Pierre Stambul est écrivain, militant antisioniste et porte-parole de l’Union Juive Française pour la Paix (UJFP). Il parle dans cet entretien, accordé au Méditerranéen, du troc fait par Israël, le Maroc et le président américain sortant, Donald Trump. Il explique les enjeux de cette démarche illégale du point de vue du droit international et félicite l’Algérie pour sa position qu’il qualifie d’honorable, concernant la Palestine et le Sahara Occidental.
Le Méditerranéen : Le Maroc a reconnu l’État d’Israël. Dans quelle logique cette reconnaissance a eu lieu.
Pierre Stambul : Il faut revenir en arrière, sinon on ne comprend pas ce qui est à l’œuvre. Les Juifs maghrébins sont des autochtones, descendants de Berbères convertis au judaïsme, il y a près de 2000 ans et, pour certains, des descendants de Juifs espagnols accueillis au Maghreb après leur expulsion d’Espagne au XVe siècle. Vers 1950, les Juifs forment 5% de la population du Maroc et sont totalement insérés dans la population. Ils n’ont jamais subi de persécutions comme l’Europe chrétienne en a infligé aux Juifs. Pendant la Deuxième Guerre Mondiale, le sultan du Maroc a refusé que ses « sujets juifs » portent l’étoile jaune. L’apparition du sionisme va modifier les choses. Le nouvel État d’Israël qui a expulsé de façon préméditée le peuple palestinien a besoin de nouveaux prolétaires. Le départ de la grande majorité des Juifs marocains vers Israël (et pour certains vers la France) va être organisé avec une complicité active entre le roi Hassan II et les dirigeants israéliens.
L’émigration sera présentée comme la seule issue pour les Juifs dans le cadre de l’indépendance du Maroc. Les Juifs marocains qui refusent le sionisme et luttent pour la justice sociale au Maroc, vont être réprimés avec la même férocité subie par toutes les victimes de la dictature marocaine (je pense à Abraham Serfaty). Les Juifs marocains, comme en général les Juifs orientaux, vont subir en Israël, un racisme institutionnel, interne à la société juive Israélienne, d’une grande violence. Ils sont discriminés et sommés de cacher leur « arabité ». La complicité entre les dirigeants israéliens et Hassan II sera manifeste pendant la guerre des « six jours » (1967) où le roi donnera toutes les informations sur l’état des armées arabes à l’armée israélienne. En 1994, le Maroc sera, avec la Jordanie et l’Égypte, un des trois pays arabes à reconnaître Israël dans la suite des accords d’Oslo. Les relations commerciales et touristiques vont devenir très florissantes.
Les partisans du BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions contre l’État d’Israël) au Maroc vont être réprimés. Le Maroc gèlera ses relations avec Israël au moment de la répression de la deuxième Intifada. Mais la période a changé. Avec Trump, plusieurs pays arabes (Émirats, Bahreïn, Soudan) ont franchi le pas : ils exigent des Palestiniens une capitulation sur leurs revendications historiques, en particulier le droit au retour des réfugiés palestiniens. Certains ont essayé de donner une touche religieuse à cette demande de capitulation en estimant que Jérusalem n’était pas la ville sainte des trois religions monothéistes mais uniquement celle du judaïsme. Il était logique que la dynastie marocaine, qui réprime son propre peuple (voir les lourdes condamnations de certains animateurs du Hirak) fasse partie du camp des collaborateurs avec l’occupant sioniste.
En contrepartie, le président sortant américain a reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara Occidental occupé. Comment qualifiez-vous ce troc?
Pendant tout son mandat, Trump a utilisé des méthodes de gangster d’une grande brutalité et d’un grand cynisme. Le « deal du siècle » de Jared Kushner en est un bon exemple. Il dit en gros aux Palestiniens : « vous avez perdu comme avant vous les Amérindiens d’Amérique ou les Aborigènes d’Australie. On va vous donner quelques arpents de sable qu’on appellera État palestinien. On va transformer les derniers territoires qu’on ne vous aura pas volés en « zone franche » où les capitalistes pourront exploiter une main d’œuvre bon marché. » Un bon exemple du fait que ceux qui collaborent avec Israël se croient tout permis: le club de football du Bétar de Jérusalem, le plus raciste d’Israël, est racheté par un milliardaire émirati.
Un autre exemple : le Soudan. Voilà un pays où s’est déroulée une véritable révolution, où le dictateur est en prison. Le pays a été saigné et la paix revient dans des régions qui étaient à feu et à sang. Mais le pays était sur la liste noire à cause des crimes de l’ex-dictateur et il ne pouvait pas avoir accès aux prêts bancaires internationaux. Trump a exercé un chantage : « vous reconnaissez Israël, on vous sort de la liste noire ». Et les dirigeants soudanais ont cédé. En envahissant le Sahara il y a 45 ans, en expulsant une bonne partie de la population autochtone, en y installant de nombreux Marocains à qui on a offert des avantages énormes, les dirigeants marocains ont procédé à un acte de piraterie très semblable à ce qu’Israël entreprend depuis des années avec la colonisation de la Cisjordanie. Jusqu’à présent, le droit international refusait de reconnaître les faits accomplis. Trump s’assoit sur le droit. L’échange qui vient d’être fait : « vous reconnaissez un État (Israël) qui viole ouvertement les droits fondamentaux, on va reconnaître l’acte de piraterie que vous pratiquez au Sahara depuis des décennies » est typique du cynisme et de la violence qui régissent les relations internationales.
La reconnaissance de l’Etat d’Israël par le Maroc n’est elle pas la reconnaissance d’un pays colonisateur par un autre pays colonisateur.
Nous sommes dans un monde où la norme est de violer ouvertement le droit : l’annexion de Mayotte par la France, le sort infligé aux Tchétchènes par l’État russe, aux Ouighours par l’État chinois, aux Rohingyas par l’État birman, ou aux Yéménites par les féodaux d’Arabie Saoudite sont des crimes banalisés. Les multiples interventions impérialistes des États-Unis, à commencer par l’invasion et le dépeçage de l’Irak sont des actes de gangstérisme réalisés en toute impunité. Il est normal que des pays colonisateurs s’entendent entre eux. L’impunité d’Israël, dont les violations remontent à sa fondation en 1948, l’expulsion par les armes puis le refus du retour des réfugiés palestiniens, ont donné des idées.
Le fait accompli qui finit par être légalisé, c’est hélas possible. Hassan II l’avait compris en envahissant et en colonisant le Sahara. Les Israéliens le pratiquent depuis des décennies : 750 000 Israéliens vivent au-delà de la « ligne verte », la frontière internationalement reconnue. Ils font des émules : l’armée turque occupe 40% du territoire chypriote depuis 1974. Et l’armée russe occupe la Crimée. Pour information, les initiateurs palestiniens du BDS ont déclaré leur appui à l’autodétermination du peuple sahraoui. Ils opposent le droit aux méthodes de gangsters.
L’Algérie est aujourd’hui menacée par Israël, le Maroc et les Emirats arabes.
Le leadership dans le monde arabe appartient depuis quelques années aux dirigeants qui collaborent avec l’occupant israélien et poignardent dans le dos ouvertement le peuple palestinien. L’Algérie n’appartient pas à ce camp-là et c’est à son honneur. Mais, modeste Juif anticolonialiste vivant en France, je me permettrai de dire qu’il n’y a pas d’avenir à vouloir ressusciter Oslo. Il est symptomatique de voir que la défaite de Trump a eu pour première conséquence la reprise de la coopération sécuritaire entre l’Autorité Palestinienne et Israël. Cette disposition, signée à Oslo (et qui devait être « transitoire »), oblige l’occupé à assurer la sécurité de l’occupant, faute de quoi l’occupant coupe les vivres et affame les Palestiniens en ne reversant pas les droits de douane et autres sommes dues. Il n’y a aucun avenir à vouloir revenir à un pseudo « processus de paix » qui n’a été pendant des années qu’un ultimatum exigeant des Palestiniens qu’ils capitulent. L’Algérie, selon moi, s’honorerait à s’inscrire uniquement dans le respect du droit : la fin de l’occupation, de la colonisation, la destruction du mur, la libération des prisonniers, l’égalité des droits et le droit au retour des réfugiés. Les revendications des Palestiniens et des Sahraouis sont bien semblables. Ne les laissons pas tomber !
Le Méditerranéen
Voir en ligne : l’article sur le site du journal en ligne algérien Le Méditerranéen