Pourquoi le conflit en Palestine est si central ?

par Rob Grams | 11 Oct 2024 |

Cela revient beaucoup chez les pro-israéliens, que ce soit dans les médias ou sur les réseaux sociaux : critiquer les massacres que commet Israël depuis maintenant un an à Gaza, et plus récemment au Liban, relèverait de “l’obsession” et poserait une question : pourquoi s’intéresser autant aux crimes de guerres d’Israël et ne rien dire des autres conflits ? Cela aurait un sous-texte inavouable, ce serait parce que, cette fois, les coupables seraient juifs. 
Bien sûr l’argument est infiniment réversible – ceux qui disent cela viennent s’en prendre aux pro-palestiniens mais ne font rien de plus s’agissant d’autres guerres, de nombreux militantes et militants parlent en réalité d’autres conflits (comme en Nouvelle-Calédonie, comme des kurdes etc) – mais tentons de prendre la question au sérieux et d’y répondre : pourquoi le bellicisme israélien est aussi central en France alors que de nombreux tyrans massacrent aussi des civils ailleurs ? Loin de se baser sur des postulats antisémites (conscients ou non), il y a en réalité de nombreuses raisons objectivables.
 

1. Parce que la France est un soutien actif d’Israël !

La première raison qui fait que beaucoup de gens se mobilisent en France sur la question palestinienne n’est pas que les “massacreurs seraient juifs” mais le fait que la France soutient activement Israël.

L’enjeu n’est donc pas une pure protestation de posture, spectaculaire et morale, pour dire que nous sommes du bon côté de l’histoire, il s’agit d’une mobilisation qui cherche des effets concrets : arrêts de partenariats, arrêts de livraison et de ventes d’armes, arrêt du soutien diplomatique, sanctions, reconnaissance de l’État palestinien. 

C’est pourquoi l’argument qui revient tout le temps du type “et les 500 000 Syriens massacrés par Poutine et Assad alors ? Vous étiez où ?” n’a aucun sens. La France n’est pas du tout une alliée du régime d’Assad et de Poutine. Si nous prenons l’exemple de l’Ukraine, la France aide l’Ukraine et impose un régime de sanctions très fort à l’encontre de la Russie. Se mobiliser n’a donc pas le même effet. Dans le cas de l’Ukraine ce serait essentiellement symbolique pour appuyer des mesures déjà en place. Dans le cas de la Palestine, la volonté est précisément d’initier un rapport de force afin que la France prenne un certain nombre des mesures qu’elle a prises contre la Russie cette fois contre Israël qui viole, lui aussi, le droit international et humanitaire. 
De la même façon, et pour revenir au cas de Palestine – Israël, la France n’entretient aucune relation avec le Hamas qu’elle considère comme un groupe terroriste. La condamnation des crimes du Hamas est donc déjà un acquis, c’est bien la condamnation des crimes d’Israël qui ne l’est pas. 

L’argument qui revient tout le temps du type “et les 500 000 Syriens massacrés par Poutine et Assad alors ? Vous étiez où ?” n’a aucun sens. La France n’est pas du tout une alliée du régime d’Assad et de Poutine.

D’une certaine façon, la mobilisation pour la Palestine en France est autant, voire davantage contre la participation française aux massacres commis par Israël que simplement contre Israël. Rappelons rapidement les éléments de complicités de la France à l’égard d’Israël. 

Bref, si en France, beaucoup de gens se mobilisent c’est parce que dans cette guerre la France a une responsabilité particulière et peut agir, alors qu’elle ne le peut pas dans d’autres conflits, ou bien le fait déjà. 

2. Parce que par sa longévité, le conflit en Palestine est particulier et est devenu un symbole  

Une autre raison de la particularité du conflit en Palestine, c’est que contrairement au récit médiatico-politique dominant depuis un an, celui-ci est loin d’avoir commencé le 7 octobre 2023. Celui-ci date au moins de la Nakba en 1948

Tout le monde a déjà entendu parler au cours de sa vie du conflit israélo-palestinien : celui-ci traverse les générations.

Et cette longévité produit des effets concrets : chaque nouveau massacre de Palestiniens par Israël réveille un long souvenir de massacres précédents, d’une situation coloniale illégale qui dure depuis trop longtemps. L’auteur de ces lignes par exemple avait déjà creusé ce conflit et été choqué par le deux poids deux mesures ainsi que par le soutien de la France aux massacres de 2014, il y a dix ans. Des lecteurs ou lectrices plus âgés auront des référents plus anciens, qui ne font qu’augmenter la lassitude et la colère. Mais cela fait que tout le monde a déjà entendu parler au cours de sa vie du conflit israélo-palestinien : celui-ci traverse les générations, tout le monde l’a étudié, même rapidement, à l’école, ou plus tard, pour certaines et certains, dans leurs études.

Cette longévité fait également que la Palestine a fini par incarner un symbole, celui de la persistance de l’impérialisme et du colonialisme occidental, dans ses configurations les plus décomplexées, directes et meurtrières, alors même que les vagues successives de décolonisation en Afrique, en Asie et au Proche et Moyen-Orient, dans les années 1950 et 1960 ont rendu la revendication coloniale extrêmement anachronique, y compris dans de larges parts de l’opinion occidentale. 

À travers la Palestine c’est tout le système de l’impérialisme occidental, qui repose sur des mensonges et des trahisons de son propre discours, qui est dénoncé. 

Pour le dire autrement : beaucoup de gens se mobilisent pour la Palestine, non pas, encore une fois, parce que les colons seraient juifs, mais parce qu’à travers la Palestine c’est tout le système de l’impérialisme occidental, qui repose sur des mensonges et des trahisons de son propre discours, qui est dénoncé. 
Et d’ailleurs, c’est la raison même pour laquelle, contrairement au discours qui ferait comme si les pro-palestiniens, les décoloniaux ou les anti-impérialistes ne se seraient jamais intéressés à d’autres guerres, cet enjeu a pu par le passé se cristalliser sur d’autres conflits. On peut penser à deux en particulier que sont la guerre du Vietnam, où l’on avait vu le même type de fortes mobilisations, y compris étudiantes, mais aussi la guerre en Irak, où beaucoup de Français avaient d’ailleurs tiré une certaine fierté de l’opposition de la France à la propagande américaine et à cette indépendance temporairement gagnée.

3. Parce que la neutralité qui est exigée vis à vis de la Palestine n’est pas appliquée à Israël

Les pro-israéliens, ou ceux qui font semblant de ne pas l’être tout en s’en prenant avec virulence au camp pro-palestinien, arguent que ce serait le camp pro-palestinien en France qui imposerait la centralité de ce conflit en France. Nous l’avons dit en introduction, l’argument qui consiste à dire que “seul le conflit israélo-palestinien nous intéresserait” est généralement entièrement réversible, pour la simple et bonne raison que le 7 octobre 2023 a eu, en France, un traitement unique, sans aucune comparaison possible avec d’autres conflits récents dans le monde (à l’exception peut être de l’Ukraine et encore). 

L’argument qui consiste à dire que “seul le conflit israélo-palestinien nous intéresserait” est généralement entièrement réversible, pour la simple et bonne raison que le 7 octobre 2023 a eu, en France, un traitement unique, sans aucune comparaison possible avec d’autres conflits récents dans le monde (à l’exception peut être de l’Ukraine et encore). 

On a ainsi vu la Tour Eiffel éteinte, ou illuminée aux couleurs du drapeau israélien, à plusieurs reprisesOn a vu des cérémonies nationales d’hommage aux victimes tout comme des minutes de silence au Parlement. 

Nous n’avons rien vu de tel ni pour les victimes palestiniennes, dix à cent fois plus nombreuses, ni libanaises. Nous n’avons même rien vu de tel pour les victimes françaises binationales ou non, tuées dans les bombardements israéliens, ou pour notre personnel diplomatique. L’ancien président de la République François Hollande avait par exemple déclaré “Ça ne peut pas être le même hommage. Une vie est une vie et une vie est équivalente à une autre. Mais il y a les victimes du terrorisme et les victimes de guerre“. 

“Ça ne peut pas être le même hommage. Une vie est une vie et une vie est équivalente à une autre. Mais il y a les victimes du terrorisme et les victimes de guerre”. François Hollande à propos de l’idée d’un hommage aux victimes françaises à Gaza

Les médias ont également un fort parti-pris pro-israélien avec la relativisation récurrente des massacres d’enfants commis par Israël. Caroline Fourest avait par exemple déclaré « On ne peut pas comparer le fait d’avoir tué des enfants délibérément en attaquant, comme le fait le Hamas, et le fait de tuer des enfants involontairement, en se défendant, comme le fait Israël” tandis que Céline Pina avait carrément dit “Une bombe qui explose tuera sans doute des enfants, mais ces enfants ne mourront pas en ayant l’impression que l’humanité a trahi tout ce qu’ils étaient en droit d’attendre”. L’apologie des crimes de guerre d’Israël est, contrairement à ceux du Hamas, parfaitement autorisée. 

Le conflit en Palestine est d’ailleurs un conflit extrêmement médiatisé. Plus que d’autres. Le porte-parole de l’armée israélienne, par exemple, Olivier Rafowicz, qui félicitait récemment BFM TV pour sa couverture du conflit, est extrêmement présent dans les médias français, invité presque tous les jours comme le soulignait Arrêt sur ImagesInversement, les réseaux sociaux sont inondés d’images absolument atroces en provenance de Gaza, montrant souvent des enfants en charpie, décapités, démembrés, ou hurlant devant les cadavres de leurs familles. Ces images extrêmement éprouvantes créent naturellement des réactions émotionnelles fortes. Peut-être que si nous étions très fortement exposés aux images des camps pour ouïghours en Chine, cela mobiliserait plus. 
De la même façon, comment reprocher aux Français de peu s’intéresser à ce qu’il se passe au Congo alors que la plupart des Français ne savent même pas qu’il se passe quelque chose au Congo ? Libre aux éditocrates et aux médias qui font mine de regretter cette situation d’utiliser leur temps d’antenne pour informer sur ce sujet plutôt que de diffuser en boucle la propagande israélienne. 

Comment reprocher aux Français de peu s’intéresser à ce qu’il se passe au Congo alors que la plupart des Français ne savent pas même pas qu’il se passe quelque chose au Congo ? Libre aux éditocrates et aux médias qui font mine de regretter cette situation d’utiliser leur temps d’antenne pour informer sur ce sujet plutôt que de diffuser en boucle la propagande israélienne. 

Si, à minima, la France tenait soit une ligne de neutralité soit une ligne de condamnation de tous les massacres de civils et rendaient hommage à tous les morts civils avec la même déférence, cela ferait baisser le niveau de conflictualité, car, et c’est le point qui sera développé ensuite, on comprend bien le non-dit raciste de ce deux poids deux mesures : si pour la classe dominante les victimes palestiniennes ou libanaises sont moins graves que les victimes israéliennes c’est parce que les premières sont arabes. Dans ce deux poids deux mesures s’exprime aussi un racisme qui se manifeste ici en France et qui est un des moteurs de la mobilisation. 

4. Parce que le racisme anti-palestinien et anti-libanais fait écho au racisme anti-arabe et islamophobe en France

Enfin, en plus du soutien de la France à Israël, de la symbolique impérialiste du conflit et du deux poids deux mesures, la raison de la centralité de la question palestinienne est que le discours pro-israélien vient appuyer une pensée et une politique racistes qui ne visent pas seulement les Palestiniens et les Libanais mais aussi les musulmans et arabes français, ce que ces derniers ont généralement bien compris, eux qui sont d’ailleurs régulièrement repeints en “soutiens du Hamas” ou en “antisémites” par les politiques et les médias.

En plus du soutien de la France à Israël, de la symbolique impérialiste du conflit et du deux poids deux mesures, la raison de la centralité de la question palestinienne est que le discours pro-israélien vient appuyer une pensée et une politique racistes qui ne visent pas seulement les Palestiniens et les Libanais mais aussi les musulmans et arabes français.

En effet, l’extrême droite est parvenue à imposer un narratif en choc des civilisations, une idéologie qui a l’avantage de pouvoir justifier à la fois des aventures guerrières vers l’extérieur, et une volonté de guerre civile à l’intérieur. Cette rhétorique qui se base plus ou moins sur la théorie d’Huntington, affirme qu’il existe des grandes civilisations et que ces dernières seraient amenées à s’affronter. 

En France, cela permet de mobiliser un concept aussi fumeux que le “judéo-christianisme” qui déterminerait notre culture. Il s’agit, bien évidemment, d’une pure vue de l’esprit qui efface d’un trait de plume des siècles d’antisémitisme chrétien de même que des massacres réciproques entre protestants et catholiques, mais qui a une fonction, celle de dire : “tout sauf les musulmans”. 

L’extrême droite est parvenue à imposer un narratif en choc des civilisations, une idéologie qui a l’avantage de pouvoir justifier à la fois des aventures guerrières vers l’extérieur, et une volonté de guerre civile à l’intérieur

Ainsi comprise, la guerre en Palestine ne serait plus une guerre coloniale asymétrique entre un peuple colonisé et un colonisateur, mais une guerre de la civilisation contre la “barbarie musulmane”, du “peuple des lumières” contre le “peuple des ténèbres” pour reprendre les mots de Netanyahu. 
Pire, les massacres à Gaza et au Liban ne seraient qu’une bataille dans une guerre en réalité mondiale et à laquelle la France ferait face aussi, sur son propre sol. C’est également à cette rhétorique dangereuse, et potentiellement génocidaire, que servait la comparaison complètement absurde, car intervenue dans des contextes extrêmement différents, entre les attentats qu’a subi la France et les attaques du 7 octobre. 

Netanyahu a d’ailleurs lui-même parfaitement compris que c’était l’angle à mobiliser s’il voulait continuer de s’assurer du soutien français. Invité en grande pompe au JT de TF1 pour dérouler sa propagande sans contradictoire sérieux, celui-ci avait déclaré : “Notre victoire (…) c’est la victoire de la civilisation judéo-chrétienne contre la barbarie, c’est la victoire de la France”.

“Notre victoire (…) c’est la victoire de la civilisation Judéo-Chrétienne contre la barbarie, c’est la victoire de la France”Benjamin Netanyahu, premier ministre israélien, sur TF1

La mobilisation pour la Palestine et le Liban a donc un motif antiraciste pour la France : lutter contre la déshumanisation des Arabes et des musulmans et contre la normalisation du fait de les massacrer. 

Le conflit est également instrumentalisé pour régler des conflits politiques internes. Le gouvernement macroniste s’était demandé si ce n’était pas une bonne occasion pour interdire les formations d’extrême gauche. Il a aussi servi à porter des coups très forts à l’encontre de la France Insoumise en matraquant jour et nuit depuis un an que le soutien à la Palestine ne pouvait être qu’antisémite. Le PS tente d’ailleurs aussi cette approche pour essayer de reprendre le leadership à gauche, stratégie déjà expérimentée dans d’autres pays d’Europe en particulier au Royaume Uni. 

La mobilisation pour la Palestine et le Liban a donc un motif antiraciste pour la France : lutter contre la déshumanisation des arabes et des musulmans et contre la normalisation du fait de les massacrer. 


En fin de compte, la centralité de la question palestinienne en France ne repose ni sur une obsession antisémite ni sur une indifférence vis-à-vis d’autres conflits, mais sur un faisceau de facteurs objectivables. Le soutien militaire, économique et diplomatique de la France à Israël, ainsi que la longévité du conflit, qui fait de la Palestine un symbole de la lutte contre l’impérialisme et le colonialisme, en sont les principaux ressorts. De plus, le traitement médiatique déséquilibré et la rhétorique raciste qui s’invite dans ce débat participent à une mobilisation qui va au-delà du seul soutien au peuple palestinien : elle dénonce aussi une certaine complaisance française envers la déshumanisation des Arabes et des musulmans, y compris ici.
Loin d’être purement symbolique, cette mobilisation vise des changements concrets dans la politique étrangère française et appelle à une cohérence dans la défense des droits humains qu’elle prétend incarner.


ROB GRAMS

Crédit photo : IDF Spokesperson’s Unit