Pendant des décennies, nos reportages étaient racistes. Pour nous en détacher, il nous faut le reconnaître.

Nous avons demandé à un éminent historien d’examiner la représentation des personnes de couleur dans les pages du magazine National Geographic.

Lundi, 12 mars. De Susan Goldberg, Rédactrice en chef monde

Cet article fait partie d’un numéro spécial du magazine National Geographic dédié au concept de « races » qui nous définit parfois, et nous sépare souvent.

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Nous sommes le 2 novembre 1930. National Geographic a envoyé un reporter et un photographe couvrir un événement majeur : le couronnement d’Haïlé Sélassié Ier, dernier empereur d’Éthiopie. Les trompettes résonnent, les prières s’élèvent vers les cieux, les guerriers manient l’épée en allégeance. L’article en question faisait 14 000 mots et comprenait 83 photos.

Si une telle cérémonie en l’honneur d’un homme Noir avait eu lieu en 1930 aux États-Unis par exemple, et non en Éthiopie, il n’y aurait sans doute jamais eu de couverture médiatique. Pis encore, si Haïlé Sélassié Ier avait alors vécu aux États-Unis, il n’aurait sans doute pas fait partie des lecteurs de National Geographic dans une ville comme Washington où la ségrégation était très stricte, et n’aurait pas été autorisé à faire partie de la communauté National Geographic. Selon Robert M. Poole, auteur de Explorers House: National Geographic and the World It Made, (La maison des explorateurs : National Geographic et le monde qu’il a forgé) « Les Afro-Américains ne pouvaient pas en être membres – du moins à Washington – pendant les années 1930-1940. »

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Je suis le dixième rédacteur en chef de National Geographic depuis sa création en 1888. J’en suis la première rédactrice en chef, Juive de surcroît, deux groupes de population qui ont eux aussi été discriminés aux États-Unis. Il m’est douloureux de partager cet affreux état de fait qui fait pourtant partie de l’histoire du magazine. Mais puisque nous avons aujourd’hui décidé de faire une couverture exceptionnelle du sujet des « races », il nous faut faire cet examen de conscience avant de considérer de faire celui des autres.

Le principe même de races est une hérésie scientifique, et ne résulte d’aucune façon d’une différenciation biologique, comme l’explique Elizabeth Kolbert, mais d’une différenciation sociale aux effets dévastateurs. « Les distinctions raciales continuent de construire nos opinions politiques et d’influencer notre construction en tant qu’individus. »

La manière dont nous présentons les minorités a une importance cruciale. J’entends souvent les lecteurs de National Geographic dire que le magazine leur a donné un premier aperçu du monde. Nos explorateurs, nos scientifiques, nos photographes et nos journalistes ont transporté le public dans des endroits dont ils ignoraient jusqu’à l’existence ; c’est une tradition journalistique qui nous est chère encore aujourd’hui et dont nous sommes particulièrement fiers. Cela signifie que nous avons le devoir, dans chaque article, de présenter de la manière la plus juste et la plus authentique qui soit les différentes personnes que nous mettons en exergue.

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Nous avons demandé à John Edwin Mason de nous aider à faire cet examen. M. Mason était tout disposé à cette tâche : il est professeur à l’université de Virginie spécialisé dans l’Histoire de la photographie et de l’Histoire de l’Afrique. Il s’est plongé pour nous dans les archives de National Geographic.

Ce que M. Mason a découvert, c’est que jusque dans les années 1970, National Geographic ignorait complètement les personnes de couleur qui vivaient aux États-Unis, ne leur reconnaissant que rarement un statut, le plus souvent celui d’ouvriers ou de domestiques. Parallèlement à cela, le magazine dépeignait avec force reportages les « natifs » d’autres pays comme des personnages exotiques, souvent dénudés, chasseurs-cueilleurs, sorte de « sauvages anoblis », tout ce qu’il y a de plus cliché.

Contrairement aux magazines comme Life, explique John Edwin Mason, National Geographic a très peu fait pour faire en sorte que ses lecteurs dépassent les stéréotypes de la culture blanche occidentale.
Gauche : Des mineurs d’or sud-africains « fascinés par des tambours foudroyants » lors de « vigoureuses danses tribales », selon un article paru en 1962.

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« Les Américains n’avaient en tête que des représentations comme les films de Tarzan et les caricatures grossières et racistes », estime-t-il. « La ségrégation le voulait ainsi. National Geographic n’a pas organisé l’émancipation des préjugés que son autorité aurait permis d’organiser. National Geographic est né au moment où la colonisation était à son apogée, et où le monde était divisé entre colons et colonisés. Une ligne de couleur les séparait, et National Geographic était le reflet de cette vision du monde. »

Certains de nos lecteurs ont trouvé dans nos archives un article qui nous laisse tous sans voix : un reportage en Australie datant de 1916. Sous plusieurs photos d’Aborigènes, on peut lire cette légende : « Deux Noirs sud-Australiens : ces sauvages se classent parmi les moins intelligents de tous les êtres humains. »

Les questions soulevées ne concernent pas seulement ce qui se trouve dans nos archives, mais aussi ce qui ne s’y trouve pas. M. Mason compare ainsi deux reportages que nous avons fait en Afrique du Sud, l’un en 1962, et l’autre en 1977. L’article de 1962 a été publié deux ans et demi après le massacre de 69 Sud-Africains Noirs par la police à Sharpeville, pour la plupart tués par balles dans le dos alors qu’ils tentaient de fuir. La brutalité de ces meurtres a choqué le monde.

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« National Geographic ne fait aucune mention des tensions ni même du massacre, » note Mason. « Aucune voix de Sud-Africains Noirs ne s’élève dans l’article. Cette absence est aussi signifiante que tous les mots imprimés. Les seuls Noirs représentés dans le magazine sont des personnages se produisant dans des danses exotiques… ou alors des domestiques ou des ouvriers. C’est étrange, en fait, de considérer ce que les rédacteurs à l’époque souhaitaient montrer, consciemment ou non. »

En comparaison, dans le reportage de 1977, alors que la lutte pour les droits civiques aux États-Unis avait fait quelque peu évoluer les mentalités, « ce n’est pas parfait, mais l’auteur reconnaît l’oppression », indique Mason. « Les Noirs sont photographiés. Leurs opposants le sont aussi. C’est un article très différent. »

Si l’on avance un peu dans le temps, au reportage sur Haiti datant de 2015, lorsque nous avions donné à de jeunes Haïtiens des appareils photos pour qu’ils documentent la réalité de leur monde, « les images des Haïtiens sont très, très importantes, » explique Mason, et pourtant elles auraient été « impensables » quelques décennies plus tôt. Tout comme l’auraient été notre couverture des conflits religieux et ethniques, des questions de genres, des réalités de l’Afrique moderne, et bien plus encore.

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Mason a également découvert une série de photos présentant « l’autochtone fasciné par la technologie occidentale. Cela crée vraiment cette dichotomie entre les civilisés et les non-civilisés. » Sans parler des très nombreuses photos de magnifiques femmes des îles du Pacifique.

« Si je parlais à mes étudiants de la période qui a précédé les années 1960, je dirais : « Faites attention à ce que vous pensez apprendre ici « . Et en même temps, il faut reconnaître à National Geographic d’avoir pu durant cette période faire découvrir aux gens des choses que nous n’avions jamais vues auparavant. Il est possible de dire qu’un magazine peut ouvrir les yeux des gens en même temps qu’il les ferme. »

Dans deux ans, pour la première fois dans l’histoire des États-Unis, moins d’un enfant sur deux sera Blanc. Il est sans doute temps de parler des conflits basés sur l’idée erronée de « races ». D’essayer de comprendre pourquoi nous continuons à distinguer les Hommes et à construire des communautés inclusives. D’analyser le recours politique actuel aux logiques éhontément racistes et de prouver que nous valons mieux que cela.

Pour nous, cette couverture médiatique est aussi l’opportunité d’un examen de notre propre histoire, et de nos efforts pour illuminer le cours de l’humanité, au cœur de notre mission depuis 130 ans. Je souhaite que les prochains rédacteurs en chef de National Geographic puissent être fiers de l’histoire de ce magazine – pas seulement pour les reportages que nous aurons décidé de publier mais aussi pour la diversité de journalistes, rédacteurs et photographes qui les portent.