Tribune de personnalités publiée dans le journal Le Monde, le 14 mars 2018.
Alors qu’au terme de dix ans de procédure, d’errements et d’acharnement s’ouvre finalement un procès de trois semaines pour juger l’affaire dite « de Tarnac », on pourrait croire qu’il s’agit là d’un cas un peu rocambolesque remontant à la lointaine période où Nicolas Sarkozy et Michèle Alliot-Marie officiaient à la tête de la République. Mais non.
Cette affaire raconte, en une illustration par l’absurde, comment l’antiterrorisme est devenu, non une simple politique de répression, mais un rouage essentiel de l’action publique. Elle dit aussi, dans l’état où elle va être jugée, la configuration actuelle des rapports de force politique.
En dix ans, à force d’appels maniaques du parquet qui s’est porté jusqu’en cassation, le combat bec et ongles des inculpés a arraché une sorte de « jurisprudence Tarnac » : les formes d’action « révolutionnaires » ne sont pas passibles de l’incrimination de terrorisme, du moins jusqu’à nouvel ordre.
L’offensive de 2008, qui voulait que de simples tags, à partir du moment où ils étaient assimilables aux « anarcho-autonomes de la tendance d’ultragauche », soient traités par l’antiterrorisme, a été repoussée.
Mais entre-temps, les services de renseignement, qui fonctionnent largement comme une police politique, se sont constitués un nouvel arsenal, plus discret, plus maniable et plus efficace, en contournant ladite « jurisprudence ». Plutôt que de construire de ronflantes « associations de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », on se contente désormais de banales « associations de malfaiteurs », inventées d’ailleurs à cet effet au XIXe siècle par les lois scélérates contre les « menées anarchistes ».
L’affaire du quai de Valmy
Comme lors de l’affaire du quai de Valmy [en mai 2016, deux policiers étaient violemment pris pour cibles par des militants antifascistes dans leur voiture, à Paris], on monte en épingle un épisode fortuit que l’on appuie de quelques témoignages anonymes de policiers pour se débarrasser de gens ciblés préalablement par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) comme trop remuants.
On surveille toujours autant les lieux « politiques », et lorsqu’une sortie de classe a lieu à la Maison de la grève à Rennes, la DGSI fait discrètement pression sur le rectorat pour que cela ne se reproduise plus, au risque de « donner naissance à des générations de zadistes ». Des gens « fichés S », mais travaillant comme vacataires dans l’éducation nationale, se voient tenus à l’écart de tout poste, sur les conseils avisés de la même DGSI, qui veille au grain.
Bref, rien que des procédures ordinaires, des mesures administratives, des notes blanches et… des incriminations d’« association de malfaiteurs », comme à Bure (Meuse), Rennes, Paris, Nantes et, en l’espèce, comme pour le procès de l’affaire dite « de Tarnac ».
A Rennes, l’« association de malfaiteurs » était constituée par le fait que des jeunes gens s’étaient concertés dans des locaux syndicaux, durant la lutte contre la loi travail, en mai 2016, pour aller bloquer les composteurs de billets du métro ; dans l’affaire dite « de Tarnac », c’est le fait d’être allé à quelques-uns à Vichy en 2008, à une manifestation contre le sommet des ministres de l’intérieur de l’Union européenne (UE) sur la question de l’immigration, et d’en avoir discuté lors d’un repas, qui vaut à quatre des inculpés d’être poursuivis sous ce pesant chef d’inculpation.
Punir de manière préventive
De sombres temps s’annoncent pour tous les manifestants si une telle construction, de surcroît mise en morceaux depuis longtemps, devait être validée par un tribunal correctionnel. Au-delà des personnes enrôlées il y a dix ans dans cette sombre farce, l’affaire donne clairement à voir jusqu’où l’État est désormais autorisé à pénétrer dans nos existences sous couvert de lutte antiterroriste.
Le délit d’« association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste » qui sert de clé de voûte à ce genre de procédures n’a, de l’aveu même des juges, pas de contours clairement définis. Il repose sur l’idée que l’État est légitime à punir de manière préventive, c’est-à-dire avant toute tentative de passage à l’acte. Le terrorisme serait tellement terrifiant qu’il justifierait de punir tous les suspects, tous ceux qu’on juge susceptibles de commettre un jour l’irréparable.
Face à la moindre contestation, l’État déploie des moyens démesurés
Comme il fallait s’y attendre, ce droit pénal réputé « d’exception » qui incrimine les intentions s’est littéralement répandu dans le droit « ordinaire ». Est ainsi apparu le délit de participation à une bande ayant des visées violentes, commode pour incriminer deux jeunes qui courent (après un bus) avec des sweats à capuche, ou encore le délit de participation à un attroupement susceptible de troubler l’ordre public.
Avec l’épisode de l’état d’urgence, l’État met une nouvelle corde à son arc : en plus du droit pénal devenu exorbitant, il réquisitionne l’arsenal administratif. Assignations à résidence, perquisitions, périmètres de sécurité ordonnés par le ministre de l’intérieur ou par le préfet sur la base de simples soupçons, indépendamment de tout indice établissant la commission d’une infraction. Et, alors même que rien de tout ça n’a été efficace contre le terrorisme (les rapports parlementaires sont catégoriques), que l’administration a manifestement fait un usage détourné de ses nouvelles prérogatives, une loi votée en toute urgence transpose le dispositif de crise dans le droit ordinaire.
Syndicalistes condamnés pour outrage à patrons
Dans ce contexte singulier, l’affaire dite « de Tarnac » est une goutte d’eau dans l’océan sécuritaire. De nombreux musulmans, suspects d’affinités terroristes, font l’objet d’une « neutralisation préventive » par l’administration, sorte de justiciables hors zone. On sait les violences policières dans les quartiers, celles déployées contre les étrangers et dernièrement contre les opposants à la loi travail, on voit les syndicalistes condamnés pour outrage à patrons. La pente est douce mais l’inclinaison certaine.
Face à la moindre contestation, l’État déploie des moyens démesurés. Il utilise chaque nouvel attentat pour resserrer, parfois jusqu’au ridicule, l’étau du contrôle et affine une législation qui nous placerait toutes et tous en liberté conditionnelle.
Nous ne sommes pas dupes. Et nous fêterons la relaxe à venir des inculpés de l’affaire dite « de Tarnac » sans illusion sur l’état du droit, déterminés à lutter encore contre ces techniques de gouvernement.
Les signataires de cette tribune sont : Giorgio Agamben (philosophe), Pierre Alféri (écrivain), Alain Badiou (philosophe), Ludivine Bantigny (historienne), Eric Beynel (porte-parole de Solidaires), Rony Brauman (médecin), Olivier Cadiot (écrivain), Annick Coupé (militante syndicale et associative), Alain Damasio (écrivain), Etienne Davodeau (auteur de bande dessinée), Emmanuel Dockès (juriste), Elsa Dorlin (philosophe), Eric Fassin (sociologue), Yannick Haenel (écrivain), Eric Hazan (éditeur), Odile Henry (sociologue), Leslie Kaplan (écrivain), Michel Kokoreff (sociologue), Frédéric Lordon (économiste), Marielle Macé (historienne de la littérature), Patrice Maniglier (philosophe), Xavier Mathieu (comédien et ex-Continental), Jean-Luc Nancy (philosophe), Karine Parrot (juriste), Serge Quadruppani (écrivain), Nathalie Quintane (écrivain), Josep Rafanell i Orra (psychologue), Jean Rochard (producteur de musique), Gisèle Sapiro (sociologue), Isabelle Stengers (philosophe), Eduardo Viveiros de Castro (anthropologue), Eric Vuillard (écrivain), Sophie Wahnich (historienne).
http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/03/14/pourquoi-nous-continuons-de-soutenir-les-inculpes-de-tarnac_5270505_3232.html
Article publié le 14 mars 2018