Le discours anti musulmans d’aujourd’hui repose sur des fantasmes déconnectés du réel. A y regarder de plus près, il est structuré et fonctionne exactement comme les théories antisémites d’avant-guerre.
Certains s’indignent que l’on ose comparer les attaques dont les musulmans sont aujourd’hui l’objet à l’antisémitisme d’autrefois. Il ne s’agit bien évidemment pas de la Shoah, auquel cas le parallèle serait effectivement scandaleux. Mais le discours islamophobe qui gagne chaque jour un plus de terrain ressemble en tous points aux théories antisémites qui fleurissaient en France dans les années 30 : il repose sur une base largement fantasmatique à laquelle une construction savante donne les apparences de la vérité et de l’évidence. Il essentialise et stigmatise une population prise dans son ensemble. Enfin, il est soutenu et développé par des figures majeures du paysage intellectuel et politique. Au final, l’opinion finit par être persuadée de l’existence d’un « problème musulman » comme on avait réussi naguère à la convaincre de l’existence d’une « question juive ».
Résumons : le Coran proposerait un modèle de société incompatible avec nos valeurs républicaines. Une large part des musulmans issus de l’immigration n’aurait ainsi d’autre dessein que de changer le visage de notre pays et de l’Europe. Au Moyen-Orient, les fanatiques de Daech qui haïssent nos mœurs et notre liberté auraient, pour ce seul motif, lancé une vaste offensive dont les terroristes qui ont ensanglanté la France et la Belgique seraient le fer de lance et dont une large partie des musulmans, français ou résidents, seraient les avant-postes, soit par leur silence complice, soit – pire – par l’affichage de signes « ostensibles » contraires à l’ordre public car niant les valeurs de laïcité et d’égalité hommes-femmes. Le premier ministre Manuel Valls affirme publiquement la nécessité de combattre le burkini – dans lequel Alain Finkielkraut voit un « drapeau » de l’islam conquérant -, au besoin en changeant la loi. Quant à ceux qui s’inquiètent des conséquences qu’un tel changement de législation pourrait provoquer dans notre système de libertés publiques, Jacques Julliard, n’hésite pas, dans les colonnes de Marianne, à les traiter comme des « collabos »[note]http://www.marianne.net/contre-parti-collabo-du-pas-amalgame-100245528.html. Bref, la troisième guerre mondiale est déclarée…
C’est oublier que l’immigration du Maghreb vers la France fut, à l’origine, initiée par nos gouvernements. Cette immigration prit la forme d’une force de travail « importée » pour reconstruire le pays. Les Français musulmans vivent ici depuis plusieurs générations et ne sont nullement venus en « conquérants ». L’islam, dans le monde, se caractérise avant tout par sa diversité. Les structures des sociétés islamiques sont radicalement différentes selon qu’il s’agit de l’Indonésie, de la Turquie, de la Tunisie, des Émirats ou du Sénégal. On ne voit pas très bien quel modèle de société unique et global, voire totalitaire, le monde musulman chercherait à imposer en France alors que ce modèle n’existe pas ailleurs. L’islam serait contraire à la laïcité ? La belle affaire ! C’est le cas des autres religions monothéistes qui, par essence, portent une vision du monde que l’athéisme républicain ignore et que les pouvoirs publics tolèrent – au sens de notre constitution – sans lui reconnaître la moindre valeur normative sur le plan juridique. La laïcité repose précisément sur le respect absolu de cette frontière infranchissable. C’est à ce titre que les rédacteurs de la loi de 1905 s’étaient vigoureusement opposés à l’interdiction du port en public de la soutane, estimant qu’il ne s’agissait pas, selon la loi républicaine, d’un vêtement religieux contraire à l’ordre public, mais d’un simple vêtement « comme les autres ». Chacun est libre de s’afficher dans la rue comme il le souhaite. Quant aux « pressions » que subiraient les femmes musulmanes, nul besoin d’une étude sociologique poussée pour se convaincre qu’il s’agit d’une affirmation maintes fois répétée, sans jamais avoir été étayée par des faits précis. Il suffit de regarder les femmes voilées qui déambulent dans nos villes. Au sein d’un même groupe ou d’une même famille, certaines sont voilées, d’autres pas. Et cela ne les empêche pas de se promener ou de travailler ensembles, de bavarder et de rire entre elles. La « violence » du Coran ? Je vous recommande la lecture d’un remarquable petit livre paru au mois de mai dernier : Comprendre l’Islam… ou plutôt pourquoi, on n’y comprend rien [note]Flammarion. Champs actuel]]. On y apprend que le Coran ne propose en réalité aucune explication du monde ni aucun modèle de société. C’est un livre « incompréhensible » pour la rationalité occidentale, que les musulmans du monde entier « lisent comme de la poésie » et qui n’a pour seule raison que de « rendre Dieu présent » sans qu’il soit forcément nécessaire de comprendre sa parole. La violence extrême qui déchire aujourd’hui une partie du monde musulman ne trouve pas son origine dans ce livre, mais dans un contexte géopolitique vieux de cent ans, dans lequel les Occidentaux portent d’ailleurs leur part de responsabilité.
Mais la violence des attentats que nous avons subis nous aveugle. Là encore, c’est oublier que Daech n’a pas décidé un beau matin de nous punir de nos mœurs et de nous imposer les siennes, mais de répondre à l’intervention militaire des occidentaux dans un conflit dont l’État Islamique estime – à tort ou à raison – qu’ils n’ont pas à se mêler. Au 21ème siècle, il n’est pas forcément besoin de divisions blindées ni de porte-avion pour porter des coups à un adversaire situé à des milliers de kilomètres. Internet fait très bien l’affaire et permet facilement de mobiliser une poignée d’individus. Jacques Julliard peut ironiser sur le « pas d’amalgame » ou sur l’excuse psychiatrique. Les réseaux terroristes qui nous ont frappés sont effectivement constitués d’individus isolés. Certains avaient effectivement de lourds antécédents psychiatriques. Quant aux autres, issus de la petite délinquance ou de la grande criminalité, l’islam apparait plus comme la justification facile de leurs pulsions violentes préexistantes (la radicalité qui s’islamise selon Olivier Roy) que comme la dérive d’une piété fondamentaliste vers le fanatisme et le crime (l’islam qui se radicalise selon Gilles Keppel). En tout état de cause, rien ne permet d’affirmer qu’une population prise dans son ensemble (les précautions de langage qui prétendent ne viser que « certains musulmans » ne trompent personne), serait complice à quelque titre que ce soit des terroristes ou de Daech du seul fait qu’elle lit le Coran, mange hallal, et porte sur la voie publique ou sur la plage une tenue vestimentaire dont chacun est libre par ailleurs d’estimer et de dire qu’elle est peut-être la manifestation d’une pudeur excessive ou d’une tradition archaïque. Il en faut plus pour contrevenir à l’ordre public. Oser affirmer que cette population représenterait un danger sur notre territoire, c’est effectivement revenir aux années 30.
Rappelez-vous. Les antisémites d’avant-guerre ne procédaient pas autrement. La méthode était la même : construire un raisonnement délirant en s’appuyant sur des miettes de réalité. Il était facile de dénoncer le péril judéo-bolchevique. Un ordre totalitaire imposait la terreur en Russie et en Ukraine, passée sous le giron soviétique au prix d’une sanglante guerre civile. Ça ne vous fait pas penser à Daech ? Il y avait effectivement des juifs dans les rangs bolcheviques. En France, en Allemagne, nombre d’intellectuels, dont certains étaient juifs, cédaient aux sirènes du marxisme, du stalinisme ou du trotskisme qui devaient, pensaient-ils, illuminer le monde. On appelait ça le péril rouge. Le public tremblait. Des années plus tard, certains partirent sur le front de l’Est pour délivrer l’Europe du bolchevisme. Par ailleurs, il y avait effectivement des juifs dans la finance, dans l’édition, la presse et le cinéma. Y étaient-ils majoritaires ? Peu importe. En 1940, des intellectuels de premier plan justifièrent le statut des juifs en expliquant que la France avait le droit de se défendre contre des gens venus d’ailleurs et pratiquant une religion étrange, qui avaient acquis un contrôle excessif sur la vie d’un vieux pays chrétien et dont il était permis de craindre qu’ils ne finissent un jour par prendre le pouvoir.
Il n’est pas dans mon propos d’envisager que les musulmans, demain ou après-demain, puissent être victimes de persécutions analogues à celles que les juifs ont connues pendant la guerre. Mais quand des thèses à ce point déconnectées du réel tendent à devenir le discours dominant dans les médias et que l’on déclare, à la tête de l’État, vouloir légiférer, il y a tout de même de quoi être inquiet.
Publié le 15 septembre 2016 sur le blog Médiapart de Guillaume Weill Raynal