Ils sont Israéliens et se rendent dans les territoires occupés sans l’habit de colon ou l’uniforme de Tsahal. Visites “politiques” de Hébron la ville colonisée, manifestations face à leur propre armée, entraide alimentaire… La sociologue Karine Lamarche a étudié ces militants dans un livre tiré de sa thèse : “Militer contre son camp ? Des Israéliens engagés aux côtés des Palestiniens”, à paraître le 11 septembre aux Presses universitaires de France. Entretien.
Comment vous êtes-vous intéressée aux Israéliens qui en viennent à militer “contre leur camp” ?
J’avais commencé en maîtrise de sociologie à travailler sur les “Refuzniks”, ces soldats israéliens qui refusent de servir dans les territoires occupés. Cela m’a donné envie d’aller voir ce qui se passait du côté palestinien. J’ai ainsi accompagné Machsom Watch (“Observatoire des barrages” en hébreu/anglais) en Cisjordanie. Cette organisation israélienne est composée de femmes qui surveillent les soldats aux checkpoints et essayent d’intervenir en cas d’abus. Et puis, au moment de m’inscrire en thèse, j’ai entendu parler de militants qui développaient une vraie coopération avec les Palestiniens, manifestaient à leurs côtés, etc. C’est ainsi que j’ai décidé de travailler sur eux et sur ce que signifie cette forme d’engagement quand on est israélien.
Quels sont les principaux groupes de militants actifs dans les territoires occupés ?
On peut tout d’abord citer les Anarchistes contre le mur, un petit groupe formé en 2003, dont les membres rejoignent des manifestations, des actions de désobéissance civile et de solidarité aux côtés des Palestiniens, dans les territoires. Même s’il n’est composé que de quelques dizaines de personnes, c’est l’un des plus actifs de la scène militante. Il y a aussi Ta’ayush (“Vivre ensemble” en arabe), un mouvement apparu au tout début de la seconde Intifada, qui était à l’origine composé à parts égales de citoyens arabes et juifs d’Israël. A l’époque, les convois de nourriture, de vêtements ou de médicaments qu’il organisait à destination de villages sous couvre-feu pouvaient rassembler plusieurs centaines de participants. Aujourd’hui, on ne trouve plus qu’un petit noyau de militants de Jérusalem, Juifs pour la plupart, qui se revendiquent encore de Ta’ayush et sont principalement actifs dans la région des collines du sud d’Hébron, où il y a beaucoup de problèmes entre les colons, l’armée et les Palestiniens. Autres militants actifs dans les territoires : les Combattants pour la paix. Il s’agit d’anciens combattants des deux bords qui organisent des rencontres et des actions conjointes en Israël et dans les territoires occupés. Enfin, on trouve des ONG qui disposent de plus de moyens et emploient des salariés à la différence des trois premiers groupes mentionnés. Par exemple Shovrim Shtika (“Briser le silence” en hébreu) est une organisation qui recueille les témoignages de soldats ayant servi dans les territoires et réalise aussi des “tours”, sortes de visites politiques destinées à montrer aux Israéliens et aux visiteurs étrangers ce qu’est l’occupation, notamment dans la ville d’Hébron, où elle se fait sentir de manière particulièrement visible et choquante.
Depuis l’échec de Camp David (juillet 2000) et le déclenchement de la seconde Intifada (automne 2000), le militantisme a-t-il changé ?
Oui, le militantisme a changé depuis le déclenchement de la seconde Intifada qui a fait suite à l’échec du processus de paix. La société israélienne s’est éloignée des positions pacifistes suite, notamment, à la multiplication des attentats et au sentiment de beaucoup d’avoir été “trompés” par les Palestiniens quant à leurs intentions de faire la paix. Avec l’effondrement du “camp de la paix”, ça a été un peu tabula rasa au niveau du militantisme. C’est dans ce contexte que de nouveaux groupes sont apparus : Ta’ayush a été le premier, quelques semaines après le déclenchement de la seconde Intifada, à proposer un passage de l’autre côté. Il y avait alors des dizaines de villages palestiniens placés sous couvre-feu et sujets à la répression de l’armée. Ce n’était plus le moment de faire des manifs “pour la paix” à Tel-Aviv et à Jérusalem.
Vous dites que l’entrée en militantisme pro-palestinien nécessite, avant le passage à l’acte, “l’acquisition de dispositions” à s’engager (certaines idées ou valeurs). Comment s’acquièrent ces dispositions ?
Un certain nombre de militants ont grandi dans des familles positionnées à gauche de l’échiquier politique. Néanmoins, très peu ont été élevés par des parents ouvertement critiques à l’égard du sionisme ou de l’armée. J’ai donc cherché à comprendre ce qui pouvait expliquer l’apparition chez eux de questionnements, notamment sur ces deux sujets qui font office de vaches sacrées en Israël. Il ressort des entretiens que cela peut provenir de rencontres, de lectures ou autres “découvertes” qui remettent en question certaines certitudes. Cela peut aussi venir de la confrontation à des situations empreintes de violence et/ou d’injustice. Ainsi, la plupart de mes enquêtés ayant été combattants dans les territoires avant de s’engager évoquent leurs expériences militaires comme le point de départ de leurs interrogations. Le troisième type d’expérience susceptible de changer le regard du futur militant survient lors de certains voyages, lorsque son éloignement géographique d’Israël s’accompagne d’une forme de décentrement.
Beaucoup de vos sujets d’enquête utilisent le mot “endoctrinement” pour qualifier leur conscience politique “d’avant”…
Il est vrai que ce mot revient souvent chez les militants. Certains parlent même de “lavage de cerveau” pour qualifier cet endoctrinement dont ils considèrent avoir été victimes, au même titre que leurs concitoyens. Or, cela ne correspond que partiellement à la réalité. Même si une idéologie forte est véhiculée par les instances de socialisation israéliennes, notamment l’école et l’armée, il y a des possibilités de voir et de s’informer en Israël, ce n’est pas la Corée du Nord. Néanmoins, tout est fait pour inscrire dans les consciences les deux idées suivantes : “l’armée est là pour protéger la population (juive)” et “les Palestiniens représentent un danger”. C’est lorsqu’ils les remettent en question, par le biais de leur engagement sur le terrain, que les militants se retournent sur l’éducation qu’ils ont reçue et en viennent parfois à parler d’”endoctrinement” ou de “lavage de cerveau”.
En dehors d’un engagement militant, donc politique, n’existe-t-il aucun lieu de rencontre entre Palestiniens et Israéliens ?
Non, ou très peu. En dehors de l’hôpital public et de l’université, les Palestiniens d’Israël, soit environ 20% de la population, et la majorité juive ont très peu d’occasions de se rencontrer et leurs rares relations sont souvent marquées par la forte domination sociale et économique des seconds sur les premiers. A l’exception du jardinier du coin ou de la femme de ménage, peu d’Israéliens juifs sont déjà entrés en contact avec des Palestiniens, qu’ils soient citoyens israéliens ou résidents des territoires occupés. Il y a évidemment des exceptions mais elles sont minoritaires. Cela explique en partie que si peu d’Israéliens aient conscience des conditions de vie des Palestiniens vivant de l’autre côté de la ligne verte.
Beaucoup d’Israéliens ont été ou sont pourtant dans l’armée, institution qui administre les territoires occupés…
Oui, mais il ne faut pas oublier que, même parmi la majorité juive, tous les Israéliens ne font pas l’armée. Les religieux orthodoxes se font largement exempter et certains laïcs parviennent également à échapper à leurs obligations militaires par différents moyens. Ensuite, parmi ceux qui effectuent leur service, tous ne sont pas combattants et tous ne servent pas dans les territoires palestiniens. Enfin, une espèce de chape de plomb recouvre ce qui se passe de l’autre côté de la ligne verte. Les soldats en permission ou de retour de l’armée parlent très peu avec leurs familles et leurs amis de ce qu’ils ont vu ou fait. Beaucoup d’Israéliens ne veulent pas savoir car ils veulent continuer à tout prix de croire que leur armée est “la plus morale du monde”.
Certains militants anti occupation gardent également leur casquette de soldat de Tsahal, c’est paradoxal non ?
Les choses se font progressivement. Beaucoup d’Israéliens vouaient un grand respect à l’armée avant de s’engager dans les territoires. Certains faisaient encore leur période de réserve tous les ans. Mais j’ai pu observer que cette double appartenance de “soldat” et de “militant” ne durait qu’un temps. Cette position s’avère en effet trop ambivalente pour être durable. Soit le militantisme ne s’installe pas dans la durée, soit le militant régulier arrête de faire ses périodes de réserve. Et parallèlement à cette distanciation de l’armée commence généralement une remise en question des schèmes narratifs propres au sionisme.
Vous démontrez que ces militants israéliens font l’objet dune “réprobation très forte” de la part de leurs concitoyens en Israël (leur surnom de “belles-âmes” peut être synonyme de “naïf” voire “traitre”). Comment cela se manifeste-t-il ?
Soit par une indifférence très grande à l’égard de ce qu’ils font, soit à l’extrême par une hostilité affichée qui peut se traduire par des insultes ou des agressions. J’ai déjà assisté au passage à tabac de militants revenant d’une manifestation contre l’occupation à Tel-Aviv, pris à parti par des personnes appartenant à l’autre bord politique.
Comment les médias israéliens couvrent-ils les manifestations conjointes en territoires occupés ?
Pas de manière favorable en règle générale. Ils vont montrer l’aspect violent des manifestations, les gens qui lancent des pierres, ce qui arrive de temps en temps mais souvent en marge des protestations et lorsque l’armée a déjà ouvert le feu. Ils vont aussi montrer les soldats blessés. Ils collent une étiquette de “radicalité” à tout ce qui remet en cause l’armée. De temps en temps, des journalistes israéliens traitent le sujet plus en profondeur, vont à la rencontre de militants, montrent les choses dans leur complexité mais pour ce qui est des flashs info, ça se limite souvent à “Trois soldats blessés à Bil’in”.
Comment l’armée se comporte-t-elle en présence d’Israéliens ?
Les soldats ont pour ordre de ne pas ouvrir le feu à balles réelles quand il y a des Israéliens ou des internationaux. Ils utilisent donc plutôt des balles lacrymogènes, des balles en caoutchouc et d’autres munitions non létales. Néanmoins, celles-ci peuvent tuer quand elles sont projetées à des distances non réglementaires ou en direction du haut du corps. Plusieurs Palestiniens ont ainsi perdu la vie au cours de manifestations non-violentes. Mais la répression de l’armée est infiniment moins forte lorsque des Israéliens ou des internationaux sont présents, d’où l’importance de cette forme de coopération. D’où aussi, parfois, les tentatives de l’armée pour empêcher les Israéliens de rejoindre les Palestiniens dans leurs protestations.
Remettre en question l’armée semble la chose la plus compliquée. Ainsi, vous donnez l’exemple d’un militant qui, sur injonction de son chef, accepte de recevoir en public sa médaille mais, le lendemain, la renvoie par la poste à Tsahal…
Ça, c’était dans les années 80. Ce militant, qui est toujours engagé aujourd’hui, m’expliquait qu’il avait été décoré pendant la guerre du Liban mais qu’il avait accepté de renvoyer sa médaille par la poste plutôt que de la refuser publiquement à la demande de ses chefs. Aujourd’hui, les jeunes militants opèrent une rupture plus nette. Ils ne sont plus dans la recherche de compromis avec l’armée… Alors que leurs aînés du “camp de la paix” pouvaient manifester contre la guerre le mardi et enfiler leur uniforme de réserviste le jeudi, eux cessent tout simplement de répondre à l’appel. Et ils cessent d’autant plus facilement de s’identifier à l’institution militaire qu’ils ont vu des soldats ouvrir le feu sur des manifestants.
Le temps où le “camp de la paix” arrivait à faire descendre 5 à 10% de la population dans la rue est révolu, dites-vous. Pourquoi ?
Le “camp de la paix” organisait principalement des grandes manifestations à Tel-Aviv et Jérusalem contre la guerre et pour l’évacuation des colonies. Parmi ses leitmotivs, il y avait la moralité de l’armée et la sécurité d’Israël, deux thématiques auxquelles une majorité de citoyens pouvaient s’identifier. Par ailleurs, il ne proposait pas de passage de l’autre côté de la ligne verte (à l’exception de quelques manifestations contre des colonies), pas de coopération avec les Palestiniens et pas de confrontation aux soldats. Ainsi, on pouvait manifester pour la paix tout en restant un “bon citoyen”, sioniste et loyal envers l’armée. Avec l’engagement que j’ai étudié, ce n’est plus possible : la coopération avec les Palestiniens implique des risques permanents de confrontation à l’institution militaire, ce qui explique que de nombreux militants se détachent de leur propre société. Beaucoup moins accessibles que les manifestations qui se tenaient en Israël, les actions auxquelles participent mes enquêtés sont aussi considérées comme beaucoup plus “radicales” par une majorité de la population. Ceux qui sont prêts à s’y risquer sont donc logiquement infiniment moins nombreux.
Quelles sont les conséquences quand on refuse la conscription ou d’effectuer son devoir de réserviste ?
Il y a une différence entre refuser d’effectuer son service obligatoire de trois ans et refuser de faire sa période de réserve dans les territoires. L’un de mes enquêtés avait refusé d’être enrôlé en dénonçant publiquement l’occupation israélienne, les agissements de l’armée dans les territoires, etc. Lui et quatre autres jeunes ont fait deux ans de prison. D’autres objecteurs de conscience tentent de se faire exempter en disant qu’ils sont pacifistes, opposés à la violence en général ou encore qu’ils ont peur des armes. Certains parviennent ainsi à échapper à l’armée. Mais ceux qui tiennent un discours sans ambiguïté sur l’occupation sont généralement lourdement condamnés. En ce qui concerne enfin les Refuzniks qui ont déjà effectué leur service obligatoire et qui refusent de faire leurs périodes de réserve dans les territoires, les condamnations sont plus rares et souvent bien moins lourdes que celles qui visent les jeunes objecteurs (quelques semaines de prison au maximum).
Vos enquêtés critiquent aussi une société mainstream, luttent contre la domination sexuelle et pour la protection des animaux…
Oui, le fait de devenir militants les amène souvent à un questionnement beaucoup plus large sur les rapports de domination à l’œuvre autour d’eux. Beaucoup sont ou deviennent féministes, sensibles aux questions LGBT, végétariens voire végétaliens et engagés dans la lutte pour la libération animale. Par exemple, chez les Anarchistes contre le mur, les carnivores sont une minorité. Certains ont été amenés à militer contre l’occupation par ces chemins-là. D’autres développent une sensibilité accrue à d’autres causes en raison de leur engagement initial contre l’occupation.
Que pensent-ils des négociations israélo-palestiniennes actuelles ?
Il m’est difficile de répondre car nos dernières conversations commencent à dater… Mais en général, les militants que j’ai rencontrés pensent que la résolution de ce conflit ne pourra passer que par des pressions internationales sur Israël. Or, ce n’est pas vraiment la tournure que prennent les choses. Je pense donc qu’ils ne doivent pas être très optimistes sur ce qui se passe en ce moment. Ils ressentent, comme les Palestiniens me semble-t-il, une espèce de lassitude par rapport à ces négociations qui se déroulent alors même qu’Israël continue de construire des colonies.
recueilli par Geoffrey Le Guilcher