du 7 Octobre.

Le monde entier bascule dans l’effarement et la douleur, la communauté juive se scinde : certains condamnent uniquement le Hamas, appellent à la vengeance, admettent, prônent la destruction de Gaza et de ses habitants. D’autres, moins nombreux, penchent pour la reconnaissance des droits du peuple palestinien, s’insurgent contre la politique de Netanyahu, exigent le cessez-le-feu, souhaitent la Paix, mais quelle Paix ? Une fraction plus extrême, une « branche » ultra-orthodoxes, fustige l’existence de l’Etat « blasphème », Israël.

La « Terre Promise »… peut-il vraiment s’agir de ce petit lambeau de terre maintenant maudit, Israël, +Gaza et la Cis-Jordanie ?…

Je veux croire que la Terre Promise, c’est la Terre, tout simplement, la belle, notre planète bleue, libérée de tous ses avides rapaces qui ne savent semer que la guerre. C’est sans doute un fantasme, une belle promesse vers laquelle tout homme devrait tendre, et donc tout Juif, car là est sa « mission », celle pour laquelle il a été « élu » (selon le Zohar) : libérer la planète de ses rapaces criminels, élever la conscience humaine vers la grandeur spirituelle (l’avènement du Messie !)

Au lieu de quoi j’entends tellement de voix (juives !) tenir des propos haineux, dénommer « non-humains » les Palestiniens ! (Le discours nazi serait contagieux ? il pourrait même contaminer des Juifs ?!), n’évoquer de souffrance que celle des Israéliens après l’attentat du 7 octobre, et cautionner ce fou de Netanyahou qui se sert honteusement de cette horreur pour plonger Gaza dans un désastre génocidaire, dans le but inavouable de s’approprier cette bande de terre et ses richesses,( au mépris du danger que sa folie fait courir aux otages, au peuple israelien, ainsi qu’ aux Juifs du monde entier).

Juifs, comment pouvons-vous tolérer cette horreur, la mort des enfants palestiniens, les cris des mères ? cela va-t-il ramener les morts du 7 octobre ? cela va-t-il favoriser le retour des otages restants ? les enfants, les mères ne sont-ils pas tou(te)s les mêmes ?

Comment pourrons-nous enseigner la shoah après Gaza ?

Souvenons-nous de Thanksgiving en Amérique : les colons blancs remerciant Dieu (au lieu de remercier les autochtones qui les avaient accueillis et aidés à survivre), pour ensuite conquérir cette terre par le génocide que l’on sait.

Les Palestiniens eux aussi ont accueilli les premiers pionniers qui arrivaient de Russie, de Pologne, de Roumanie, de Salonique…pourquoi devraient-ils payer pour les crimes nazis perpétrés dans le silence assourdissant des pays d’Europe ?

« Deux peuples une terre » La formule est de Martin Buber, sioniste, mais sioniste clairvoyant, résolument anti-nationaliste. En 1921 il dit : « Le peuple juif ne doit pas seulement aspirer à vivre en paix avec le peuple arabe, mais également à coopérer activement avec lui pour la mise en valeur et le développement du pays. » Le sionisme authentique, pour lui, est un sionisme de « réalisation du judaïsme » et cette réalisation est avant tout celle d’une aspiration spirituelle : l’édification d’une « communauté authentique » où la politique ne primerait pas sur l’éthique, l’avènement d’une « utopie » où la justice enfin s’affirmerait en lieu et place de l’économie vitale des nationalismes. ( discours prononcé au XIIe congrès sioniste, 1921)

Il rappelle encore sa conviction en 1946 devant la commission anglo-américaine : « parce que des deux côtés on aime ce pays, on veut construire son avenir, on possède une volonté et un amour en commun : il est donc possible de travailler ensemble pour ce pays. » 

 La position de Buber tient en sa formule : « Deux peuples, une terre. » « Les Juifs ayant enduré les méfaits du racisme et de l’ostracisme, doivent moralement s’interdire d’adopter pareille attitude à l’endroit d’un quelconque autre peuple. Ils doivent s’efforcer de connaître, de comprendre leurs voisins arabes. »

Il ne cessera de dire que l’État binational est la seule solution viable en Palestine. Enfin, pourquoi refuserait-on une Fédération israelo-palestinienne ? (la Belgique, la Suisse ne sont-ils pas des exemples ? )

Il le répète encore en 1947 : « Ce dont chacun des deux peuples vivant l’un à côté de l’autre, l’un par l’autre, en Palestine a réellement besoin, c’est d’autodétermination, d’autonomie, de possibilité de décider librement. Cela ne veut nullement dire le besoin d’un État où l’un des deux domine. La population arabe n’a pas besoin pour s’épanouir librement d’un État arabe, ni la population juive d’un État juif ; cela peut être garanti dans une structure commune binationale. »

Si Buber tremble lorsqu’Israël se retrouve en guerre contre ses voisins, il ne craint pas seulement pour la survie du foyer national juif : sa crainte que l’État hébreu ne trahisse la vocation qui était la sienne, et « qu’il ne perde son âme. ”

Pour ce qui est de moi, Bielka, simple chanteuse, j’aime tant nos « petits Juifs », ceux des chansons de Manger, ni grandioses, ni vils, avec leur humour, leur dérision, leur tendresse, que je tremble à la pensée que pour des frontières barbelées, ils ne la perdent, cette âme.

Bielka Mijoin-Némirovski – Juillet 2024

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