Présentée par l’administration Trump comme le lever de rideau sur le «deal du siècle», la conférence de Bahreïn, qui commence ce mardi, pâtit de la désertion des Palestiniens et des Israéliens. Et risque de consacrer l’absence de toute solution politique.
«J’essaye de comprendre le concept : on continue l’occupation mais en échange on aura un Starbucks en ville ? Des check-points trois étoiles ?»Il y a une semaine, assis dans un café de Ramallah (Cisjordanie), un consultant palestinien à l’épais carnet d’adresses tentait de prévoir avec ironie les annonces américaines attendues au sommet de Manama (Bahreïn) qui se tiendra ces mardi et mercredi. A l’initiative de la Maison Blanche, cette conférence doit détailler le «volet économique» du «plan de paix» des Américains devant leurs alliés du Golfe, appelés à ouvrir grands leurs portefeuilles pour faire passer la pilule aux Palestiniens. Repoussant à plus tard les épineuses questions «politiques», le raout de Manama doit laisser entrevoir à ces derniers la pluie de pétrodollars qui s’abattra sur eux si le prétendu «deal du siècle» se matérialise un jour.
Finalement, l’homme d’affaires de Ramallah n’était pas loin du compte. Samedi soir, la Maison Blanche a publié en ligne sa «vision» d’un futur radieux pour les Palestiniens. Rédigé dans un sabir techno-californien, le document de 40 pages, sans aucune mention d’Israël, de l’occupation ou du Hamas, aligne promesses mirifiques (50 milliards de dollars sur dix ans, un million d’emplois, un PIB multiplié par deux, etc.) et vieilles lunes : construction d’un monorail express reliant la bande de Gaza et la Cisjordanie, transformation de Gaza en Singapour de l’Orient (mais sans aéroport) et économie palestinienne transfigurée en tigre start-upper… une fois la 5G installée (Israël n’a permis la mise en place de la 3G dans les Territoires qu’en 2018).
Diagnostic hors-sol
Certains passages sont lunaires : on y évoque l’importance du «droit à la propriété» des Palestiniens et les «obstacles logistiques routiniers qui gênent les déplacements et ralentissent la croissance», suggérant que des «passages-frontières» dernier cri régleraient le problème. Un mirage basé sur un diagnostic hors-sol, ont jugé la plupart des experts du conflit. Sans surprise, Mahmoud Abbas, le chef de l’Autorité palestinienne qui a coupé les ponts avec l’administration Trump, a condamné dimanche une conférence vouée à l’échec et la volonté de transformer «cette cause qui est politique en cause économique». Tout aussi prévisible, le ministre israélien de l’Energie, Yuval Steinitz, proche du Premier ministre Nétanyahou, en a déduit que «tout le monde veut aider les Palestiniens, sauf les Palestiniens eux-mêmes».
En réalité, depuis quelques semaines, la conférence de Manama d’abord annoncée comme le début d’un «changement de paradigme» n’a cessé de se dégonfler tel un ballon de baudruche. Opposants comme participants se sont relayés pour en minimiser l’intérêt. «N’exagérons pas la portée de cette conférence : ce n’est qu’un atelier», a souligné le ministre des Affaires étrangères jordanien Ayman Safadi, reprenant l’intitulé de l’équipe de Jared Kushner, le gendre du président américain en charge du dossier. Aucun officiel israélien ou palestinien ne sera présent dans le Royaume. Les premiers ont été discrètement désinvités pour palier l’inconfort de plusieurs leaders arabes afin de reformuler le sommet en réunion «aussi apolitique que possible», privant les Israéliens d’une belle photo illustrant la «normalisation» de leurs relations dans la région. A Jérusalem, on fait bonne figure : «L’absence de présence officielle n’est pas une catastrophe, on a compris que ce n’était pas la nature de l’événement. C’est destiné au monde des affaires… On le vit bien», insiste un officiel auprès de Libération. La venue d’une délégation d’industriels israéliens n’a toujours pas été confirmée.
«Un mini-aveu d’échec»
De leur côté, les dirigeants palestiniens ont dès le départ décidé de boycotter l’événement, vu comme la mise à prix de leurs aspirations nationales et un «chantage», alors que l’administration Trump a coupé la totalité de ses aides (plusieurs centaines de millions de dollars). Les hommes d’affaires palestiniens, courtisés par la Maison Blanche, ont suivi la ligne officielle, à une exception près. L’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis seront représentés par des envoyés de leurs ministères de l’Economie respectifs. La Jordanie et l’Egypte se contentent, eux, d’officiels de second plan. Le Maroc, annoncé, laisse flotter le doute. Parmi les intervenants, deux noms ronflants : Christine Lagarde, la directrice générale du Fonds monétaire international, et l’ex-Premier ministre britannique Tony Blair.
«Dès le départ, ce sommet était un mini-aveu d’échec : s’en tenir au volet économique, ça veut dire que ça coince sur le plan politique avec les alliés arabes des Américains, note un diplomate européen basé à Jérusalem. Présenter ça comme un « atelier » ne met personne au pied du mur, surtout que la Maison Blanche ne parle plus de plan, mais de « vision ». Rien de très prescripteur.» A Washington, c’est comme si l’on avait cessé d’y croire. En petit comité, le secrétaire d’Etat, Mike Pompeo, a concédé que le plan Trump, sur son versant politique, serait «impossible à appliquer». Le locataire de la Maison Blanche paraît désarçonné par l’incapacité de Nétanyahou à former un nouveau gouvernement. «C’est le bazar, [mais] on verra ce qui se passe», a-t-il déclaré après l’annonce d’élections en Israël en septembre. Le mois de novembre est désormais évoqué pour la présentation complète du plan. Enième report qui accrédite la thèse d’un «deal» mort-né.
«Avec l’année électorale qui s’ouvre aux Etats-Unis, il est possible que le plan ne soit jamais révélé et que ce sommet soit une façon de le désamorcer, reprend le diplomate. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de plan : la méthode Kushner, c’est de prétendre « reconnaître les réalités du terrain », des réalités que les Américains fabriquent au fur à mesure. On l’a vu sur la reconnaissance de Jérusalem et du Golan, sur la fin des aides aux réfugiés.» Pour de nombreux observateurs, l’optique américaine n’est pas tant d’arriver à une improbable résolution du conflit que d’en réinitialiser les paramètres, poussant à l’abandon de la solution à deux Etats et laissant le champ libre à l’annexion de tout ou partie de la Cisjordanie par l’Etat hébreu, comme l’a reconnu l’ambassadeur américain procolons David Friedman. Il y a quelques semaines, Kushner mettait en doute la capacité des Palestiniens à «s’autogouverner». Ce serait placer «la barre très haut», selon lui. Le sommet de Manama pourrait bien le voir chuter sur la première haie.
Par Guillaume Gendron, correspondant à Tel-Aviv pour le journal Libération — 24 juin 2019