Plus de quatre mois après l’attaque du 7 octobre par le Hamas, les bombardements israéliens sur Gaza se poursuivent et le nombre de victimes atteint des sommets effroyables. Plus de 30 000 victimes dont la moitié sont des femmes et des enfants. Malgré le verdict de la CIJ et ses ordonnances pour éviter le génocide, le gouvernement de Netanyahou semble décidé à poursuivre les massacres. Dans ce contexte totalement inédit, Pierre Stambul, porte-parole de l’UJFP, une « autre voix juive », a bien voulu répondre à nos questions.
Le Chélif : Pour commencer, pouvez-vous nous présenter l’organisation dont vous êtes un des porte-parole, et nous parler des actions que vous menez pour la reconnaissance des droits des Palestiniens ?
Pierre Stambul : L’Union Juive Française pour la Paix (UJFP) a été fondée en 1994 avec le mot d’ordre « Pas de crimes en notre nom ». Rapidement, nous avons trouvé les mots qu’il faut mettre sur la guerre qu’Israël mène contre le peuple palestinien : occupation, colonisation, crimes de guerre, crimes contre l’humanité, apartheid, suprémacisme et à présent génocide. L’UJFP est une association juive antisioniste. Elle est la composante juive dans le mouvement de solidarité. Elle fait partie de BDS France (Boycott, Désinvestissement, Sanctions contre l’État d’Israël). Nous revendiquons le fait que le droit international soit appliqué à la Palestine : fin de l’occupation et de la colonisation, fin du blocus de Gaza, destruction du mur, libération des prisonniers, égalité des droits pour tous les habitants de la région, retour chez eux des réfugiés palestiniens, jugement des criminels de guerre.
L’UJFP est une association qui dénonce le racisme sous toutes ses formes : contre les Noirs, les Arabes les Roms, les Musulmans, les Juifs. Nous ne faisons pas de l’antisémitisme un racisme à part. Beaucoup d’entre nous ont des histoires familiales reliées au génocide nazi et nous dénonçons l’instrumentalisation de l’antisémitisme pour criminaliser les Palestiniens et leurs soutiens.
L’UJFP soutient la société civile palestinienne. Depuis 2016, une solidarité active entre les paysans du Sud-Est de la Bande de Gaza et l’UJFP a abouti à de grandes réalisations : la construction d’un château d’eau, des canalisations, une maison des paysans, une pépinière solidaire, le recrutement d’un agronome … Depuis le début du génocide, l’UJFP soutient deux équipes à Gaza qui réussissent à fournir aux réfugiés des vêtements, des chaussures, des tentes, des toilettes. Et surtout des repas.
Que pensez-vous de la manière dont une partie des médias français couvre la guerre à Gaza ?
En 1944, le Conseil National de la Résistance garantissait le pluralisme de l’information. Aujourd’hui, 9 milliardaires possèdent la quasi-totalité des médias. Les deux principales chaînes d’information appartiennent, l’une à Bolloré qui est d’extrême droite et islamophobe, et l’autre à Drahi qui a donné près de 8 millions d’euros à l’armée israélienne. Dans la plupart des médias, on parle du « terrorisme du Hamas », d’un « conflit Israël-Hamas », d’une « riposte » israélienne, des otages … Les médias ont systématiquement repris les éléments de langage de l’armée israélienne. Ils ont euphémisé le génocide en cours, les immeubles pulvérisés, les enfants massacrés, les assassinats ciblés, les hôpitaux attaqués, la souffrance des déplacés, la famine organisée. Ils ont ignoré les appels aux meurtres, préférant donner la parole à des « sionistes de gauche » pour qui l’armée israélienne est « morale ». Quand l’Afrique du Sud a porté plainte devant la Cour International de Justice, les médias ont retransmis uniquement la plaidoirie des avocats d’Israël.
Il y a deux raisons pour ce comportement honteux. Le fait que le pluralisme n’existe plus et que les propriétaires de beaucoup de médias sont ultralibéraux ou néofascistes.
Et aussi le fait que les médias suivent les gouvernements européens et l’Union Européenne : Israël est leur État, un morceau d’Europe installé au Proche-Orient, un exemple de reconquête coloniale, de surveillance, d’enfermement, de répression contre les populations réputées « dangereuses » et une start-up technologique produisant les armes les plus perfectionnées.
La décision rendue par la CIJ a établi le risque de génocide à Gaza et ordonné au gouvernement israélien de tout mettre en œuvre pour l’empêcher. Cette ordonnance a été accueillie à la fois comme une victoire symbolique du droit humanitaire international mais aussi comme une décision en demi-teinte parce qu’elle n’ordonne pas explicitement un cessez-le-feu. Quelle est votre lecture de cette décision ?
C’est un peu le verre à moitié plein et à moitié vide. D’un côté, alors que les pays occidentaux se prétendent les défenseurs du droit face à des pays qui les violent (Russie, Iran, Chine …), un pays du Tiers-Monde, l’Afrique du Sud, auréolé par sa victoire contre l’apartheid, vient leur rappeler qu’ils sont complices d’un génocide et que cette complicité détruit un peu plus ce qui reste du droit international. La plainte met à nu la duplicité de l’Occident et son néo-colonialisme. Elle réduit à néant la défense d’Israël qui a l’impudence d’affirmer « qu’accuser l’État juif de génocide est obscène ».
Mais voilà. La justice internationale est trop souvent une justice de vainqueur. Et elle n’a pas le pouvoir d’arrêter le génocide. Déjà, il y a 20 ans, elle avait condamné la construction du « Mur de l’apartheid » qui balafre la Cisjordanie. Malgré le verdict de la Cour, la construction du Mur a continué. Il fait aujourd’hui 700 km de long. Le sionisme a toujours bénéficié de l’impunité et a multiplié les faits accomplis.
Le jugement de la Cour n’a pas arrêté le crime en cours. Mais il aura un retentissement énorme sur l’image d’Israël.
L’attitude du gouvernement français est jugée très ambigüe par un certain nombre d’observateurs. Du soutien inconditionnel à une demande, du bout des lèvres, d’un cessez-le-feu, on a du mal à comprendre. Récemment dans une interview, l’historien Fabrice Riceputi, à l’occasion de la sortie de son livre, Le Pen et la torture, évoquait les similitudes frappantes entre les brutalités coloniales durant la guerre d’indépendance algérienne et la violence aveugle de l’agression israélienne sur les populations de Gaza et de Cisjordanie. Il soulignait d’ailleurs aussi le rôle de la propagande qui dans les deux cas accompagne les attaques. Son passé colonial empêche-t-il la France d’avoir un regard lucide sur cette guerre, un regard qui soit conforme avec sa tradition diplomatique et son héritage humaniste ?
Il n’y a aucune ambiguïté dans l’attitude du gouvernement français. La France est, avec l’Allemagne, le seul pays au monde qui ait interdit les manifestations pour les droits du peuple palestinien. Elle tente depuis des années de criminaliser le mouvement de solidarité et le boycott d’Israël. Le ministre Darmanin a tenté et continue de tenter de dissoudre des associations du mouvement de solidarité. Il a expulsé (dans des conditions ignobles et avec violence) Mariam Abu Daqqa, dirigeante du FPLP de Gaza, que j’ai hébergée pendant deux semaines.
Juste après le 7 octobre, la présidente de la Chambre des députés, le président du Sénat et Meyer Habib (le député des colons) sont allés en Israël apporter le soutien de la France.
La diplomatie française continue de considérer les Israéliens comme des victimes et pas comme des bourreaux. Elle refuse de donner des visas de sortie aux nombreux Gazaouis qui ont travaillé pour la France. Et la France vient d’annoncer qu’elle suspendait sa contribution pour l’UNRWA alors que 72% de la population de Gaza dépend de l’UNRWA.
Les relations commerciales et militaires entre la France et Israël restent florissantes. 4000 Français se sont engagés dans l’armée israélienne en toute impunité. Cette attitude est en rupture complète avec ce qu’était la diplomatie française à l’époque de De Gaulle ou de Villepin.
Pourquoi ce positionnement ? Parce qu’Israël et la France appartiennent au même camp néolibéral. Mais aussi bien sûr à cause de la question coloniale. La parole sur les crimes du colonialisme français n’a jamais été dite. Les criminels de guerre du colonialisme français ont toujours leurs noms dans les rues des villes de France. L’ampleur des massacres commis notamment en Algérie reste inconnue du grand public.
Cette amnésie délibérée favorise la montée de l’extrême droite et la répression contre les migrants et les Sans Papiers. Donc la reconquête coloniale effectuée contre le peuple palestinien et le fait que l’islamophobie a remplacé l’antisémitisme comme racisme largement partagé en France ont contribué à cette complicité.
Quelle est votre analyse de la place et du rôle des pays arabes dans ce conflit aujourd’hui ?
Il fut un temps où le monde arabe était représenté par des régimes nationalistes, comme celui de Nasser en Égypte, capables de s’opposer à l’impérialisme. La défaite arabe de 1967 a initié un mouvement de déclin de la gauche dans le monde arabe. Le modèle des États féodaux, patriarcaux et esclavagistes du Golfe, incarné par le prince MBS d’Arabie Saoudite, a pris le leadership dans le monde arabe. C’est l’Occident qui a favorisé la puissance de ces États où des prolétaires étrangers sans droits sont surexploités pour garantir la production du pétrole.
Les accords d’Abraham, donc la normalisation des relations d’Israël avec de nombreux pays arabes (y compris le Maroc) montrent que ceux qui dirigent politiquement le monde arabe contribuent à la tentative de liquidation du peuple palestinien.
L’histoire de la trahison des dirigeants arabes vis-à-vis du peuple palestinien est ancienne. En 1948, les armées arabes se battaient pour conquérir des territoires, pas pour les Palestiniens. La seule armée capable de s’opposer à l’armée sioniste, l’armée de ce qui allait devenir la Jordanie, avait un accord de partage de la Palestine avec la direction sioniste. Elle s’est battue uniquement parce que les sionistes ont violé l’accord. En 1949, Jordanie et Égypte se sont partagés les 22% de la Palestine historique qui n’avaient pas été conquis par Israël et il n’y a pas eu d’État palestinien.
En 1967, le roi du Maroc (qui avait poussé les Juifs marocains à émigrer) a informé les Israéliens de la non-préparation arabe avant la guerre des 6 jours. En 1970, l’armée jordanienne a massacré des milliers de Palestiniens (Septembre noir). En 1975, la guerre civile du Liban a commencé par un massacre de Palestiniens et toutes les factions libanaises ont du sang palestinien sur les mains. Le régime syrien a combattu les Palestiniens et la gauche libanaise. Il est responsable du massacre de Tel-al-Zaatar. Plus tard pendant la guerre civile syrienne, il a affamé des milliers de Palestiniens dans le camp de Yarmouk.
La paix séparée entre Israël et l’Égypte a fait de ce pays un collaborateur zélé sans lequel le blocus de Gaza serait impossible.
Aujourd’hui, à la différence de ce qui s’est passé lors de la guerre de 1973, les pays arabes n’ont pas utilisé l’arme pétrolière. Cette complicité est obscène. Le régime d’Abu Dhabi a déclaré qu’il allait « surmonter les obstacles » que représente le génocide à Gaza et maintenir ses relations avec Israël. La rumeur dit que les féodaux du Golfe songent à installer, avec l’accord de Netanyahou, le mafieux Mohammed Dahlan à la tête de Gaza.
Tout ceci contraste avec le fait que, partout, la population des pays arabes est descendue massivement dans les rues pour soutenir la Palestine, obligeant la Jordanie à rappeler son ambassadeur à Tel-Aviv et le dictateur Sissi à déclarer qu’il ne laisserait pas le Sinaï servir d’exil pour les Gazaouis. Cette solidarité des peuples arabes avait été très visible lors de la coupe du monde au Qatar.
Malgré les 30 000 morts, malgré l’ampleur des destructions, les dizaines de milliers de blessés, les déplacements forcés, et alors que tout cela est documenté au quotidien, comment expliquez-vous qu’on ne puisse arrêter ces massacres ?
Cela m’attriste et cela m’angoisse, d’autant que je reçois, chaque jour, des informations détaillées sur les meurtres ciblés, la famine organisée et l’impunité des assassins. En tant que Juif, j’emploie volontairement le mot « négationnisme ». Nier qu’un génocide est en cours, qu’il est prémédité, que les dirigeants israéliens, y compris la pseudo « gauche sioniste » justifient qu’on tue les femmes et les enfants, c’est du négationnisme.
Que faire ? Les Palestiniens ont toujours dit que l’issue de cette guerre dépend de deux facteurs : que les Palestiniens continuent de faire société, qu’ils cultivent la terre, qu’ils produisent, qu’ils éduquent leurs enfants, qu’ils commercent, qu’ils fassent la fête, qu’ils croient en l’avenir … Et que nous, sociétés civiles d’Europe, d’Amérique ou du monde arabe, nous soyons assez forts pour forcer nos gouvernements complices à cesser de soutenir ce régime criminel.
Pour l’instant, dans les pires circonstances, la société palestinienne ne s’est pas écroulée. Mais on commence à voir des phénomènes de désagrégation à Gaza. Il est de notre devoir d’aider par tous les moyens la société civile palestinienne, c’est ce que l’UJFP essaie de faire.
Dans le reste du monde, on a réussi à sérieusement à détruire l’image d’Israël. Le boycott se renforce. Des entreprises comme Carrefour qui collabore avec les génocidaires vont payer un prix lourd pour leurs actes. Mais les manifestations ne sont pas assez massives, nous n’arrivons pas à briser le mur des médias dominants. La cause palestinienne est aussi victime du fait que la crise du capitalisme favorise la montée de l’extrême droite raciste et pro-israélienne.
Comment la société civile israélienne, que l’on dit très fragmentée, vit cette situation ?
L’extrême-droite est hégémonique en Israël depuis plusieurs décennies. Majoritaire chez les colons, bien sûr. Avant la conquête de 1967, la religion juive n’était pas « territorialiste ». On pouvait étudier la Torah ou commenter le Talmud n’importe où. À présent, le courant « national-religieux », celui qui interprète à la lettre la phrase (sortie de son contexte) « Dieu a donné cette terre au peuple juif » est totalement hégémonique chez les religieux. L’extrême-droite est majoritaire chez les Séfarades (descendants des Juifs espagnols) et les Mizrahis (Juifs venus du monde arabe). Ceux-ci ont subi racisme et discriminations de la part des Ashkénazes (Juifs européens) et ils ont été poussés à faire disparaître leur « arabité ». Cela les a poussés vers l’extrême-droite. Celle-ci est aussi à présent hégémonique dans une armée ultraviolente qui a longtemps été dirigée par des généraux travaillistes. Et elle est également dominante chez les Russes.
Certes, elle est profondément divisée : ashkénazes contre séfarades et mizrahis, laïques contre religieux, colons contre ceux qui vivent de la mondialisation et de la modernité.
Cela explique les gigantesques manifestations contre Netanyahou et ses alliés fascistes. Mais il y a consensus sur la question palestinienne. Par exemple, la Cour Suprême, que Netanyahou veut domestiquer, a légalisé la torture et l’expulsion des Bédouins du village de Masafar Yata.
Le projet sioniste a toujours été un État ethniquement pur sur un territoire aussi grand que possible. Les opposants à Netanyahou partagent l’idée majoritaire en Israël : « On ne veut pas vivre avec ces gens-là » ; « On aurait dû tous les virer ».
Il n’y a qu’à écouter certains opposants à Neétanyahou : Benny Gantz s’est vanté « d’avoir ramené Gaza à l’âge de pierre ». L’ancien Premier ministre Naftali Bennett a déclaré : « J’ai tué beaucoup d’Arabes dans ma vie, je ne vois pas où est le problème ». Même la dirigeante du parti travailliste, Merav Michaeli, a déclaré : « Où qu’ils soient, les membres de Jihad Islamique doivent être anéantis ».
Donc sans sanctions, sans que les Israéliens aient à souffrir de ce qu’ils infligent aux Palestiniens, il n’y aura pas de rupture du front intérieur en Israël.
Peut-on aujourd’hui envisager un après ? Comment voyez-vous l’avenir du peuple palestinien à l’heure où des tractations sont en cours pour tenter de mettre en place une trêve humanitaire ?
Il me semble très dangereux de partir sur le fameux débat « un État, deux États ». Deux États, ce n’est ni possible ni souhaitable. Un seul État laïque et démocratique, c’est bien sûr le plus juste, mais il n’y a pas le début d’un rapport de force pour y parvenir.
L’urgence, c’est de faire échouer le projet sioniste : une nouvelle Nakba, une double expulsion massive, à Gaza et en Cisjordanie.
C’est aussi mettre en avant le droit international que l’Occident accepte de détruire dans son soutien à Israël. C’est aboutir à des sanctions contre Israël comme on y est parvenu contre l’Afrique du Sud. En particulier expulser Israël des Jeux Olympiques.
Mais dans l’immédiat, il faut un cessez-le-feu immédiat et durable. Le nombre de morts à Gaza en 4 mois de guerre dépasse en pourcentage le nombre de morts français pendant toute la Deuxième guerre mondiale.
Il est temps de donner la parole à la société civile palestinienne massacrée et meurtrie, et qui résiste.
Propos recueillis par Keltoum Staali