La toile est en émoi : cela fait une semaine que l’équipe de l’émission « Canap 95 » de TMC a déterré des séquences de l’émission « Pyramides » alors présentée par Patrice Laffont où Pépita, une animatrice noire, essuyait régulièrement des insultes racistes toutes aussi humiliantes les unes que les autres. Un exemple parmi d’autres : lorsqu’elle montre à la caméra une carte postale de chimpanzé, l’une de ses collègues s’exclame :
“Oh, c’est vous en photo Pépit’ sur la carte postale » et un autre : « C’est à force de manger des bananes, voilà ce que ça fait”.
On reste sidéré devant une telle décontraction mais n’a-t-on pas à cette même époque écouté sans broncher et pendant de longues semaines et de longs mois la chanson « Zoubida » de Vincent Lagaf’ qui tournait en boucle sur toutes les ondes et tous les médias nationaux ? La vérité, c’est que notre réaction collective n’a pas été à la hauteur de l’agression morale. La vérité c’est que pour qu’il y ait réaction collective, il aurait fallu une conscience politique collective qui manquait cruellement à cette époque.
Or aujourd’hui, les choses ont changé et l’affaire « Pépita » est vécue rétrospectivement comme une insupportable insulte raciste.
Mais, coup de théâtre, lorsque la principale intéressée se livre à Cyril Hanouna, sa réaction surprend, elle n’est pas tout à fait celle qu’on attendait. En effet, elle ne cache pas sa colère contre l’émission de TMC et lui reproche de ne pas l’avoir consultée avant. Last but not least, elle défend résolument l’honneur de ses employeurs . Sans mauvais jeu de mots, elle n’hésite pas à les blanchir complètement alors que le caractère négrophobe des saillies crève les yeux.
Il n’en fallait pas plus pour ravir le cœur de Raphaël Enthoven et d’Eugénie Bastié qui ont sauté sur l’occasion pour railler les « antiracistes racistes » qui ne font que s’offusquer et se plaindre alors qu’une véritable « principale concernée » venait de dédouaner les responsables de Pyramides. A Rokhaya Diallo qui réagissait en expliquant que la parole d’une individue ne pouvait pas effacer le caractère systémique du racisme et du sexisme, Tristane Banon a tweeté : « Elle saurait rétablir l’esclavage français au forceps pour mieux se positionner en « résistante » contre lui ». Subtile Tristane, hein ?
Bref, faut-il déduire de cette polémique que Pépita était véritablement consentante ? Et faut-il le lui reprocher ? Ne sommes-nous pas tous « consentants » face à nos employeurs ? Quelle était à ce moment sa marge de manœuvre ? Quelle est la différence entre Pépita qui sourit jaune quand on lui attribue des traits simiesques et mon père qui a dû supporter les propos racistes de ses collègues portugais (à peine mieux traités dans l’échelle raciale) sur son chantier des années durant en rongeant son frein et finalement en acceptant son sort ? Même si tous les racismes ne se vivent pas exactement de la même manière (le racisme anti-arabe ou l’islamophobie ne se confondent pas complètement à la négrophobie qui a ses propres formes d’expression), la relation de subordination est de même nature. On pourrait alors, derrière nos écrans et en djihadistes du clavier, déclarer qu’au nom de son honneur, elle aurait dû démissionner ! Certes ce genre d’héroïsme existe et il aurait été apprécié mais à quel prix ? Qui peut vraiment se le permettre quand on se connaît tous suffisamment pour savoir notre lâcheté (aussi appelée « conscience de ses intérêts immédiats») du quotidien ?
Ainsi et comme souvent, nous nous retrouvons devant les contradictions que nous impose la condition d’indigène et c’est ce qu’il faut comprendre par la réaction ô combien naturelle de Pépita : Fallait-il, en plus du racisme subi, dévoiler au grand jour son humiliation devant des millions de gens qui par leur réaction de pitié ne peuvent que l’écraser davantage ?
C’est là que les journalistes de TMC ont manqué de tact. En dévoilant ces moments de grande humiliation (pour des raisons sans doute honnêtes), ils révèlent du même coup toutes les couleuvres que la jeune femme a dû avaler et d’une certaine manière son « consentement » faisant d’elle et aux yeux des siens une « indigène de maison ». Quoi de plus humiliant ? Ainsi, plutôt que de rendre justice, ils enfoncent le clou. Pépita n’a plus qu’une seule porte de sortie : défendre ses maitres pour sauver la face. Le déni comme échappatoire. La belle affaire !
Finalement, on est encore une fois devant une histoire où des Blancs antiracistes mais indélicats font la morale à des Blancs racistes pendant que les indigènes jouent les seconds rôles. Pire, on voit des Blancs néocons faire la leçons à des indigènes antiracistes. Le pompon !
Je le disais plus haut, l’époque n’est heureusement pas la même. Nos capacités de réagir et notre indignation pèsent plus lourd qu’avant. Pas assez cependant pour que Pépita trouve la force de toiser ses oppresseurs et dire le vrai, soutenue en cela pas ses frères et sœurs de condition qui ne la jugent pas. En attendant, il nous reste les mots de James Baldwin qui arriveront, je l’espère, à la consoler :
« C’est de la montagne de la suprématie blanche que les Noirs ont à coups de pic détaché la pierre de leur personnalité. J’ai le plus grand respect pour cette humble armée d’hommes et de femmes noirs qui piétinait devant d’innombrables portes de service, disant « oui, Monsieur » et « non, Madame » afin d’acquérir un nouveau toit pour l’école, de nouveaux livres, d’autres lits pour les dortoirs. Cela ne leur plaisait guère de dire « oui », Monsieur » et « non, Madame », mais le pays ne manifestait aucune hâte à éduquer ses Noirs, et ces hommes et ces femmes savaient qu’il fallait que cette besogne-là soit faite et ils mirent leur amour-propre dans leur poche afin de l’accomplir. »