Pourquoi je soutiens le boycott des institutions israéliennes

par Partha Chatterjee.

[Savage Minds a l’honneur de publier cet essai de Partha Chatterjee, professeur d’anthropologie et d’études sur le Moyen-Orient, l’Asie du Sud et l’Afrique à l’Université de Columbia, et au Centre pour les études en sciences sociales à Calcutta. Il est membre fondateur du Collectif d’études subalternes.]
(traduction par Elodie (de PoolPal)).

Ayant enseigné toute ma vie dans des établissements indiens et en parallèle depuis 20 ans dans des universités américaines, j’ai une position sur cette question qui est quelque peu inhabituelle du point de vue de la plupart des anthropologues américains.

Mes opinions politiques se sont formées alors que j’ai grandi dans un pays qui a été autrefois la possession coloniale typique de l’Empire britannique, accédant à l’indépendance l’année de ma naissance.

J’ai grandi avec les empreintes du régime colonial disséminées tout autour de moi : des statues équestres des gouverneurs et généraux coloniaux au coin des rues, des clubs de sport où on ne voit que des blancs et des piscines d’où les jeunes natifs étaient chassés par des portiers en turban, des rangées d’immeubles avec des noms comme McKinnon et McKenzie ou Jardine et Henderson dont on me disait que les dirigeants étaient toujours impeccablement blancs.

J’allais dans une école primaire dirigée par un couple anglais dont le fils (je me souviens encore de son nom, Stephen Hartley) recevait systématiquement le premier prix décerné par nos professeurs indiens à chaque concours scolaire. Depuis, quel que soit le pays visité, j’ai rarement manqué de reconnaître les signes d’une supériorité coloniale.

J’ai eu connaissance pour la première fois du sort des Juifs européens de manière indirecte.

Dans mon enfance, j’ai entendu l’expression notun ihudi : les nouveaux Juifs. C’était probablement le titre d’un film. Cela faisait référence, m’a-t-on dit, à des gens comme nous, chassés de nos maisons dans la moitié est du Bengale qui faisait maintenant partie d’un autre pays appelé Pakistan.

Mes deux parents venaient de là-bas. Plusieurs fois par an, je me réveillais le matin en trouvant la maison pleine d’étrangers (de la famille du Pakistan qui restait chez nous quelques jours et s’installait ensuite dans un logement plus permanent). Nous étions, j’ai entendu dire, les nouveaux Juifs : des réfugiés, contraints de recommencer leur vie dans un pays étranger.

Plus tard, j’ai appris l’histoire du nazisme et de la Seconde Guerre Mondiale à l’école. J’ai lu des histoires sur la persécution des Juifs. Notre professeur anglais nous a dit que le personnage de Shylock n’avait de sens que si on partageait les préjugés des chrétiens européens sur les Juifs. A l’époque, je ne comprenais pas vraiment le sens de cette remarque. Mais quand j’ai grandi, j’ai appris la longue histoire du racisme en Europe, une histoire qui associait dans la même lignée de haine et de condescendance les Juifs d’Europe avec les Orientaux et les Africains.

J’ai aussi découvert pourquoi nos aînés parmi les réfugiés Hindous bengali de l’est du Pakistan aimaient tant l’analogie avec les Juifs européens. Ces derniers constituaient, disaient-ils inlassablement, la crème de la vie intellectuelle et culturelle européenne.

Certains des plus grands scientifiques, écrivains, musiciens et artistes de notre temps avaient été contraints à l’exil par des racistes européens qui détestaient les Juifs. Ils s’empressaient naturellement d’ajouter qu’il était arrivé la même chose aux Hindous qui étaient l’élite intellectuelle de l’est du Bengale : ils avaient été expropriés et expulsés par une paysannerie musulmane ignorante et ses dirigeants fanatiques.

Il m’a fallu peu de temps pour reconnaître, dans cette comparaison, les signes des préjugés entre classes sociales empreints d’une animosité religieuse. Ce qui laissait encore plus perplexe, c’était de découvrir que les Juifs européens expulsés avaient demandé et obtenu de la Grande-Bretagne une patrie dans sa possession coloniale en Palestine. Mon parcours de l’adolescence à l’âge adulte a été marqué par la prise de conscience que, dans le monde de la politique, presque rien n’était tout blanc ou tout noir.

Mais on doit se faire une opinion. Sur la Palestine, mon opinion était claire. Les Juifs d’Allemagne et de l’Europe de l’est avaient trouvé refuge aux Etats-Unis et en Europe de l’ouest. Néanmoins, ils voulaient un état bien à eux, se sont installés sur le territoire britannique de Palestine et, après le départ des Britanniques, ont commencé à s’emparer des terres où des Palestiniens vivaient depuis des siècles, les poussant vers des camps de réfugiés en Jordanie, au Liban, en Syrie et dans d’autres pays arabes.

Je me souviens du conflit autour de la nationalisation du Canal de Suez par Nasser : une dernière tentative désespérée d’une aristocratie britannique pitoyable pour s’accrocher aux vestiges de son empire colonial.

Depuis, les Etats-Unis sont devenus l’ange gardien de l’état sioniste qui devenait une puissance militaire majeure dans la région, armé d’un arsenal nucléaire qu’il refuse de reconnaître.

Plus inquiétant, il est devenu un état sécuritaire qui a uniquement pour but de protéger une partie de sa population (les Juifs) et de traiter ses citoyens arabes comme des barbares inférieurs qui menacent de surpasser la nation juive avec leurs familles qui se reproduisent vite et aident les forces hostiles postées de l’autre côté de la frontière.

Israël continue de bâtir des murs pour protéger la population juive, impose un régime cruel de laisser-passer et de contrôles de sécurité sur lequel chaque Israélien arabe ou Palestinien doit négocier quotidiennement, et ignore toutes les règles internationales pour construire des colonies juives sur des territoires palestiniens dans le but de faire avorter constamment toute chance de faire exister un état palestinien souverain. Je n’ai aucun besoin d’avoir un savoir érudit : le bon sens dont j’ai hérité me dit ce que j’ai besoin de savoir. C’est un pouvoir colonial et aussi un apartheid, basés tous deux sur l’exercice d’une force brutale.

A titre personnel, j’ai toujours boycotté les institutions israéliennes. Même si j’ai des dizaines d’amis dans des universités israéliennes, je n’ai jamais accepté d’aller en Israël. J’ai vécu un moment particulièrement déchirant il y a quelques années quand on m’a invité à l’occasion de la publication d’une traduction en hébreu de l’un de mes livres. Il était difficile pour moi de refuser l’invitation chaleureuse de mes amis israéliens qui, je le savais, détestaient la plupart des politiques de leur gouvernement et s’y opposaient activement. Mais l’idée de demander un visa dans une ambassade israélienne, passer par les services d’immigration israéliens et, qui sait, répondre à des questions à des checkpoints et à des barrages m’a dissuadé. Conséquence regrettable de ma réticence, je n’ai pas pu non plus accepter des invitations d’institutions palestiniennes. Mais de quelle autre manière un individu comme moi peut montrer, à titre privé, son refus de se soumettre aux protocoles purement coloniaux des autorités israéliennes pour accepter l’hospitalité de ses amis palestiniens ?

Au cas où on m’accuserait de tenir un double langage, je me hâte de préciser que je n’ai pas manqué de voir les signes de la supériorité coloniale dans le pays qui est le mien. J’ai visité tous les états de l’Inde excepté deux (le Cachemire et le Tripura). Quelles que soient mes opinions politiques, je sais qu’au Cachemire les gens dans la rue ne me verront que comme un autre « Indien » ; peut-être comme un touriste qui sort pour prendre du bon temps sans s’intéresser aux difficultés de la population locale, ou pire, une personne louche envoyée pour une mission de sécurité sinistre.

Ce ne sont pas des hypothèses qui me feraient me sentir bien à l’aise. Et le Tripura, un endroit à peine connu même dans le reste de l’Inde, a des points communs frappants avec Israël. Etat princier de l’Inde britannique peuplé presque entièrement de populations « tribales » indigènes, le Tripura a été pratiquement envahi, après l’indépendance, par des Hindous bengali de l’est du Pakistan. Menés par une classe moyenne éduquée, des fermiers bengali entreprenants ont poussé la population indigène vers les collines, défriché les forêts et se sont établis dans un mode de vie agricole sur une nouvelle terre. Il est vrai que le Parti communiste qui a été au pouvoir pendant longtemps dans le Tripura a essayé de créer des liens avec la population tribale, mais les faits démographiques sont trop flagrants pour être ignorés : la population tribale ne représente plus que 30 % de la population. Les 70 % qui dominent l’état sont ethniquement mon peuple. Je me suis moi-même interdit d’aller dans le Tripura.

Il convient d’ajouter que le parti actuellement au pouvoir en Inde professe une idéologie de nationalisme hindou d’extrême-droite et montre souvent Israël comme le pays exemplaire qui affirme fermement son identité culturelle basée sur la religion et ne fait aucun compromis face à la menace de l’islam politique.

Stimulé par des liens de plus en plus étroits basés sur des grosses commandes pour la défense et une assistance à la sécurité de la part d’Israël, le gouvernement indien a prudemment retiré son soutien traditionnel à la cause palestinienne aux Nations-Unies et dans d’autres forums internationaux. Cela a renforcé mon aversion envers le régime actuel de New Delhi.

J’entends souvent la question : à quoi un boycott va-t-il mener ? Je me souviens avoir entendu la même question dans les années 70 et 80 quand la campagne pour le boycott de l’Afrique du Sud était en cours dans les universités britanniques. Ce serait exagéré de dire que la campagne de boycott a mené au final à la fin du régime d’apartheid. Mais avec du recul je suis convaincu que les débats acharnés créés par la campagne dans les médias, les stades, les salons, les bars et bien d’autres endroits ont beaucoup contribué à ébranler les opinions complaisantes des gens dues à leur ignorance et à leur indifférence. J’espère sincèrement que la campagne actuelle aura un effet semblable.