Pogrom : l’extension du domaine sémantique

Le terme pogrom que les médias et les politiques ont très largement utilisé pour définir l’ensemble des événements d’Amsterdam a servi de connecteur lexical entre deux situations de nature radicalement différente. Il s’est agi immédiatement, et à nouveau, d’effacer le contexte factuel et de lui substituer une version idéologiquement préconstruite sans rapport avec le déroulé des événements. Heureusement les réseaux sociaux ont réussi à empêcher l’étouffement des circonstances et obligé les média à revoir très partiellement leur copie.

Dans toutes les définitions que l’on peut trouver du terme pogrom on retrouve la persistance d’un élément constitutif central, totalement absent du contexte d’Amsterdam :  en effet,  le terme décrit toujours l’attaque par un collectif majoritaire d’ une minorité en son sein ». L’historien de référence sur « la destruction des juifs d’Europe », Raul Hilberg, définit le pogrom comme « une brève explosion de violence d’une communauté contre un groupe juif qui vit au milieu d’elle-même ». En ce sens les émeutes raciales de Liverpool en août 2024 correspondent plus à cette définition, tout comme les persécutions organisées par les colons et l’armée, membres du collectif dominant, dans les villages palestiniens de Cisjordanie occupée, ainsi que le souligne l’historien Enzo Traverso notamment dans son interview par Denis Robert sur  Blast.

Dans le cas présent, les supporters israéliens du Maccabi Tel-Aviv sont des étrangers en visite en Hollande. Aucun juif hollandais n’a été attaqué parce que juif appartenant à une minorité au sein d’une majorité hollandaise. Ceux qu’ont pourchassés et battus les contre-attaquant étaient clairement les supporters israéliens hooligans. Certes des propos demandant aux gens s’ils étaient juifs ont été entendus, et même semble-t-il des propos anti-juifs, dans la course aux hooligans israéliens, mais n’est-ce pas là précisément le signe d’un nouvel amalgame : Israélien = juif inverse du premier juif = israélien. Dans l’amalgame d’origine soigneusement entretenu et diffusé jusqu’ici, des juifs avec les Israéliens, le mouvement se fait d’Europe vers Israël, les juifs d’Europe sont assimilés à ceux d’Israël, ce qui avait autorisé (lors de la tuerie par Mohamed Merah) le gouvernement israélien à lancer un appel aux juifs français à l’émigration vers Israël. Dans le nouvel amalgame : Israélien égale juif, ce mouvement s’inverse et rapatrie Israël et ses ressortissants au cœur de l’Europe. Ce qui a permis au roi de Hollande d’associer l’évènement d’Amsterdam avec la déportation des juifs de Hollande : « Nous avons manqué à notre devoir envers la communauté juive des Pays-Bas pendant la Seconde Guerre mondiale et, hier [jeudi] soir, nous avons encore manqué à notre devoir ». Cette extension du sens, sur mesure et idéologique, de la définition du terme pogrom a permis le retournement du concept, où le collectif agresseur devenait l’opprimé. L’objectif de cette extension est de (continuer à) rattacher une contre-attaque violente de nature politique et non raciale, contre des Israéliens, à l’histoire  pré-génocidaire et pogromiste européenne. L’émergence du terme est en effet apparue dès le 7 octobre pour qualifier l’offensive du Hamas sur le sud d’Israël.

On ne reviendra pas ici sur le fait que les attaques du 7 octobre 2023 sur des villages (juifs) israéliens de la bordure de Gaza ont constitué des crimes de guerre voire contre l’humanité dans la mesure où elles ont frappé avec la violence que l’on sait et de façon indiscriminée des civils, femmes enfants et vieillards. On soulignera cependant qu’elles ont frappé aussi de façon indiscriminée des citoyens israéliens juifs et non juifs et des étrangers présents sur les lieux :

– des Bédouins palestiniens et citoyens d’Israël : six Bédouins pris en otage par le Hamas, et 21 membres de la communauté bédouine tués pendant l’assaut…

– des ouvriers migrants présents sur les lieux des attaques : au moins 50 travailleurs migrants tués, principalement originaires de Thaïlande et du Népal.

– et 71 ressortissants étrangers tués.

Le terme a donc servi à faire le lien entre l’histoire juive européenne des pogroms contre les minorités juives de Russie et d’Europe orientale, et le génocide juif, avec un massacre d’Israéliens (et d’autres) au cours d’une explosion de violence dont ni les tenants ni les aboutissants n’avaient à voir avec autre chose que le contexte de l’occupation coloniale. Il est réutilisé pour parler de ce qui s’est produit à Amsterdam, une poursuite violente par des individus qui soutiennent la Palestine contre un groupe étranger constitué de supporters brutaux et provocants du génocide en cours à Gaza. Imaginons que les auteurs aient été d’une autre nationalité qu’israélienne…russes par exemple ? – mais la Russie est aujourd’hui exclue de l’UEFA et pour cause… Jamais ce terme n’aurait été employé, ni même de lien établi avec une quelconque forme de racisme. Après tout, ce qui cherche à s’exprimer et qui est réprimé par le choix des mots, c’est la colère contre les massacreurs de Gaza et de leurs supporters souvent eux-mêmes soldats.

17 novembre 2024 – Michèle Sibony