Tribune parue dans Libération du 21 mai 2015
Les frères Kouachi et Amedy Coulibaly auraient-ils gagné, à titre posthume, la bataille des idées ? Depuis le 7 janvier, le débat public est organisé autour de fausses alternatives. Pour ou contre le terrorisme ? Bien sûr, tout le monde est contre (au point d’accepter l’extension progressive de sa définition). Pour ou contre la liberté d’expression ? Bien entendu, tout le monde est pour, ou presque (sauf à l’endroit des écoliers accusés de faire l’apologie du terrorisme).
Résultat : six mois après la loi antiterroriste, voici la loi renseignement, qui attente aussi gravement à nos libertés. Et la litanie continue. Pour ou contre la République ? Tout le monde est pour, au nom d’un patriotisme opposé à ceux qui (selon Manuel Valls) «ne croient plus en la France». La preuve ? L’UMP récupère le terme «républicains» et le FN fait breveter celui de «patriotes». On attend, avec impatience, le nouveau nom du PS : pourquoi pas les «laïques» ? Car on nous interroge sans cesse : pour ou contre la laïcité ? Tout le monde est pour, ou presque…
Pareil unanimisme provoque des réactions exaspérées : les belles paroles ne sauraient faire oublier la réalité. On peut donc critiquer «l’imposture» ; toutefois, s’opposer à «l’esprit du 11 janvier» n’est-ce pas encore participer au même «débat», dans des termes qui ne sont pas les nôtres ? Le Premier ministre ne s’y trompe pas, qui descend dans l’arène pour défendre l’union sacrée. Faisons plutôt le pari de reprendre l’initiative : non pas réagir, mais agir avec nos propres mots. Il faut refuser de se laisser enfermer dans de faux débats. L’heure n’est plus à répondre, mais à imposer nos termes. Il est temps de parler d’autre chose. Ce qui menace la démocratie, c’est ce qui défait la société française. Ce n’est pas la (ni une) religion ; c’est le racisme, qui désigne comme des «autres» racisés certains d’entre nous – immigrés d’Afrique ou Roms d’Europe, et aussi Français, héritiers de l’esclavage, de la colonisation et de l’immigration, Noirs d’apparence ou Maghrébins d’origine.
Quand on brandit la laïcité, c’est rarement pour dénoncer le financement public d’écoles catholiques, le Concordat en Alsace-Moselle ou les pressions des évêques contre le mariage pour tous. D’ordinaire, c’est pour s’inquiéter de l’islam. Or, ce qui devrait nous alarmer, c’est l’islamophobie. Cessons de tourner autour du mot, et regardons la chose. Dans un pays où l’ancien président a pu nommer un «préfet musulman» et parler de «Français d’apparence musulmane», il s’agit moins de religion que d’une racialisation euphémisée. Marine Le Pen l’a parfaitement compris : son père s’attaquait aux Arabes ; elle s’en prend à l’islam. Sous l’antijudaïsme, nous savons bien reconnaître l’antisémitisme, qui vise les juifs – indépendamment de leur religion. Il en va de même pour l’islam : pas besoin d’être musulman pour être victime d’islamophobie, voire pour finir par s’identifier comme tel, bon gré mal gré.
Certes, nos gouvernants condamnent «le racisme et l’antisémitisme» (quitte à les opposer). Mais les combattent-ils vraiment ? Il est impératif de dépasser l’antiracisme moral, qui s’indigne d’un phénomène dont il ignore les causes – car s’il ne les voit pas, c’est qu’il ne veut pas les voir. Il est urgent de renouer avec un antiracisme politique. Dans les années 80, on croyait que le racisme se réduit à une idéologie et à un parti. Dans les années 90, on a compris que les discriminations systématiques et systémiques constituent un racisme structurel : raciste ou pas, on participe de logiques sociales dont les effets d’exclusion s’avèrent racistes. Les intellectuels, les politiques et les journalistes communient dans l’antiracisme ; pourtant, ils sont presque uniformément blancs. Le racisme se mesure moins aux intentions supposées de ceux qui s’en défendent d’ailleurs, mais davantage aux conséquences avérées pour ceux qui le subissent.
Il y a plus. Depuis les années 2000, l’Etat apparaît de moins en moins comme un recours contre le racisme ; bien au contraire, il se révèle de plus en plus comme l’acteur principal d’un racisme institutionnel. Sans doute n’est-ce pas nouveau : en effet, de l’empire colonial à la France postcoloniale, des colonies à l’outre-mer et de l’outre-mer à la «métropole», de l’esclavage à la négrophobie, des Français musulmans d’Algérie hier aux musulmans de France aujourd’hui et de l’internement des «nomades» (entre 1940 et 1946) aux bidonvilles roms, nous sommes les héritiers d’une histoire. Il ne s’agit pourtant pas de repentance. Sans doute le passé est-il irréparable ; reste que la réparation s’impose d’autant plus qu’il continue de peser sur notre présent : comment comprendre autrement «l’inégalité raciste» ? Mais à nouveau, du débat sur l’identité nationale aux attaques contre les musulmans, sans oublier la chasse aux Roms, qui s’aggrave sous François Hollande, le rôle de l’Etat éclate au grand jour.
D’abord, celui-ci crée les conditions objectives du racisme, soit la ségrégation et la relégation, par ses politiques de la ville, de l’habitat, du transport et de l’école, et par ses institutions comme la police et la justice. Ensuite, il y ajoute des conditions subjectives : il le légitime en assignant des «vocations» différentes à deux catégories d’êtres humains – «eux» et «nous». «Eux», ce sont ceux qu’on laisse ou même qu’on fait mourir en Méditerranée, mais aussi à Mayotte, et ceux dont on rend la vie invivable, dans les bidonvilles roms ou la «jungle» de Calais. La xénophobie nourrissant le racisme, ce sont aussi ces Françaises et Français qu’on trouve d’autant plus naturel de faire vivre indignement ou de laisser mourir impunément que, malgré notre commune nationalité, ils ne seraient pas comme «nous» ; et, ce sont bien des compatriotes qu’on somme éternellement de s’intégrer, pour mieux leur signifier qu’ils ne seront jamais vraiment des nôtres.
Etre antiraciste, ce n’est donc plus seulement lutter contre le Front national ; ce n’est pas uniquement récuser les stéréotypes raciaux qui aliment les discriminations systémiques. C’est aussi combattre les politiques qui racialisent la société française. Qu’on n’aille pas dire que cet antiracisme nous éloigne des problèmes de classe, comme si la «question raciale» occultait la «question sociale». Les discriminations fondées sur l’origine ou l’apparence redoublent les inégalités socio-économiques. Surtout, les opposer, c’est tomber dans un piège. De même que l’Union européenne, c’est aussi «l’Europe forteresse», de même, les politiques néolibérales s’accompagnent en France et ailleurs d’un racisme d’Etat : on monte les uns contre les autres, les «classes populaires» contre les «racisés», comme si ceux-ci n’appartenaient pas, en majorité, à celles-là.
C’est agiter le ressentiment pour détourner de son objet la colère que suscite l’injustice subie et par les uns et par les autres. Ceux qui font commerce politique de la xénophobie, de la romophobie, de la négrophobie ou de l’islamophobie, comme d’autres en miroir de l’antisémitisme, participent d’une même logique. On joue les uns contre les autres, pour disqualifier ensuite ceux qui dénonceraient «deux poids, deux mesures», alors que perdure le «vieil antisémitisme» qui rejette «également les juifs et les Arabes» : la dernière enquête de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) le démontre, les racismes sont liés. Or, la concurrence, que certains cherchent à exacerber entre les ouvriers blancs et leurs voisins «d’origine étrangère», ou bien entre musulmans et juifs, tout en montant les uns et les autres contre les Roms, fait obstacle aux questions qu’il faudrait poser de toute urgence. Ce n’est pas la faute des Roms, ni des immigrés d’Afrique ni des Noirs ou des musulmans, si les inégalités se creusent, pas plus que la faute n’incombe aux juifs si ces racisés en tous genres sont victimes de discriminations sociales et étatiques.
Lutter contre les discriminations ou contre les inégalités économiques, contre l’islamophobie ou bien contre l’antisémitisme ? Ce sont encore de fausses alternatives, qui empêchent toute coalition, qui divisent quand ceux et celles qui devraient s’unir et unissent celles et ceux qui devraient se diviser. Pour les combattre, il faut répondre à cette question : au-delà des intentions, réelles ou proclamées, politiquement, à quoi servent les racismes ? Il est temps de demander des comptes aux responsables politiques, et de dire leur responsabilité. C’est poser les bases d’un antiracisme renouvelé, car repolitisé. Reprendre l’initiative contre les politiques de racialisation : le 9 mai 2015, au Forum de Gennevilliers, ce travail a été engagé. Il se poursuivra avec les premiers intéressés, femmes et hommes qui en paient le prix. Et, ce combat sera mené aussi avec nous toutes et tous qui rejetons ce fantasme politique cauchemardesque d’une France blanche. Il est grand temps, mais il est encore temps de répondre à la racialisation par la politisation.
Premiers signataires :
Farid Bennaï Travailleur social, coordinateur du forum Reprenons l’initiative contre les politiques de racialisation
Saïd Bouamama Sociologue, porte-parole du Front uni des immigrations et des quartiers populaires
Christine Delphy Sociologue, directrice de recherches émérite au CNRS
Rokhaya Diallo Journaliste et auteure
Fatou Diome Ecrivaine
Eric Fassin Sociologue, professeur à l’université Paris-VIII
Nacira Guénif Sociologue, professeure à l’université Paris-VIII
Serge Guichard Membre fondateur de l’Association de solidarité en Essonne avec les familles roumaines roms (Asefrr)
Almamy Kanouté Educateur spécialisé, association Rezus
Laurent Lévy Essayiste et militant politique
Saimir Mile Président de la Voix des Rroms
Marilyne Poulain Syndicaliste CGT-immigration
Isabelle Saint-Saëns Membre du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti)
Michèle Sibony Union juive française pour la paix (UJFP)
Louis-Georges Tin Président du Cran…
Par un collectif réunissant des universitaires, des associatifs, des intellectuels et des militants antiracistes
Pour signer ce manifeste, c’est ici