Le lundi 12 février, s’est tenu au Sénat un colloque organisé par l’Association France Palestine Solidarité (AFPS) sur le thème : « Israël-Palestine : a-t-on le droit de contester la politique israélienne ? » À cette occasion, Nathalie Coste, professeure agrégée d’Histoire-Géographie au lycée Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie, nous livre le témoignage suivant.
J’y ai été invitée par mon ami Pascal Boniface, qui se montre très attentif à ce que des paroles de praticiens de terrain soient entendues. C’est en effet en tant que professeure d’Histoire-Géographie d’un lycée de Mantes-la-Jolie que je suis intervenue, non pas sur la pertinence de contester en classe la politique israélienne, ce qui n’est pas l’objet de l’historien et de l’enseignant, mais pour témoigner de situations pédagogiques qui abordent la question dans le cadre des programmes institutionnels.
Ce matin-là, c’est mon expérience d’enseignante, qui est née et a grandi au Val Fourré, qui y enseigne et assure en même temps des conférences de méthode à l’Institut d’études politiques de Saint-Germain-en-Laye, qui trouvait sa place aux côtés de Rony Brauman et Isabelle Avran, dans une table ronde intitulée : Y a-t-il un mal français ? Autrement posée, la question aurait pu être : la France est-elle particulièrement perméable à l’antisémitisme et autres formes de racisme et quelles en seraient les expressions aujourd’hui ?
Je n’ai pas hésité à m’associer à cette réflexion car, comme de nombreux enseignants d’Histoire, je trouve insupportable la vulgate médiatique qui diffuse l’idée que la Shoah ne serait plus enseignée dans certaines classes, que les « questions sensibles » du programme liées au conflit israélo-arabe puis israélo-palestinien seraient phagocytées par des élèves antisémites face auxquels les professeurs renonceraient. Si je ne prétends parler que de mon humble expérience, et non au nom de tous les enseignants, notamment de collège, je peux cependant attester n’avoir jamais rencontré de difficulté à enseigner la Shoah, et encore moins de professeurs d’Histoire qui auraient accepté d’en rabattre sur leurs ambitions pédagogiques et scientifiques face à ce type de situation.
Je n’ai pas hésité à témoigner que nous sommes nombreux à ne pas reconnaître nos élèves dans la représentation fantasmée des jeunes de banlieue, présentés comme majoritairement et presque essentiellement antisémites dans certains médias, au demeurant peu présents sur les terrains dont ils se prétendent pourtant experts. Celle-ci est à la fois fausse et dangereuse, parce que participant d’une assignation identitaire mortifère sur des adolescents. Ces pratiques peuvent même finir par fabriquer chez certains jeunes des réflexes de mise en conformité avec l’image diffusée, par provocation, incompréhension ou dépit. Finirait-on donc par renforcer ce contre quoi on affirme lutter ?
J’ai ainsi naturellement exposé, depuis ma position et mon expertise, ce que je savais du supposé antisémitisme des jeunes de banlieue, sans angélisme, ni diabolisation, en rappelant seulement quelques faits et constats.
– Cette affirmation n’est à ma connaissance ni avérée ni établie par des études scientifiques larges et solides, produites par l’Institution ou d’autres experts, et nous sommes plusieurs à nous réjouir que, par prévention, des programmes de lutte contre le racisme et l’antisémitisme aient été développés, comme ceux contre le harcèlement sexiste ou l’homophobie, sans que cela ne soit nécessairement « curatif ».
– Beaucoup de nos élèves sont musulmans et nombreux sont instruits, à commencer par leur famille, souvent à l’origine d’une spiritualité respectueuse des religions du Livre et il n’est pas rare que, dans nos cours, ces élèves soulignent les passerelles et les proximités entre les trois religions monothéistes.
– Nos lycéens sont des adolescents qui, comme de très nombreux adolescents, sont angoissés par l’état du monde et candidement épris de paix universelle. C’est souvent ce qui dicte leurs premières réactions face aux conflits contemporains. Peut-être, après tout, comme nous à leur âge ?
– Beaucoup de nos élèves sont ignorants du conflit israélo-palestinien et manifestent, il est vrai, une curiosité plus aiguisée sur celui-ci que sur d’autres. Nombreux expriment en effet une empathie particulière et perceptible pour les Palestiniens qui agit comme un catalyseur identitaire. Les Palestiniens représentent souvent pour eux la figure de l’opprimé, une image sublimée qui entre en résonance (à tort ou à raison) avec la représentation de leur vécu de la relégation sociale et territoriale. Parce que ce sont des adolescents, il y a une forme de « fusion romantique » avec l’identité palestinienne, nourrie par les chaines arabes et les réseaux sociaux. Le Palestinien est aussi perçu comme celui que le monde arabe à trahi et abandonné. Une forme de « prolétariat géopolitique », en somme. Pour autant, cela ne conduit pas ces jeunes à développer une haine contre les juifs, mais plutôt une colère contre le gouvernement d’un État. Ce conflit est en effet le « mauvais objet » contre lequel une génération unifie sa rancœur, un peu leur « Vietnam ». Signalons de ce point de vue que cette réaction est fréquente chez des lycéens très différents, du jeune musulman du quartier, à l’enfant de la classe moyenne ou supérieure, chrétien ou athée, voire juif, de quartiers plus favorisés. J’ai entendu avec intérêt les mêmes remarques formulées par des étudiants de Sciences Po sur la politique israélienne.
– Il est également vrai que nos élèves s’interrogent sur la forte présence de l’enseignement de la Shoah dans le parcours scolaire et, surtout, sur l’absence de temps consacré à d’autres génocides : arménien, khmer, rwandais. Ils ont parfois une impression d’un « deux poids deux mesures » sans pour autant délégitimer la place du premier dans les programmes. Ils ne comprennent simplement pas ce silence sur d’autres séquences historiques.
– La question de l’impunité internationale face à la colonisation croissante des territoires occupés, ou l’absence de solution apportée par la diplomatie sur ce conflit qui dure, soulèvent de nombreuses incompréhensions et éloignent la jeune génération de la confiance dans le droit international. Cela nourrit à la fois une forme de dépit, de nihilisme (rien ne sert à rien) et de fatalisme devant la puissance, et parfois aussi la tentation du « complotisme », dont les ordonnateurs vont bien au-delà des seuls sages de Sion.
Pour toutes ces raisons je n’ai pas hésité à dire ce que nous faisons en classe d’Histoire avec nos élèves qui, pour peu que la relation de confiance soit bien installée avec leur enseignant, hésitent beaucoup moins qu’on pourrait le croire à venir vérifier auprès de nous ce qu’ils entendent de part et d’autre. Au fond d’eux, ils ont l’ambition de maîtriser un savoir afin de pouvoir argumenter face à des contradicteurs de « cage d’escalier » (et ce n’est pas méprisant de ma part, parce qu’il se mène souvent des conversations très engagées sur le monde actuel dans ces cages d’escalier).
Alors nous contextualisons, nous historicisons, avec rigueur et méthode. Nous déconstruisons patiemment les stéréotypes, nous produisons une compréhension politique du conflit, sur le long terme. Nous portons attention à l’usage des notions, nous les définissons, les circonscrivons, nous refusons les approximations et les réductions. Mais nous acceptons aussi d’écouter et de partir des représentations de nos élèves pour mieux les rectifier si nécessaire. Nous organisons des conférences, des rencontres avec des chercheurs, parfois même des acteurs de l’Histoire. Ces rencontres comptent parmi les plus beaux moments de ma vie professionnelle, comme cette chanson de rap écrite et produite par des garçons du quartier, touchés par le témoignage d’Ida Grinspan, ancienne déportée juive à Auschwitz, ou comme ces « merci , on comprend maintenant mieux et on sait qu’il ne faut pas dire n’importe quoi sur le conflit entre Israël et la Palestine », ou encore ces élèves enthousiasmés par la publication conjointe d’une femme rabbin et d’un imam (Delphine Horvilleur et Rachid Benzine). De tout cela, je n’ai vu aucune restitution médiatique, écrite ou filmée.
Certes, il y a incontestablement des actes antisémites intolérables et des paroles antisémites inadmissibles qui prennent appui sur le conflit israélo-palestinien pour espérer se légitimer. Chaque citoyen français doit se mobiliser contre ces violences de toute nature. Pour autant, les faire reposer sur des « ennemis de l’intérieur », jeunes en construction de surcroît, est non seulement injuste mais totalement irresponsable et contribue à creuser un fossé dans lequel d’aucuns veulent faire tomber le vivre ensemble.
Nathalie Coste est professeure agrégée d’Histoire-Géographie au lycée Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie, fortement mobilisée pour dénoncer le traitement très souvent réducteur, mal informé, voire mal intentionné, réservé aux banlieues et singulièrement du silence concernant l’intelligence collective qui s’exprime dans de nombreux établissements de quartiers populaires. Elle n’a eu par conséquent aucune réticence à rendre compte de son expérience de praticienne dans la manière dont la Shoah et le conflit israélo-palestinien sont enseignés ainsi que de la façon dont les élèves réagissent et s’approprient ces questions.