Le nombre de manifestants à Tel-Aviv contre la réforme de la Cour suprême est grandissant depuis début janvier 2023. Si une minorité d’entre eux s’oppose également à l’occupation, pour la plupart, la politique menée par l’actuel gouvernement d’extrême droite dans les territoires occupés n’entre pas du tout en compte dans leur mobilisation. Majd Kayyal, écrivain palestinien d’Haïfa, livre son point de vue, partagé par de nombreux Palestiniens de l’intérieur, sur ce mouvement de contestation.
Traduit de l’arabe par Sarra Grira.
Toutes les notes sont de la rédaction de Orient XXI.
Les manifestations en faveur de la démocratie israélienne ont atteint leur paroxysme : pour défendre leur liberté et leurs droits civils, des dizaines de milliers de réservistes israéliens menacent de faire grève et de ne plus commettre de crimes de guerre. Les commandants d’artillerie et les officiers des services de renseignement, les héros du Mossad et les saints de l’armée de l’air s’organisent. Ils déclarent ne plus vouloir remplir leur « devoir militaire » — en d’autres termes, la routine des exécutions sur le terrain, des punitions collectives, des bombardements de zones d’habitation et l’administration quotidienne du siège de Gaza — si jamais le gouvernement de Benyamin Nétanyahou s’accrochait à la réforme judiciaire qui confère à la majorité gouvernementale de larges prérogatives législatives, réduisait le contrôle de la Cour suprême et marginalisait ses fonctions constitutionnelles.
DES CRIMES DE GUERRE « DÉMOCRATIQUES »
Quatre-cent-soixante membres des renseignements généraux ont signé une lettre adressée à Avi Dichter, ancien dirigeant du Shabak (le Shin Bet) et responsable direct de tous les crimes commis dans la foulée de la deuxième Intifada, devenu ministre de l’agriculture et du développement rural dans l’actuel gouvernement. Dans ce courrier, les expéditeurs l’ont conjuré de ne pas soutenir « des initiatives qui menacent les fondements démocratiques d’Israël ». Tentant de susciter sa sympathie et de toucher son cœur sensible, ils se sont adressés à lui avec son surnom arabisant : « Abou Nabil » qui l’avait rendu célèbre pendant sa longue carrière durant laquelle il a exercé intimidations et tortures sur les Palestiniens.
Un ancien général de l’armée de l’air s’est demandé avec tristesse à l’antenne : si le fossé politique entre les pilotes est si profond, comment pourront-ils coopérer au sein d’un même cockpit quand il s’agira d’aller bombarder l’Iran ? Du côté de l’armée de terre, des vétérans de la guerre d’octobre 1973 sont montés d’un cran dans leur contestation en volant à la mi-février un des symboles de la liberté israélienne — un char —, avec lequel ils ont défilé après avoir peint dessus le mot « démocratie ».
Le journal Haaretz, a publié un long reportage qui rassemble les témoignages de « pilotes et chefs militaires » qui refusent « ce coup d’État juridique ». Le reportage s’ouvre avec un médecin militaire de l’armée d’occupation qui dit :
Nous avons travaillé pendant des décennies sous des gouvernements de droite, nous avons exécuté à leur demande des mesures qui n’étaient pas du tout légales. Nous avons utilisé des ambulances pour renforcer des axes militaires et des points de contrôle. Nous avons caché le sigle des ambulances sur nos véhicules pour que personne ne le voie, car nous savions très bien ce que nous faisions. Nous ne nous sommes pas opposés, nous n’avons pas refusé les ordres, car nous savions que nous servions un État démocratique.
Dans le même article, on lit ce témoignage d’un pilote :
Quand on nous a demandé d’effectuer des bombardements dans les zones grises 1, à la lisière des zones noires, surtout durant nos attaques sur Gaza, nous l’avons fait au nom d’un gouvernement qui travaillait selon les règles d’un jeu défini et clair. C’était là les instructions du système et nous y adhérions complètement.
Ainsi se poursuivent les entretiens de Haaretz, dénombrant les crimes de guerre et les justifiant au nom du « contrat démocratique » en vertu duquel ils avaient eu lieu, et brandissant la rupture de ce contrat comme une menace. Le sous-titre du reportage dit de ces témoignages qu’ils « brisent le cœur »…
LE TANGO DE L’ARMÉE ET DE LA COUR SUPRÊME
Deux pôles s’affrontent en Israël autour de « la forme de l’État », c’est-à-dire la manière d’administrer le système colonial sioniste. Quels sont les mécanismes utilisés pour planifier et mettre en œuvre l’oppression et la destruction des Palestiniens ? Quels sont la classe sociale et le groupe idéologique qui président au déroulement du processus colonial ? Et comment sont distribuées les ressources volées de la vie, de la terre, de l’eau et de l’argent des Palestiniens ?
Le premier pôle est ancien. C’est un pôle ashkénaze européen, sa profonde domination au sein du système découle de son antériorité. Ces premiers colons ont théorisé le projet et l’ont mis en œuvre. Ils ont mené de leurs propres mains le grand processus de nettoyage ethnique durant la Nakba de 1948. Puis ils se sont partagé les terres, les propriétés et les ressources pillées. Leurs descendants sont les pilotes qui bombardent Gaza ; les pères sont juges ou professeurs d’université, et les grands-pères à la retraite, assis dans leurs maisons spacieuses sur des terres palestiniennes volées, et parlent confortablement (devant la caméra d’un réalisateur… ashkénaze lui aussi) des massacres qu’ils ont commis de sang-froid à Tantoura ou à Kafr Qassem.
Tout cela a été fait avec une conscience coloniale européenne et laïque classique, et avec la croyance en une supériorité ethnique, intellectuelle et civilisationnelle sur la population du pays. Il s’agissait de construire un système « moderne », neutre et laïc, et même socialiste à ses débuts, avec un cadre démocratique et une séparation entre les pouvoirs. Surtout, tout cela devait s’appuyer sur une structure juridique et un langage politique officiel « propres », maîtrisant le lexique du droit international, capables de blanchir les crimes, et de ce fait de blanchir le soutien des pays occidentaux au projet colonial en Palestine, à la fois internationalement et militairement.
Ce premier pôle a mis la main sur toutes les rouages du système. Il a fondé le parti au pouvoir Mapaï, pris le contrôle du Fonds national juif et de l’Administration des terres d’Israël et s’est accaparé le plus large pan des ressources. Il a mis la main sur les institutions qui formatent les consciences, des universités jusqu’aux médias, et développé sa force économique et technologique aussi. Tout cela s’est évidemment fait aux dépens des ressources spoliées des Palestiniens et de leurs vies gâchées ; mais il n’aurait pas été possible sans l’exploitation des juifs d’Orient, et de ceux qui ont été arrachés à leurs patries et à leurs sociétés arabes pour être amenés en Palestine en tant que colons, afin de faire pencher la balance démographique en faveur des juifs, et pour constituer une force de travail juive bon marché en lieu et place de la force de travail arabe. Des juifs yéménites, marocains, irakiens, kurdes, entre autres, ont vécu sous le joug de l’arrogance et de la pauvreté. Victimes de crimes, leur identité arabe a été violemment dissoute dans le « four de l’assimilation » sioniste européen.
Ce pôle a pris le contrôle de deux institutions essentielles au sein de « l’État juif démocratique » : l’armée et la Cour suprême. Elles dansent à elles deux le tango du crime et de son blanchiment. L’une planifie et met en œuvre une violence sanglante contre les Arabes pour préserver la souveraineté et la majorité « juives », l’autre la surveille pour assurer l’efficacité de cette entreprise et lui fournir une couverture légale, afin que la violence soit « démocratique ». Pour le dire avec les mots des 460 hommes du renseignement signataires de la lettre susmentionnée : « Nous savons très bien, vous comme nous, que la Cour suprême n’a jamais arrêté aucune de nos opérations préventives, mais les a dirigées et améliorées ».
La nature des guerres menées par Israël a accentué la domination de cette frange au sein de l’armée. Au cours des premières décennies, face aux armées arabes régulières, puis avec la guerre contre les fedayin en Jordanie, au Liban et à travers le monde, certaines unités — l’armée de l’air, le Mossad, les quatre unités de commandos — ont été sanctifiées dans la conscience sioniste. Toutes ces unités sont exclusives aux mâles de cette frange ashkénaze.
Il en est presque de même pour la Cour suprême. Soixante-douze juges en ont fait partie depuis 1948. Seulement onze d’entre eux étaient des juifs orientaux. Or en l’absence d’une constitution israélienne, la Cour suprême a joué un rôle constitutionnel et a revêtu un statut législatif. Avec le temps, elle est devenue capable d’abroger des lois et d’obliger le Parlement à les modifier.
UN NOUVEAU BLOC DE JUIFS ORIENTAUX ET RELIGIEUX
Face à l’hégémonie ashkénaze, un nouveau courant s’est formé dans les années 1970, rassemblant des partis dont le socle commun était leur colère contre l’ancien courant.
L’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza en 1967 a provoqué des changements radicaux. Un large bloc social de juifs orientaux et religieux connaissait des difficultés économiques en raison de l’inflation sans précédent qu’a connue le pays au début des années 1970. Le parti Mapaï, expression la plus marquante de l’hégémonie ashkénaze à l’époque, impose alors des politiques économiques qui protègent les couches sociales proches du pouvoir de l’inflation (entreprises d’État, usines, syndicat général qui lui est allié, etc.), tout en accentuant la précarité des autres. L’exaspération de ces derniers a permis au Likoud de gagner les élections de 1977, renversant le parti au pouvoir pour la première fois depuis la fondation d’Israël. Ce sont les votes des juifs orientaux et le soutien des partis sionistes religieux — les mêmes qui constituent encore à ce jour le bloc solide de Netanyahu et du Likoud — qui ont permis cela.
Les élections de 1977 ont alimenté le conflit ethnique et de classe. En menant une politique de privatisation et d’ouverture du marché, le Likoud a mis fin au monopole ashkénaze sur les ressources. Cette situation a stimulé une activité politique identitaire et religieuse, avec la création de nouveaux partis qui font désormais partie intégrante de la scène politique, à l’instar du parti Shas.
Cette période-là était également celle de la mise en place du gouvernement militaire et des débuts des colonies en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Une nouvelle « avant-garde » du sionisme religieux a émergé, travaillant à étendre la colonisation juive dans la « Grande Terre d’Israël ». Ce mouvement est l’extension d’une institution politico-religieuse historique, qui a lutté contre le courant laïc central depuis les années 1920. Une de ses organisations les plus importantes est le mouvement Goush Emounim, qui refusait la tutelle des institutions étatiques sur le processus de colonisation, bien que celles-ci aient commencé à planifier et à construire des colonies dans les territoires occupés à vitesse grand V. La relation entre le mouvement sioniste religieux et l’État est devenue complexe, faite de coopération et d’affrontements. Ainsi, l’État ne reconnaissait pas la légalité des avant-postes coloniaux, mais il leur assurait une protection militaire, puis leur fournissait progressivement l’électricité, l’eau et les services. Il gérait une dynamique de rationnement et de blanchiment de ces avant-postes, les reconnaissant parfois, les fusionnant avec des colonies qu’il avait lui-même planifiées à d’autres moments. Une des manifestations les plus célèbres de ce conflit entre l’État et le mouvement religieux est le plan de « désengagement » de Gaza en 2005.
Mais l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza n’était pas que l’affaire du sionisme religieux. Les juifs orientaux ont également été poussés à être l’avant-garde de cette entreprise. Au début, ils ont été encouragés à vivre dans les colonies construites par le gouvernement, qui offraient des conditions de logement et de vie très attrayantes. La même chose s’est produite avec les colons russes, dont la première grande migration a eu lieu en 1970. Ainsi, la société des colons s’est transformée en une entité où les sionistes religieux se sont progressivement mélangés à des classes et des catégories ethniques plus marginales.
Les soldats mobilisés en Cisjordanie et dans la bande de Gaza n’étaient pas, cette fois, issus des élites européennes. Ils n’étaient ni pilotes ni membres de commandos. Au moment de la première Intifada (1987-1993), l’armée était occupée à mener une guerre contre une société sans armes, qui résistait avec des pierres, des fresques, des drapeaux et des cocktails Molotov. La tâche de poursuivre les enfants palestiniens, casser des os et assaillir des maisons à la recherche de tracts a été confiée aux jeunes des classes inférieures de la société coloniale, les mettant en guerre directe et quotidienne contre une société têtue, dont on ne peut briser l’esprit de résistance.
LE DERNIER BASTION DES ASHKÉNAZES
Face à ces transformations, et alors que le nouveau courant a consolidé sa majorité parlementaire, l’ancien courant a réalisé que le savant équilibre entre le crime et la démocratie n’était plus garanti. Le vernis judiciaire qui couvrait jusque-là la structure de la violence sanglante — avec ses « mécanismes judiciaires locaux » qui protègent les chefs militaires des poursuites devant les tribunaux internationaux — commençait à s’écailler.
La résistance populaire palestinienne s’est intensifiée à la fin des années 1980, et les colons comme l’armée sont montés d’un cran dans la violence et la barbarie. L’élite ashkénaze, dirigée par Itzhak Rabin, s’est tournée vers le processus de paix, désormais convaincue de la nécessité de reconstruire radicalement le système de contrôle, en particulier en Cisjordanie et à Gaza. L’ère d’Oslo est ainsi advenue comme une tentative de restauration de l’ordre ancien, celui où le crime est le frère de la loi. Ce processus a forcé l’élite israélienne à établir une Autorité palestinienne qui s’est avérée, à long terme, un agent de l’occupation.
En 1995, la Cour suprême a pris une décision historique stipulant que les lois fondamentales étaient désormais supérieures aux lois normales. Les lois promulguées par le Parlement pouvaient ainsi être abrogées par la Cour. Celle-ci a ainsi renforcé son pouvoir au détriment du Parlement. Ce qui à l’époque a été désigné comme une « révolution juridique » a ouvert la voie à de plus larges interventions de la Cour dans l’administration de la répression. Autrement dit, le pouvoir des juges ashkénazes sur les appareils de l’État s’est élargi, bien que le nouveau courant ait renforcé sa majorité au Parlement, notamment après l’assassinat de Rabin. C’est cette configuration que les hommes de Nétanyahou, les représentants de ce nouveau pôle, aspirent à renverser aujourd’hui.
Les deux pôles sont en concurrence pour être la source légitime du crime. Une concurrence entre ceux qui tuent 11 martyrs lors d’une incursion à Naplouse dans le cadre du « contrat démocratique », et ceux qui brûlent des maisons à Huwara le lendemain. Cet affrontement revient régulièrement avec comme cadre l’arène juridique, comme l’a montré l’exécution d’Abdel Fattah Cherif par le soldat Elior Azaria, et la polémique israélienne qui s’en est suivie lors du procès de ce soldat, pour savoir si le système judiciaire « liait les mains des soldats »2. De même pour la décision de la Cour d’abroger la loi dite de « blanchiment des colonies »3 entre autres exemples.
Les manifestations qu’on voit depuis plusieurs mois ne constituent pas le premier mouvement de révolte contre un gouvernement israélien. Le nouveau courant s’est révolté plus d’une fois contre les gouvernements de l’ancien courant, depuis la révolte des juifs orientaux à Haïfa en 19594 jusqu’aux violentes manifestations contre le retrait de Gaza, en passant par l’assassinat du premier ministre Itzhak Rabin. La différence aujourd’hui est que c’est la première fois que ce sont les descendants de l’ancien pôle qui se révoltent contre le nouveau.
De notre côté, demander à un Palestinien sa position dans ce conflit revient à lui dire : préfères-tu voir les balles des unités d’élite tuer 11 personnes à Naplouse, ou les enfants des colons religieux brûler des maisons en Cisjordanie ? La question elle-même est une négation de notre humanité.
- Zones qui ne sont pas directement définies comme terrains de guerre.[↩]
- Abdel Fattah Cherif, qui a attaqué au couteau des soldats israéliens, a été tué par Elior Azaria le 24 mars 2016 à Hébron, alors qu’il était blessé à terre et sans arme. La scène a été filmée, conduisant au jugement d’Azaria. Le procès a duré plusieurs mois et divisé la société israélienne. Condamné à 18 mois de prison, Azaria a finalement été libéré au bout de 9 mois.[↩]
- En février 2017, le Parlement a adopté la loi dite « de régularisation », qui prévoyait de légaliser 4 000 logements israéliens construits sur des terres privées palestiniennes.[↩]
- Le 8 juillet 1959, un policier israélien tire sur un juif marocain dans le quartier de Wadi Salib à Haïfa. L’incident déclenche une vague d’émeutes mettant en lumière les discriminations ethniques et sociales dont sont victimes les juifs originaires de pays arabes.[↩]