Que peut la gauche contre l’antisémitisme ?

En débat

Les accusations d’antisémitisme portées contre une partie de la gauche française relèvent-elles d’un mauvais procès intenté pour disqualifier les soutiens de la cause palestinienne ? Ou sont-elles l’indice qu’elle aurait baissé la garde dans le combat pour éradiquer cette forme de xénophobie ?

12min

Mise à jour le 17.11.23 à 14:25

Les intervenants

  • Pierre Ouzoulias, sénateur PCF des Hauts-de-Seine, groupe CRCE-K
  • Stéphanie Roza, historienne et philosophe, spécialiste des Lumières et de la Révolution française, et autrice
  • Pierre Stambul, porte-parole de l’Union juive française pour la paix et auteur

L’affaire Dreyfus et la lutte contre l’antisémitisme furent l’un des creusets de la gauche française. L’engagement de Jean Jaurès comme celui d’Émile Zola l’avait soudée, quand la Résistance trempa cette cause dans la lutte contre le nazisme et le refus de la collaboration, en particulier grâce à l’action des communistes et de la FTP-MOI.

Pourquoi et comment la gauche est-elle aujourd’hui suspectée d’avoir baissé la garde ? Sous l’action de quelles forces idéologiques ou politiques ? Et comment la gauche peut-elle s’inscrire résolument dans la lutte actuelle contre l’antisémitisme ?

Pourquoi certains accusent-ils la gauche d’avoir failli dans sa lutte contre l’antisémitisme ?

Pierre Ouzoulias : Historiquement, la culture juive est consubstantielle de la formation de l’esprit révolutionnaire occidental. La Nation célébrera le 21 février prochain l’entrée de Missak Manouchian au Panthéon. La plupart de ses compagnons d’armes étaient de culture juive. Joseph Epstein a été élevé dans une communauté yiddish polonaise.

Olga Bancic naquit dans une famille nombreuse juive de Bessarabie. Leur culture juive était imprégnée par l’idée du « tikkoun olam », la grande réparation du monde, qui nourrit leur pensée politique selon laquelle il ne peut y avoir de bonheur sur terre sans justice sociale. Une partie de la gauche, oublieuse de son histoire, n’appréhende plus le judaïsme que dans le cadre du conflit israélo-palestinien en le considérant comme la culture de l’oppresseur.

Ce faisant, elle importe en France un raisonnement manichéen qui oppose le juif au musulman alors même qu’il est impuissant à rendre compte de la complexité des conflits du Proche-Orient. Elle abandonne ainsi sa tradition marxiste, mais aussi son engagement laïque, ce qui lui est justement reproché. Paradoxalement, cette critique lui est faite par des forces politiques qui réduisent tout au conflit supposé entre l’Occident chrétien et l’Orient musulman.

Stéphanie Roza : Je le dis avec tristesse : dans la plupart des organisations de gauche, il règne désormais une ambiguïté malsaine sur la question de l’antisémitisme, conséquence d’au moins deux décennies où la lutte contre ce fléau a été placée en dernière position sur la liste des priorités. Le mauvais exemple vient d’abord d’en haut. L’homme qui contribue à la diffusion des stéréotypes antisémites à gauche est Jean-Luc Mélenchon : il accumule impunément les sorties douteuses sur les juifs comme lorsqu’il a déclaré “Madame Braun-Pivet campe à Tel Aviv”, sans que personne à gauche y ait vu un motif de rupture – du moins jusqu’au 7 octobre dernier.

Mais l’Humanité fait malheureusement partie du problème. Récemment, elle a déroulé le tapis rouge au rappeur Médine qui s’est affiché en 2014 aux côtés de Dieudonné. Or cet été encore, il n’a pas su résister à la tentation d’un jeu de mots sur Twitter associant le nom d’une personnalité juive et une allusion à la Shoah – une « blague » que l’inventeur de la quenelle n’aurait pas reniée, et qui lui a d’ailleurs valu d’être défendu par le journal d’extrême droite Rivarol !

Enfin, depuis les massacres perpétrés par le Hamas, suivis par les bombardements meurtriers sur Gaza, la confusion règne. Un des signes en est la propension à comparer les dirigeants israéliens à Hitler, et à voir dans leur politique la preuve irréfutable d’un génocide palestinien en cours, alors que d’autres conflits contemporains qui ont fait et font des centaines de milliers de victimes (Yémen, Syrie, Darfour) n’ont jamais suscité de telles réactions.

La brutalité de l’armée israélienne n’a pas besoin d’être caricaturée pour apparaître comme scandaleuse. Mais on cherche ainsi à nazifier les Israéliens, dans le but, conscient ou pas, de relativiser le génocide juif. Car si les Juifs sont eux-mêmes des Nazis, au fond, de quoi se plaignent-ils ?

Pierre Stambul : C’est le monde à l’envers. Les néolibéraux au pouvoir, l’extrême droite raciste et les nostalgiques du nazisme soutiennent Israël parce que c’est leur État : un exemple de reconquête coloniale, de surveillance généralisée, d’enfermement des populations dites dangereuses et de répression violente, un pays surarmé… En France, le racisme est quotidien contre les Noirs, les Arabes, les Roms, les musulmans mais contre les juifs c’est interdit. Ce racisme sélectif ne protège absolument pas les juifs, il les met en danger.

Les juifs ont été, pour reprendre une expression d’Hannah Arendt, des parias asiatiques inassimilables en Europe. Et, très naturellement, ils ont été historiquement défendus par la gauche. Aujourd’hui, d’autres groupes humains sont systématiquement stigmatisés et victimes de violence. En Israël, il y a un gouvernement de fascistes suprémacistes.

Depuis des décennies, Israël est un État d’apartheid qui nie l’existence, la dignité et les droits du peuple palestinien. Ceux qui prétendent parler au nom des juifs français sont des racistes qui veulent imposer un soutien total à la politique d’Israël et qui qualifient automatiquement d’antisémite tout soutien aux droits du peuple palestinien.

Du coup, la – vraie – gauche, celle qui est antiraciste, anticolonialiste, celle qui affirme que « les hommes naissent libres et égaux », celle qui réclame que le droit international soit appliqué à tous et partout, est qualifiée d’antisémite. C’est obscène.

La gauche aurait-elle renoncé à dispenser les fondements de son projet républicain, au point de favoriser la résurgence du racisme et de l’antisémitisme actuels ?

Stéphanie Roza : Le manque de formation pèse lourd dans la confusion actuelle. Beaucoup de gens ne saisissent pas les connotations antisémites de certains jeux de mots ou de certaines allusions. Or, depuis que l’antisémitisme tombe sous le coup de la loi, les ennemis des juifs ont multiplié les stratégies discursives pour exprimer leur haine tout en évitant les poursuites judiciaires.

Jean-Marie Le Pen et Dieudonné ont ouvert la voie. Il faudrait que les partis de gauche forment leur milieu sur ce sujet, mais ça n’est, pour le moment, la priorité de personne. Surtout, il faudrait informer sur la question de l’islamisme, et l’antisémitisme féroce qu’il véhicule. Contrairement à ce que certains ont osé soutenir, le Hamas n’est pas un mouvement de libération nationale similaire à l’OLP.

Comme ses cousins islamistes qui attisent la haine des juifs en France, le Hamas est porteur d’un fanatisme religieux visant à l’établissement d’un califat mondial avec, pour commencer, la destruction des juifs d’Israël. Ce n’est pas avec une telle idéologie fascisante que l’on va s’orienter vers une solution à deux États. Mais qui prend la peine d’expliquer tout cela aujourd’hui dans nos rangs ?

Pierre Stambul : Les mots « gauche » et « projet républicain » me gênent. Peut-on être de gauche et sioniste ? Pour moi non. Il n’y a pas un seul crime contre le peuple palestinien dans lequel la « gauche sioniste » n’a pas joué un rôle majeur : le nettoyage ethnique de 1948, la conquête de 1967, le début de la colonisation, la construction du mur, l’escroquerie des accords d’Oslo… On ne peut pas être de gauche et nier l’apartheid actuel.

Et le terme « projet républicain » masque toute l’histoire coloniale de la France et le fait que le colonialisme perdure chez nous, il s’est juste transformé. Un discours qui nie le fait que l’Europe et l’Occident se sont débarrassés de leur responsabilité majeure dans l’antisémitisme et le génocide nazi en faisant payer le prix de ces crimes au peuple palestinien est inaudible. Il ne peut qu’entraîner du ressentiment.

La gauche doit retrouver un langage universaliste et égalitaire. L’antisémitisme a été un racisme « à part » au moment de l’extermination nazie. Il ne l’est plus. Combattre ensemble toutes les formes de racisme, lutter inlassablement contre la stigmatisation des pauvres, des musulmans, des migrants, dénoncer toutes les formes d’antisémitisme, c’est notre devoir. Marek Edelman, militant bundiste et commandant en second de l’insurrection du ghetto de Varsovie, disait : « Être juif, c’est être toujours au côté des opprimés. » Cela s’adresse à tout le monde.

Pierre Ouzoulias : De Condorcet à Ferdinand Buisson, l’instruction nationale est fondée sur le principe de l’émancipation individuelle dans le cadre d’un projet politique qui consiste à former des citoyens et des républicains. L’école de la République organise alors des consciences citoyennes en leur demandant de répondre à l’injonction de Kant : « Sapere aude », c’est-à-dire en les incitant à se soumettre à leur propre raison critique.

L’école n’est ni le lieu de consommation des savoirs ni le lieu où « chacun vient comme il est ». L’objectif politique de l’école est de donner à l’élève les possibilités de « s’auto-constituer comme sujet autonome », pour reprendre la belle expression de Catherine Kintzler. La fonction émancipatrice de l’école exige donc de chaque élève qu’il accepte ce travail sur lui-même d’abandon de ses dogmes et de ses préjugés.

Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale du Front populaire, assassiné par la milice et auquel l’extrême droite reprochait d’être juif et de promouvoir une école « sans Dieu », résumait cela en une formule : « Les écoles doivent rester l’asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas. »

Comment la gauche doit-elle avancer pour être à la hauteur de la situation ?

Pierre Stambul : Toutes les composantes de la vraie gauche doivent se retrouver ensemble dans les luttes indispensables aujourd’hui à une époque où Messieurs Darmanin et Macron ont tendance à imiter Messieurs Orban, Erdogan ou Poutine dans l’attaque contre les libertés fondamentales. Les querelles d’appareil sont hors de propos.

Associations, syndicats et partis doivent ranger leurs ego et être unis dans une lutte acharnée contre le racisme sous toutes ses formes, pour la défense des libertés fondamentales, des migrants, des sans-papiers, du peuple palestinien victime actuellement de ce que le droit international appelle un génocide.

La gauche doit être au côté des dominés. Elle doit trouver les moyens de contrer un pouvoir et des médias qui essaient d’imposer une pensée unique. Et, parce que je suis juif, la gauche doit, enfin, comprendre que le sionisme est une idéologie criminelle.

Stéphanie Roza : On ne gagnera pas la bataille de l’émancipation si on hiérarchise les combats. Il n’y a pas à choisir entre la défense du droit des Palestiniens à un État, et la lutte contre l’antisémitisme, ni entre la défense des musulmans quand ils sont stigmatisés par l’extrême droite « blanche », et la nécessaire bataille idéologique contre l’islamisme, cette extrême droite musulmane. Il faut avoir le courage de mener tous ces combats ensemble, car ils ne sont que les différentes facettes d’une même lutte pour la dignité et la liberté de tous les êtres humains.

Pierre Ouzoulias : Léon Blum, victime des attaques antisémites de l’extrême droite, considérait que l’affaire Dreyfus avait fortifié la République en réaffirmant le principe de l’effectivité des droits de tous les citoyens et plus particulièrement de ceux de confession juive incorporés dans la communauté nationale par la Révolution française. Dans sa lettre de juillet 1944, il considérait que la construction d’une société socialiste serait la seconde étape de cette libération et qu’elle éradiquerait toutes formes d’antisémitisme en instituant la fraternité entre tous ses membres.

Milo Lévy-Bruhl rapproche ce testament de Léon Blum des Réflexions sur la question juive, dont la rédaction commence la même année, et dans lesquelles Jean-Paul Sartre considère que « dans une société dont les membres sont tous solidaires, parce que tous engagés dans la même entreprise, il n’y aurait pas de place pour l’antisémitisme ».

La gauche a failli parce qu’elle est devenue incapable de penser l’articulation entre la reconnaissance des identités individuelles et la construction d’un projet collectif émancipateur. Abandonnant l’utopie d’une « société des égaux », elle a fini par essentialiser les identités individuelles et in fine par les mettre en conflit. Il lui faut renouer avec l’idéal républicain en les subsumant par un programme politique libérateur.

Stéphanie Roza : La Gauche contre les Lumières, Fayard, 2020, et Lumières de la gauche, éditions de la Sorbonne, 2022.

Pierre Stambul : Le Sionisme en questions, Acratie, 2014.