Pourquoi le leadership arabe d’Israël se désengage de la gauche sioniste

Du point de vue des Palestiniens d’Israël, la gauche sioniste n’a plus grand chose à leur offrir. Aujourd’hui, le modèle de la « paix économique » de la droite est vu comme moindre mal.

Par Doron Matza

Le dirigeant de la Joint List, Ayman Odeh, lors d’une session plénière dans l’hémicycle de la Knesset, 13 novembre 2017. (Yonatan Sindel/Flash90)

Les manifestations contre la corruption du gouvernement et l’érosion de l’état de droit, qui se sont déplacées récemment de Petah Tikva au symbolique boulevard Rothschild à Tel Aviv, fournissent une indication intéressante sur la nature des relations entre Arabes et Juifs et, en particulier, sur le processus dans lequel est engagé le leadership arabe dans le pays.

Ce qui est frappant dans le contexte de la manifestation c’est l’absence du leadership politique arabe dans les nouveaux mouvements sociaux (Rothschild 2)[note]Manifestation du 10 décembre (ndlt)]] et du discours politique qui l’accompagne. La réalité du moment contraste avec les manifestations de l’été 2011 (Rotschild 1)[note]Manifestation du 2 décembre (ndlt)]] dans lesquelles les leaders arabes étaient publiquement engagés au cœur des protestations qui ont pris place à Tel Aviv et ailleurs dans le pays, dans le cadre d’une extension du mouvement à la périphérie sociogéographique du pays.

Les manifestations de l’été 2011 se sont centrées sur le coût élevé de la vie et du logement, thèmes qui concernent au premier chef les citoyens arabes d’Israël confrontés à la discrimination dans ces domaines ; elles faisaient écho à d’autres mouvements de protestation dans la région et dans le monde contre l’ordre économique néolibéral. En contraste, la visée de Rothschild 2 est bien plus étroite : c’est une lutte contre la corruption du gouvernement. Une autre explication de l’absence du leadership politique arabe du mouvement de protestation réside dans la séparation grandissante entre les acteurs politiques arabes et la scène sociopolitique en Israël ainsi que dans le changement de relations entre le leadership arabe et la gauche et la droite sioniste.

Au cours des dernières années, le public juif s’est distancié de façon croissante du public arabe, les acteurs politiques juifs, en particulier le gouvernement de droite actuel, repoussant la population arabe et son leadership hors de la scène politique. Un récent sondage de l’opinion publique effectué par l’Institut de la Démocratie d’Israël et par l’Institut des Études Nationales de Sécurité, entre autres, mettent en lumière les opinions négatives du public juif à l’égard du public arabe.

La situation de la sécurité dans la région – en particulier ce qui a été défini comme « Intifada du loup solitaire » avec l’implication de citoyens arabes d’Israël individuellement dans des actes terroristes (par exemple l’attaque sur le mont du temple en juillet 2017) – a renforcé la tendance parmi les Israéliens juifs à rehausser le niveau de séparation d’avec la société arabe. Les appels répétés du ministre de la défense, Avigdor Liberman, pour que les Juifs boycottent les acticités économiques arabes sont deux éléments qui reflètent ce phénomène et le stimulent.

Le leadership politique arabe a été forcé d’adopter une position similaire, rendue évidente dans le boycott des funérailles de Shimon Peres, ce qui a été vu par le public juif comme une adresse à l’État plutôt qu’un événement politique. L’absence du leadership arabe des manifestations anticorruption et son relatif silence sur la question sont un signe supplémentaire de ce phénomène. Théoriquement, les manifestations « Rothschild 2 » et le débat public sur la corruption et l’état de droit sont aussi apolitiques, dans l’esprit du slogan « ni droite, ni gauche, honnête (droit) ».

L’absence du leadership arabe des manifestations « Rothschild 2 » est encore plus intéressante si l’on considère que les manifestations sont conduites par des groupes et des personnalités identifiés comme appartenant à la gauche israélienne. Le leadership arabe, dans ce cas, se distancie non pas de quelque sorte d’allégeance à l’État d’Israël mais de sa zone de confort et de son identification politique traditionnelles ; les citoyens arabes d’Israël ont longtemps préféré la compagnie de la gauche à celle de la droite. Le leadership arabe s’est donc distancié lui-même du foyer politique traditionnel de la population arabe et a tourné le dos à la possibilité d’une lutte commune contre la politique de droite contre les Palestiniens au sein d’Israël et dans les territoires occupés. Il semble que les positions prises par le nouveau dirigeant du parti travailliste, Avi Gabbay, vis-à-vis de la Joint List ont fait leur œuvre, même si le dirigeant de la Joint List a montré de la patience et de la tolérance à ce sujet.

Des milliers d’Israéliens ont protesté contre la corruption du gouvernement à Tel Aviv, appelant à la démission du premier ministre Netanyahou le 16 décembre 2017 (Gili Yaari /Flash90)

Le phénomène de la séparation croissante entre le public arabe et la gauche israélienne est aussi visible dans l’accord économique conclu entre les leaders du parti Hadash, la Joint List et le gouvernement de Netanyahou, ces cinq dernières années. Le marché a conduit à la décision du gouvernement de lancement d’initiatives de développement économique massives pour la population arabe. Pour la première fois depuis que la Commission Or[note]Commission d’Enquête sur les heurts entre les forces de sécurité et des citoyens israéliens en 2000 créée à la suite des meurtres de Palestiniens en Israël et dans les territoires occupés par la police israélienne au début de la deuxième intifada (ndlt)]] a publié ses conclusions, le gouvernement israélien, dirigé par la droite, s’est engagé à limiter la discrimination à laquelle fait face la population arabe du pays. Le dirigeant de la Joint List a été particulièrement impliqué dans le processus d’élaboration de ce programme sans précédent, qui a eu les faveurs des leaders politiques, sociaux et économiques arabes.

De ce point de vue, l’intérêt du leadership arabe est de maintenir le potentiel de mise en œuvre du programme de développement économique, qui a déjà porté ses fruits sous la forme de financements nouvellement attribués par des agences gouvernementales depuis l’an dernier. Des acteurs qui ont un rôle central dans la politique arabe ont maintenant un intérêt à la stabilité politique israélienne. En dépit de l’intense rhétorique anti arabe du gouvernement, et à la lumière des commentaires sur les Arabes qui ne sont par moins durs de la part de la gauche sioniste, le leadership arabe en Israël a opté pour voir le verre à moitié plein en ce qui concerne la politique du gouvernement.

En d’autres termes, la tentative de faire tomber le gouvernement Netanyahou par les manifestations « Rothschild 2 » ne sert pas les intérêts du leadership politique arabe en ce moment. Les leaders arabes se sont donc distancié des manifestations, aux dépens de l’engagement aux côtés de la gauche sioniste, laquelle se souciait peu de la minorité arabe de toute façon.

La droite a présenté un modèle de « paix économique » à la fois aux Palestiniens de Cisjordanie et aux citoyens palestiniens d’Israël. Du point de vue de la société palestinienne en Israël et dans les territoires occupés, ce modèle est un moindre mal : il accroît les bénéfices économiques dans une réalité problématique dans laquelle les Palestiniens, des deux côtés de la ligne verte, sont dans l’impossibilité de réaliser leurs buts civiques et nationaux.

+972 Blog | 18 décembre 2017

Doron Matza est un chercheur associé au Forum pour la pensée régionale, où cet article a été publié en hébreu.

Traduction SF pour l’UJFP