L’obligation éthique la plus profonde en cette période de carnage est d’agir pour mettre fin à la complicité.
Par Omar Barghouti, le 16 octobre 2023
En période de carnage, d’agitation grégaire et de polarisation tribale, beaucoup peuvent considérer les principes éthiques comme une nuisance ou un luxe intellectuel. Je ne peux pas et je ne le ferai pas. Je ne désire rien de plus que voir la fin de toute violence en Palestine et partout ailleurs, et c’est précisément pourquoi je m’engage à lutter contre les causes profondes de la violence : l’oppression et l’injustice.
J’ai de cher.e.s ami.e.s et collègues dans le « camp de prisonnier.e.s » de Gaza, comme l’appelait un jour l’ancien Premier ministre britannique David Cameron, un ghetto des temps modernes dont les 2,3 millions d’habitant.e.s sont pour la plupart des réfugié.e.s descendant.e.s de communautés qui ont été confrontées à des massacres et à un nettoyage ethnique planifié au cours des années de la Nakba à partir de 1948. Le blocus illégal imposé par Israël depuis 16 ans, aidé par les États-Unis, l’Europe et le régime égyptien, a transformé Gaza en une zone « invivable », selon les Nations Unies, où le système de santé est au bord de l’effondrement; presque toute l’eau est imbuvable; environ 60% des enfants sont anémiques; et de nombreux enfants souffrent d’un retard de croissance dû à la malnutrition. Les histoires déchirantes de mort, de destruction et de déplacement que mes ami.e.s partagent actuellement avec moi me rendent à la fois triste et indigné. Mais surtout, ils me motivent à contribuer encore plus au mouvement de Boycott, Désinvestissement et Sanctions ( BDS ), que j’ai co-fondé en 2005, comme ma modeste contribution à notre lutte de libération.
Le mouvement antiraciste et non-violent BDS, soutenu par les syndicats ouvriers et agricoles, ainsi que par les mouvements pour la justice raciale, sociale, de genre et climatique qui représentent collectivement des dizaines de millions de personnes dans le monde, s’inspire de la lutte anti-apartheid sud-africaine et du mouvement américain des droits civiques. Mais il est enraciné dans un héritage vieux de cent ans, souvent méconnu, de résistance populaire palestinienne autochtone au colonialisme de peuplement et à l’apartheid. Cette résistance non-violente a prise de nombreuses formes, des grèves massives des travailleurs.euses, aux marches dirigées par les femmes, en passant par la diplomatie publique, la construction d’universités, la littérature ou encore l’art.
Soutenu par les mouvements populaires palestiniens, les syndicats et les partis politiques qui représentent la majorité absolue des Palestinien.ne.s dans la Palestine historique et en exil, BDS appelle à mettre fin à la complicité internationale des États, des entreprises et des institutions dans le régime d’oppression d’Israël afin que les Palestinien.ne.s puissent jouir des droits qui leur sont stipulés par l’ONU. Cela implique la fin de l’occupation militaire et de l’apartheid , ainsi que le respect du droit internationalement reconnu des réfugié.e.s palestinien.ne.s au retour chez eux.elles.
Une ligne importante, mais souvent manquée, de l’appel BDS, est celle qui appelait les personnes de conscience du monde entier « à faire pression sur vos États respectifs pour qu’ils imposent des embargos et des sanctions contre Israël » et invitait « les Israélien.ne.s consciencieux.ses à soutenir cet appel, dans l’intérêt de la justice et d’une paix véritable » (ndlr : à les rejoindre dans cette lutte). En effet, un nombre restreint mais significatif de Juifs.ves israélien.ne.s ont rejoint le mouvement et ont joué un rôle important dans nos campagnes, qui ont abouti à ce que de grands fonds d’investissement, des églises, des entreprises, des associations universitaires, des équipes sportives, des artistes, entre autres, mettent fin à la complicité ou refusent d’être impliqués dans les violations des droits de l’homme par Israël.
Actuellement cependant, de nombreux gouvernements et médias occidentaux répètent une désinformation pernicieuse en affirmant que la dernière crise a commencé le 7 octobre par une attaque « non provoquée » contre Israël. Qualifier l’incursion des groupes palestiniens de non provoquée n’est pas seulement contraire à l’éthique, c’est aussi un cliché raciste anti-palestinien typique qui nous considère comme des êtres humains relatifs qui ne méritent pas tous les droits de l’homme. Sinon, pourquoi la mort lente et implacable et la violence structurelle résultant du régime d’injustice d’Israël à notre encontre depuis 75 ans seraient-elles considérées comme invisibles ou indignes de condamnation et de responsabilité ?
Je m’inspire des paroles du philosophe brésilien Paulo Freire, qui écrivait : « Avec l’établissement d’un rapport d’oppression, la violence a déjà commencé. Jamais dans l’histoire la violence n’a été initiée par les opprimé.e.s… La violence est initiée par ceux.celles qui oppriment, qui exploitent, qui ne reconnaissent pas les autres comme des personnes – et non par ceux.celles qui sont opprimé.e.s, exploité.e.s et non reconnu.e.s. La réaction des opprimé.e.s, qu’on la considère ou non légalement et éthiquement justifiable, n’est toujours que cela : une réaction à la violence initiale de l’oppresseur. »
La réaction des opprimé.e.s, qu’on la considère ou non légalement et éthiquement justifiable, n’est toujours que cela : une réaction à la violence initiale de l’oppresseur.
Paulo Freire
En harmonie avec le droit international, le mouvement BDS a toujours défendu le droit du peuple palestinien à résister à l’occupation militaire et à la colonisation israélienne « par tous les moyens disponibles, y compris la résistance armée », comme le mandatent de nombreuses résolutions de l’ONU, notamment la résolution de l’AGNU . 37/43 et Rés. 45/130 , dans le strict respect de l’interdiction de « cibler des non-combattants ». Il est interdit de nuire aux civil.e.s, que ce soit pour l’oppresseur ou pour l’opprimé.e – malgré l’énorme déséquilibre des pouvoirs et l’asymétrie morale tout aussi immense entre les deux.
Même avant le 7 octobre, le gouvernement israélien d’extrême droite non masqué, le plus raciste, fondamentaliste et sexiste de tous les temps , avait intensifié ses attaques impitoyables contre la vie et les moyens de subsistance de millions de Palestinien.ne.s, en toute impunité. Le fait que la Cisjordanie occupée soit sous le contrôle partiel de l’Autorité Palestinienne, qui est impliquée dans la « coordination sécuritaire » avec l’occupation israélienne, n’a pas sauvé les Palestinien.ne.s d’une Nakba perpétuelle faite de pogroms, d’exécutions extrajudiciaires, de dépossession, d’annexion, d’attaques illégale, de construction de colonies, d’humiliation quotidienne et de déni des droits fondamentaux.
Comprendre le contexte et les causes de la résistance n’implique pas d’accepter ses tactiques consistant à cibler les civil.e.s, et le contexte ici est choquant. Les Palestinien.ne.s de Gaza sont confronté.e.s à une vague sans précédent de bombardements israéliens aveugles, notamment avec des munitions au phosphore blanc, qui ont ciblé des écoles, des universités, des quartiers résidentiels entiers, des réseaux de télécommunications, des marchés, des mosquées, ainsi que des agents de santé du CICR, le personnel de l’ONU et des ambulances, tuant plus de 1 030 enfants.
Pour aggraver cette horreur, l’armée israélienne a complètement coupé l’approvisionnement en eau, nourriture, médicaments et électricité à Gaza, mettant en œuvre sa doctrine Dahiya. Développée en 2008 en partenariat avec l’Université de Tel Aviv, cette doctrine appelle à cibler les civil.e.s et les infrastructures civiles avec une « force disproportionnée » pour infliger des destructions dévastatrices, un crime de guerre . Mardi, un porte-parole de l’armée israélienne a admis : « Dans les frappes [à Gaza], l’accent est mis sur les dégâts et non sur la précision. ». Essayant de justifier sa décision d’imposer un « siège complet » à des millions de Palestinien.ne.s, le ministre israélien de la Guerre Yoav Gallant a déclaré : « Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence ». Déplorant la perte de vies civiles des deux côtés, sans prendre parti pour les deux camps ni ignorer l’oppression vieille de plusieurs décennies, Jewish Voice for Peace aux États-Unis a condamné le racisme de Gallant en disant : « En tant que Juifs.ves, nous savons ce qui se passe lorsque les gens sont traités d’animaux. Nous pouvons et devons arrêter cela. Plus jamais signifie plus jamais – pour personne. »
En effet, il y a quelques mois, Michael Barnett, spécialiste du génocide, a posé la question : « Israël est-il au bord du génocide ? » Compte tenu de l’impunité totale d’Israël, enhardi par la complicité américaine et européenne, et dans une atmosphère de déshumanisation ambiante, le spécialiste israélien du génocide Raz Segal estime que son attaque contre Gaza est « un cas d’école de génocide » . Dans une telle situation de violence terrifiante, la cohérence morale est indispensable. Ceux.celles qui n’ont pas réussi à condamner la violence originelle et actuelle de l’oppression n’ont aucune position morale pour condamner les actes de violence illégaux ou immoraux commis par les opprimé.e.s.
Plus important encore, l’obligation éthique la plus profonde à notre époque est d’agir pour mettre fin à la complicité. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons véritablement espérer mettre fin à l’oppression et à la violence. Comme beaucoup d’autres, les Palestinien.ne.s aiment et nous nous en soucions. Nous avons peur et nous osons. Nous espérons, et nous désespérons parfois. Mais par-dessus tout, nous aspirons à vivre dans un monde plus juste, sans hiérarchie des souffrances, sans hiérarchie des valeurs humaines, et où les droits et la dignité humaine de chacun.e sont chéris et respectés.
Omar Barghouti est l’un des fondateurs du mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS).
Source : The Guardian
Traduction BM pour l’Agence Média Palestine