Quand le judaïsme se distinguait du sionisme

Par Sonia Dayan-Herzbrun Professeure émérite à l’université Paris Diderot- Paris VII. Publié sur le site de l’Huma.

La Ville sans juifs, très beau film muet (1924) du réalisateur autrichien Hans Karl Breslauer, a été vu comme une anticipation de ce qui allait se passer une dizaine d’années plus tard, mais aussi comme une dénonciation de l’absurdité de l’antisémitisme. Accusés d’être la cause de toutes les difficultés que rencontre la république d’Utopia, les juifs en sont chassés. Mais, sans eux, plus rien ne va. Ils seront rappelés et tout rentrera dans l’ordre. Deux très courtes séquences du film méritent qu’on s’y arrête. La première montre les juifs pourvus de maigres baluchons ramassant, les larmes aux yeux, une poignée de la terre qu’ils quittent (une terre européenne). Dans la seconde, on voit le désarroi de ceux à qui on a proposé de s’établir en Palestine et qui se retrouvent au milieu de Bédouins avec lesquels ils ne parviennent pas à communiquer. Le message est bien que le sionisme n’est pas la réponse attendue à l’antisémitisme, et que ce que désirent les juifs de ce coin d’Europe centrale, c’est rester chez eux sans être persécutés.

Il n’y avait là rien de provocateur ou d’exceptionnel. L’historiographie n’accorde qu’une place très faible au non-sionisme ou à l’antisionisme d’une partie non négligeable du monde juif d’avant la Seconde Guerre mondiale. Ce refus d’identifier judaïsme et sionisme a pris de multiples formes, religieuses ou plus séculières. On ne rappellera jamais suffisamment la diversité qui caractérise le judaïsme, où il n’y a pas d’autorité religieuse, ni de centralité institutionnelle, les rabbins n’étant que des érudits de la Torah dont ils poursuivent la lecture et l’interprétation.

Dans tous les courants religieux, qu’ils soient orthodoxes (haredim, hassidim, ou membres de Neturei Karta) ou libéraux, le dénominateur commun de l’opposition au sionisme est l’engagement envers la Torah. Du Maroc à la Hongrie en passant par la Galicie, il y a toujours eu des rabbins pour rappeler les graves transgressions contre la Torah commises par l’État d’Israël. La transformation d’une communauté de croyants en nation politique, l’inscription dans un territoire ne sont pas compatibles avec la Loi. Ces rabbins rappellent l’interdiction talmudique de ne pas retourner en masse en Palestine avant l’arrivée du Messie. Ce sont les notions fondamentales de rédemption et d’exil comme condition existentielle qui sont au cœur des déclinaisons diverses de ces arguments.

Chez les plus libéraux, c’est un raisonnement tenant à la fois du religieux et du politique qui prévaut. Au moment du premier congrès sioniste, les rabbins de France sont unanimes à se déclarer israélites français, en distinguant leur appartenance nationale de leur attachement symbolique et de nature religieuse à la Terre sainte. Ils rejettent le sionisme. À la même époque, à Vienne, le journaliste juif Karl Kraus dénonce dans le sionisme une entreprise élaborée par une élite intellectuelle bourgeoise visant à mobiliser à l’aide d’un énorme « appareil sentimental » les populations juives les plus pauvres et les plus persécutées pour les expulser vers un « nouveau ghetto ». Il compare la bourgeoisie et l’aristocratie juives qui font l’apologie du sionisme au chœur de la Belle Hélène, d’Offenbach, qui chante : « Pars pour la Crète », mais sans avancer d’un pas. Seuls les prolétaires de Galicie, exténués de souffrances, risquent de se laisser prendre à ce mirage. Ce n’est pas en adhérant au sionisme, mais en transformant la culture européenne qu’on pourra lutter contre l’antisémitisme. Le député Maillard aurait dû lire Karl Kraus.