On a parlé féminisme avec Hanane Karimi

Alors que le féminisme est devenu un thème de société incontournable, nous avons choisi d’interviewer des personnalités de tous horizons à ce propos. Spécialistes ou non, investis ou inattendus, elles et ils nous livrent leur vision de la lutte pour l’égalité femme-homme.

Sociologue, féministe et musulmane, Hanane Karimi fait partie d’un courant féministe musulman. Loin des clichés sur “l’islam politique” ou le “communautarisme” qui pullulent dans les discours politiques, elle mène une analyse sociologique de la place des femmes musulmanes en France, de la question du voile, et des inégalités auxquelles elles seules doivent faire face. Interview.

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Comment est née votre conscience féministe ?

Hanane Karimi – Très longtemps, le terme féministe m’a semblé très éloigné de mes considérations. Je suis la troisième fille d’un ouvrier marocain, ma mère est restée toute sa vie femme au foyer, ils n’ont pas fait études, et j’ai grandi dans un quartier populaire de Troyes. Je n’ai tout simplement pas rencontré le terme dans ma vie de jeune fille et de femme. Mais un jour, autour de mes trente ans, je suis tombée sur un article intitulé: “Féministe et musulmane”. J’ai d’abord été surprise par une telle articulation et en le lisant je me suis dit : “Mince mais ça parle complètement de moi !”.

Vous vous être reconnue dans le terme “féministe” sans jamais avoir eu conscience de mener ce combat ?

Oui. Je suis issue d’une famille de cinq filles et deux garçons, de culture marocaine. Depuis mon plus jeune âge, les différences d’éducation entre filles et garçons me révoltent. En troisième, je me souviens que je n’avais aucun projet d’avenir, à part celui de me marier, malgré un lointain désir semblant inaccessible de devenir docteur. Mon goût pour la littérature m’a permis d’oser me tracer un chemin individuel, ce qui n’était pas très encouragé dans la culture familiale. Ça, c’était déjà du féminisme. On ne me l’a jamais assigné mais plus tard, quand j’ai fini par rencontrer le terme, je m’y suis reconnue.

Quelle est la place du féminisme dans l’islam ? En quoi l’un renforce-t-il l’autre ?

La religion a été un levier d’empowerment pour moi. Elle m’a donné carte blanche, une émancipation inespérée dans mon milieu. Tant que je m’inscrivais dans une pratique religieuse, mes parents avaient une confiance absolue en moi. Je pouvais vivre seule, faire mes études loin d’eux. Ils me considéraient comme une adulte responsable et consciente. Jeune femme, je n’ai jamais vu la religion comme quelque chose qui pouvait m’empêcher de m’accomplir, au contraire. Elle m’a donné les éléments nécessaires pour m’opposer à des inégalités entre filles et garçons.

Ces inégalités n’étaient-elles pas dues à la religion ?

Malgré ce que l’on entend souvent, elles sont avant tout culturelles. Elles ne sont pas issues de la religion, mais de la culture dans laquelle s’est développée la religion. L’islam qui s’est développé en France s’est calqué sur les cultures méditerranéennes des populations immigrées. Elles pratiquaient un islam coutumier. Plus tard, je me suis opposée à l’instrumentalisation de l’islam à des fins de maintien des privilèges masculins.

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Jeune femme, vous-êtes vous sentie discriminée parce que vous étiez musulmane ?

Je me suis rapidement retrouvée confrontée à la laïcité telle qu’elle était appliquée par la circulaire Bayrou. Je portais à l’époque le foulard traditionnel, fermé au cou. À la sortie d’un lycée, je me suis dirigée vers un BTS de biotechnologies et j’étais l’une des meilleures élèves de ma promo. Pourtant, on a voulu m’exclure parce que je portais un bandana sur la tête dans l’enceinte du lycée. Je me suis sentie limitée. Là où j’avais gagné en émancipation dans mon milieu d’origine ouvrier, immigré et populaire, j’en perdais encore. À l’époque, j’estimais qu’on ne voulait pas m’accepter telle que j’étais. J’ai décidé d’arrêter, quatre mois seulement avant les examens.

Vous avez décidé d’arrêter vos études à cause de la pression du corps enseignant ?

C’était un choix plus militant que cela. J’ai décidé d’arrêter parce que c’était une manière de ne pas se conformer aux règles, une forme de rébellion contre la discrimination. J’étais convaincue qu’il s’agissait d’une liberté fondamentale. Et pour moi, cette rébellion a eu un prix.

Lequel ?

Je me suis mariée, je me suis donc accomplie différemment, dans la vie domestique, pendant plus de dix ans. J’ai été très heureuse dans cette vie mais cela a été très difficile pour moi de ne plus avoir d’autre projet que celui d’éduquer mes enfants. J’en ai eu trois, le dernier à l’âge de 30 ans. Il faudrait faire une psychanalyse pour savoir ce que je cherchais à compenser à travers la maternité (rires). J’étais une maman très présente mais cela ne me suffisait pas. Mon côté rebelle est revenu au galop.

Quel a été l’élément déclencheur ?

Les 60 ans de mon ex-belle-mère, lors desquels je l’ai entendue dire: “J’ai 60 ans et je n’ai rien fait de ma vie”. J’avais 30 ans, j’étais plantée devant elle et je me suis dit: “Hanane, il te reste trente ans pour faire quelque chose de ta vie”.

J’ai repris mes études par correspondance, en tentant d’allier ma vie de femme, de mère et d’étudiante. Je ne suis pas retournée à la fac à cause des discriminations que j’avais déjà vécues. J’ai réussi à décrocher un contrat doctoral pour une thèse de sociologie. Mon rêve devenait réalité et une vengeance sur toutes les limites qu’on m’avait posée parce que j’étais femme, maghrébine et musulmane visible. Cela a impliqué de faire des choix, notamment celui de divorcer, de m’opposer au confort de la vie conjugale, car tout le monde n’était pas d’accord avec mes décisions.

Vous militez au sein du collectif Les Femmes dans la mosquée. Pourquoi ? Comment vous est venu cet engagement ?

En 2004, lors de l’adoption de la loi sur l’interdiction des signes religieux dans les écoles, j’avais participé à l’indignation. Mais le véritable militantisme de terrain m’est apparu indispensable lors de ma reprise d’études. J’avais toujours milité puisque je faisais partie d’un groupe de parole de jeunes filles dès 16 ans, au sein de la mosquée que je fréquentais. Dès 2012, j’ai côtoyé des collectifs féministes musulmans comme Musulmanes en mouvement. En 2013, j’ai protesté contre la relégation des femmes au sous-sol de la Grande Mosquée de Paris. Il a aussi fallu répondre, en 2013, à la proposition d’interdire le voile à l’Université. Je suis engagée pour le féminisme mais aussi contre l’islamophobie. C’est aussi elle qui empêche l’accès aux parcours du savoir et au monde du travail, alors que l’on sait que l’autonomie financière est la clé de l’émancipation des femmes.

Pensez-vous, comme d’autre féministes actuellement, qu’il y ait un féminisme dominant, blanc et laïc qui discrimine les femmes racisées ?

Il y a effectivement un féminisme dominant. Mais je ne mettrais pas toutes les féministes blanches dans cette case. Beaucoup d’entre elles ont travaillé avec des femmes issues de l’immigration, qu’on dit “racisées” aujourd’hui.

Ce qui est sûr, c’est qu’il y a un féminisme médiatisé, qui participe à l‘exclusion des femmes qui portent le foulard. C’est un féminisme qui dit vouloir libérer la femme mais l’ostracise véritablement. Je pense que le féminisme doit venir des femmes elles-mêmes, sur les problématiques et les conditions de vie qui les concernent. Moi j’ai eu cette vie de famille, j’ai ce référentiel commun avec les mères, musulmanes, voilées. Je ne suis pas là pour leur donner des leçons mais pour qu’elles voient qu’on peut dépasser les limites et qu’on peut aller au bout de nos convictions et de nos choix.

Comprenez-vous que la question du voile divise les féministes ?

Je comprends que le voile pose question, le débat existe d’ailleurs également chez les musulman-e-s. Mais ce qui m’alerte, c’est qu’il y a une focalisation sur la pratique des femmes musulmanes. Le voile des sœurs chrétiennes ou des femmes juives ne pose de problème à personne. On n’entend pas non plus parler du mouvement évangélique. La femme musulmane voilée est une figure antagoniste, qui dévoile une identité nationale islamophobe, impérialiste, néo-coloniale, aux relents racistes.

Pensez-vous que cela vienne d’une méconnaissance de l’islam ?

Oui, car le rôle des femmes aux racines de l’Islam est actif, politique, économique, social. Khadija, la première convertie par exemple, était une commerçante, très riche. Elle a embauché le Prophète et l’a demandé en mariage, alors qu’elle était son aînée de 15 ans.

L’islam n’est pas monolithique, il n’est pas homogène. Ça me fait rire quand on parle de l’islam comme d’un bloc uniforme. Aujourd’hui, on peut mettre cinq musulmanes côte à côte et avoir cinq femmes différentes. Et puis c’est hypocrite de dire que c’est le voile qui asservit les femmes. Il y a deux patriarcats en réalité. Celui qui couvre le corps des femmes, mais aussi celui qui le découvre. Et au delà du patriarcat religieux partagé par tous les monothéismes, il existe le laïque, celui des hommes politiques sexistes qui deviennent anti-sexistes quand il s’agit d’interdire le voile et de se présenter comme la figure du sauveur blanc.

Lors d’un premier entretien, vous disiez vous sentir proche de Delphine Horvilleur, l’une des trois femmes rabbin de France, qui combat pour plus d’égalité entre les sexes dans le judaïsme ?

Tout à fait. Il y a beaucoup de similitudes dans les approches religieuses des femmes juives et musulmanes. Lorsque j’ai lu son livre, En tenue d’Ève, je me suis dit que j’aurais pu écrire exactement la même chose à propos de l’Islam. C’est le vœu pieux que je fais avec le féminisme : parvenir à une solidarité transversale entre les femmes. Cet engagement n’a rien à voir avec “l’islam politique” qu’on voudrait nous faire revendiquer. Je suis très éloignée des institutions religieuses comme le CFCM ou La fondation de l’islam, qui ne sont pas paritaires, ni même plurielles.

Depuis, Delphine Horvilleur a publié une tribune dans L’Obs dans laquelle elle dénonce les “revendications communautaires” des femmes voilées. Elle assure que “les interprètes traditionnels de leur tradition religieuse font toujours du féminin le genre de la dépendance, de l’éclipse ou de la soumission”. Assurant que si ces femmes sont libres, elles le sont grâce à la République et à la laïcité, et non grâce à la religion ou au voile. Un voile qu’elle estime “chargé de la douleur de celles à qui on dénie ce statut d’individu souverain”. Comment avez-vous reçu cette prise de position ?

Elle a été perçue par beaucoup de féministes musulmanes engagées comme une trahison, étant donnée que Delphine Horvilleur est elle-même une féministe religieuse. En faisant cela, elle reprend la position d’un féminisme qui domine les femmes racisées et les populations minorées. C’est une opinion qui dit : “A travers votre voile, vous portez une responsabilité pour toutes les femmes qui souffrent dans le monde”.

On ne connaît cet argument que trop bien. Il n’est pas opérant dans le cas d’une femme libre qui décide de se voiler. De son point de vue, l’islam est politique. Notre prise de parole féministe ne serait pas libre, mais cacherait des “revendications communautaires”. Pour moi, cet article a été son entrée dans le rang du fémo-nationalisme.

Le fémo-nationalisme ?

Quand l’État s’approprie la rhétorique de l’égalité homme-femme pour asseoir son nationalisme. D’ailleurs Laurence Rossignol a retweeté très rapidement son article, ce qui prouve qu’il est hautement politique. En écrivant cela, elle vient nous rappeler notre illégitimité. Malgré l’illusion qui était la mienne, qu’il pouvait y avoir une sororité horizontale entre les femmes croyantes et féministes, je suis forcée d’observer que les femmes protestantes, juives et catholiques ne subissent pas l’inégalité sociale que subissent les femmes issues de l’immigration.

Vous dites vous battre pour les femmes musulmanes, mais en dehors des institutions telles que le CFCM. Comment procédez-vous, alors ?

Le féminisme que je porte évite les institutions, notamment religieuses. Je travaille directement avec les femmes, afin qu’elles-mêmes puissent devenir des relais dans leurs communautés mais déjà des actrices autonomes. Il se développe des stratégies d’empowerment aux marges de la société, avec des femmes qui, au lieu de se prêter au jeu du rejet, ont décidé de se retirer de la sphère publique discriminante. Elles prennent souvent position autrement. Le travail que je porte aussi et d’ expliquer que la religion n’est pas incompatible avec leurs envies, leurs ambitions.

C’est un féminisme qui semble indissociable de l’antiracisme.

Il l’est. On a d’ailleurs des cohésions avec d’autres mouvements féministes, les afro-féministes par exemple, les féministes queer également. Il y a une sorte de solidarité “d’en bas”. Je porte cet antiracisme qui fait grincer des dents, celui de femmes qui deviennent porteuses de contestation politique et souvent intersectionnelle [à la croisée de plusieurs combats,ndlr].

Qu’apportent les femmes au combat antiraciste ?

Elles l’enrichissent, elles lui apportent un nouveau souffle. Au-delà de ce combat-là, dans toutes les problématiques politiques, sociales, culturelles, les hommes ont eu suffisamment longtemps le pouvoir sur le monde. Aux femmes de s’approprier aujourd’hui un pouvoir alternatif, qui ne dépende pas des sphères institutionnelles créées et dominées par et pour les hommes. Il faut que les femmes soient désormais conscientes que le monde changera grâce à elles.

par Clémentine Spiler

Publié le 18 février 2017 sur le site des Inrocks.