Pourquoi nous avons refusé de participer à Complément d’enquête

Tribune collective / jeudi 5 octobre 2017 / sur le site de Contre-attaque(s).

Ce jeudi 5 octobre 2017, à 23h00, France 2 diffusera un Complément d’enquête dédié aux « nouveaux racistes ». Plusieurs personnalités et organisations de l’antiracisme politique ont refusé d’y participer et s’en expliquent dans une tribune que nous publions ici.

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Militants, journalistes, universitaires ou représentants d’organisations affiliées de près ou de loin à l’antiracisme politique, nous avons – pour certains d’entre nous – été récemment contactés par un journaliste de “Complément d’enquête” qui préparait un reportage sur les nouvelles formes de militantisme contre le racisme et les clivages les opposant aux associations traditionnelles. Refroidis par les expériences précédentes, nous avons décidé de décliner collectivement et de nous en expliquer. Car si notre refus a obligé la chaîne à changer d’angle et à aborder cette question d’un autre point de vue, les écueils que nous avons voulu dénoncer par ce boycott sont récurrents et problématiques.

De fait, nous sommes régulièrement contactés par des journalistes. Souvent pour présenter notre travail, parfois pour d’autres raisons. Au fil des années, nous avons eu le temps d’apprendre et de comprendre, parfois à nos dépens, que nos luttes avaient aussi lieu dans les médias, parfois au sein même des rédactions : des journalistes se battent pour pouvoir traiter d’un sujet, d’autres pour faire entendre des voix qui resteraient autrement réduites au silence, d’autres encore, à l’inverse, pour faire avancer un agenda idéologique peu avouable. En ce sens, les médias ne sont pas isolés du reste de la société, ni dans un non-lieu idéologique qui leur garantirait une objectivité distanciée. Ils font partie du même espace social et politique que nous, traversés d’opinions et de rapports de force, y compris sur nos sujets de travail, à savoir la mise en évidence des dynamiques structurelles et institutionnelles des types de racisme contemporains et le développement de processus d’émancipation et d’organisation dignes et autonomes.

Ce travail, nous le partageons à longueur d’année, de conférences en ateliers, d’articles en présentations, de temps informels en interviews au long cours, avec la même patience, la même pédagogie et une capacité à se décentrer pour entrevoir ce que d’autres que nous vivent, acquise non pas par choix spontané, mais parce que nous avons nous-mêmes vécu et été témoins des injustices que trop d’entre nous vivent, le plus souvent dans l’indifférence générale. Le racisme n’est pas pour nous un sujet d’article ou de reportage. Il est l’expérience de nos vies.

Par conséquent, son évocation et son traitement sont marqués par une profonde asymétrie.

D’autres le produisent, quand nous le subissons. D’autres en alimentent les causes, quand nous en payons les conséquences. D’autres construisent ce problème, quand nous lui cherchons des solutions. D’autres en bénéficient, quand nous le combattons. Mais c’est toujours à nous de nous justifier, toujours à nous de nous expliquer. La séquence avec Christiane Taubira, qui sera diffusée ce soir, en est un triste exemple.

En définitive, d’autres en parlent comme d’un sujet de conversation, quand nous agissons de manière décisive par simple réflexe vital : celui d’éviter à nos enfants et à ceux qui nous suivent de vivre les mêmes épreuves et les mêmes injustices qui marquent notre temps.

Par conséquent, deux personnes peuvent vivre dans la même société en se situant à des points, d’expérience et de vue, radicalement différents. Être journaliste, c’est aussi être capable de comprendre cela.

Pourtant, il s’en trouve toujours pour attendre de nous qu’on se plie à leur agenda, comme des prestataires de service pour le divertissement de leur audience, puis pour s’indigner de notre refus, si circonstancié et courtois qu’il fût, de participer à la farce du réel qui nous est proposée.

Combien de fois avons-nous entendu des journalistes nous jurer qu’ils étaient « de notre côté », « intègres et bienveillants », désireux de « dire la vérité », pensant « qu’on est injustement critiqués » par une partie de la classe politique, et s’engageant évidemment « à ne pas trahir notre propos ».

Problème : ce type de discours est, au mot près, le même que celui de tous les journalistes qui commencent leur démarche comme des reporters du réel pour finir par signer un reportage à charge, affligeant de raccourcis et d’erreurs factuelles, comme seule la télévision spectacle sait en produire depuis plus d’une génération. De Zone Interdite à Enquête Exclusive, en passant par l’infâme Dossier Tabou, on ne compte plus le nombre de journalistes dont l’œuvre s’est résumée, de leur propre fait ou par intervention de leur hiérarchie, à une litanie de stéréotypes sur les Noirs, les Arabes, les Roms, les Asiatiques, les musulmans et les quartiers populaires.

L’éducation étant répétition, il se trouve que notre savoir est devenu suffisamment conséquent pour être précautionneux dans le choix de nos participations médiatiques.

Et pour cause : chacun d’entre nous a eu un jour maille à partir avec un journaliste « intègre et bienveillant », cherchant « juste à comprendre » le fonctionnement de notre organisation ou le sens de notre démarche intellectuelle, militante, politique et/ou journalistique. Résultat ? Des montages fallacieux, des approximations grossières, des choix éditoriaux plus que contestables et une essentialisation manifeste. La plupart de nos noms ou de nos activités ont ainsi été “salis” par un dispositif médiatique qui ne nous laisse quasiment aucune chance. Comment oublier qu’il y a près d’un an, c’est ce même “Complément d’enquête” qui nous proposait une émission à charge contre le CCIF ?
Et si leurs partis pris, leur médiocrité et leurs erreurs ont été pointés du doigt – conduisant même à la suppression du reportage sur le site et dans le replay -, nous connaissons les impacts de ce type de sujet.

Par conséquent, nous ne voyons aucune raison objective de changer de position ni de dédier un temps précieux à des objectifs autres que ceux dont nous avons la responsabilité. Nous continuerons bien sûr de répondre aux sollicitations des médias lorsque nous le jugerons pertinent et cohérent avec nos projets, mais nous ne servirons pas de caution à un énième reportage à sensation sur des problématiques qui méritent tellement mieux. Tellement, tellement mieux.

Sihame Assbague, journaliste et militante
Saïd Bouamama, sociologue, membre du Front Uni de l’Immigration et des Quartiers Populaires
Houria Bouteldja, membre du Parti des Indigènes de la République
Ismahane Chouder, membre de Participation et Spiritualité Musulmanes
Nacira Guénif, professeure, Université Paris 8
Marwan Muhammad, auteur et statisticien
Fania Noël, militante afroféministe
Omar Slaouti, militant quartiers populaires
Maboula Soumahoro, maître de conférences, présidente du Black History Month.
Françoise Vergès, politologue, auteure

Camp d’été décolonial
Lallab
Mwasi