Entretien intégral avec Olivier Le Cour Grandmaison universitaire et spécialiste des questions qui ont trait à l’histoire coloniale (auteur notamment de l’Empire des hygiénistes Vivre aux colonies, Paris, Fayard, 2014) autour des enjeux idéologiques et politiques de la loi Taubira.
Propos recueillis par Lina Kennouche. Publiés le 30 mai sur le site d’Al Houkoul.
1/La loi Taubira réconcilie la France avec son passé esclavagiste mais sur le fond n’y a t-il pas une tentative de déconnecter esclavagisme et colonisation en estimant que la colonisation n’est pas réductible à ses aspects les plus devastateurs et a été porteuse de « bienfaits » comme le rappelle le texte législatif polémique de 2005 ?
« Il faut tout d’abord reconnaître ceci : la loi dite Taubira, adoptée le 10 mai 2001, fut un acte politique et symbolique très important pour toutes celles et tous ceux qui, depuis longtemps, estimaient qu’il était indispensable que la France reconnaisse enfin sa responsabilité écrasante dans la traite négrière transatlantique et l’esclavage. Rappelons, en effet, que le Code noir de 1685, rédigé sous l’autorité de Colbert, ministre de Louis XIV, est à l’époque la première codification européenne de l’esclavage et sa qualification comme crime contre l’humanité, par la loi précitée, est une avancée significative même si les réparations, initialement prévues, ont disparu au cours des débats parlementaires en raison de l’opposition de la majorité socialiste d’alors.
Quant à la loi du 23 février 2005, qui établit une interprétation officielle de la colonisation française en la qualifiant « d’œuvre », sous-entendue positive évidemment, à mettre sur le compte de la France et de ses colons, elle doit être interprétée comme une sorte de revanche politique de la droite revenue aux affaires et soucieuse de flatter alors une partie de son électorat dans un contexte, déjà, de vive concurrence avec le Front national. Rappelons à ce sujet que cette loi n’a toujours pas été abrogée et que la France est la seule ancienne puissance coloniale à s’être engagée dans cette voie révisionniste et apologétique. Pour rappel, l’article 1er de ce texte législatif est ainsi rédigé : « La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française. » Lumineux et sinistre.
En 2017, le candidat à l’élection présidentielle, E. Macron, avait estimé que la colonisation était un crime contre l’humanité. Depuis ces fortes paroles, celui qui est désormais chef de l’Etat observe un silence complet sur ce sujet. Après le temps des promesses, celui du mépris puisqu’en dépit de plusieurs courriers adressés à la présidence de la République pour obtenir la reconnaissance des crimes coloniaux commis par la France, aucune réponse n’a été obtenue. »
2/ Les propos tenus par l’ex-président français François Hollande et plus récemment par Emmanuel Macron sur la nécessité de tourner la page de la colonisation qui appartiendrait au passé s’inscrivent-ils dans la contre-offensive idéologique qui depuis les années 80 avec la parution du livre de Bruckner « le sanglot de l’homme blanc » tente de réhabiliter le colonialisme en faisant porter le poids des blocages structurels des sociétés anciennement colonisés aux seuls régimes indépendants ?
« Tourner la page de la colonisation ? » Cela fait partie des éléments de langage mobilisés par les responsables politiques de droite comme de gauche. Si les premiers sont, le plus souvent, adeptes d’une vision apologétique de la colonisation française désormais défendue par un certain nombre d’intellectuels comme A. Finkielkraut, P. Bruckner et P. Nora, entre autres, les seconds font preuve d’une pusillanimité confondante en refusant de parler haut et clair sur ce sujet pourtant essentiel puisque cela concerne des millions de Français dont les grands-parents, les parents et des proches ont été arrêtés, torturés et/ou exécutés sommairement à l’époque coloniale. A ceux qui minimisent cette histoire, il faut rappeler que le nombre de morts dans les massacres et les conflits coloniaux dans lesquels la France est impliquée, entre le 8 mai 1945 et le 19 mars 1962, s’élève à près d’un million. C’est beaucoup plus que le nombre de victimes françaises de la Seconde Guerre mondiale estimé à environ 600 000.
Sur ces sujets, et contrairement à une mythologie nationale-républicaine vivace, la France se singularise sinistrement puisque de nombreux pays ont reconnu leurs responsabilités passées. C’est le cas de l’Allemagne puisque le gouvernement d’Angela Merkel a admis qu’un génocide a bien été commis contre les Hereros et les Namas par les troupes du général Lothar von Trotha, entre 1904 et 1905, dans la colonie allemande du Sud-Ouest africain (actuelle Namibie). Le 12 septembre 2015, le gouvernement britannique a reconnu que les Kényans ont été soumis à des actes de torture et à d’autres formes de traitements inhumains et dégradants par l’administration coloniale. Et c’est pour rendre hommage à ces victimes qu’un mémorial a été érigé à Nairobi par la Grande-Bretagne. Rappelons enfin que la Nouvelle-Zélande, le Canada, l’Australie et les États-Unis ont tous, d’une façon ou d’une autre, admis leurs responsabilités écrasantes dans les exactions terribles infligées aux populations autochtones de leurs territoires respectifs.
Et la France ? Elle persévère dans le silence et le mépris pour celles et ceux qu’elle a exploités, opprimés et massacrés au cours de sa longue histoire coloniale, et pour leurs héritiers français ou étrangers. D’aucuns prétendent que Emmanuel Macron est un disciple du philosophe Paul Ricœur. Si c’était le cas, cela se saurait et le premier serait bien inspiré de se rappeler ce que le second écrivait : « C’est sur le chemin de la critique historique que la mémoire rencontre le sens de la justice. Que serait une mémoire heureuse qui ne serait pas aussi une mémoire équitable ? » A cette question il est possible de répondre : ce serait ou plutôt c’est une mémoire blessante à l’endroit de celles et ceux qui en sont exclus et une concession scandaleuse aux idéologues du grand roman national-républicain français qui préfèrent une mythologie rance à la vérité historique.
3/ L’esclavage est étroitement lié au colonialisme. Mais en occultant cette réalité historique et en dissociant esclavage et colonialisme, l’enjeu ne serait-il pas également de dédouaner des États comme Israël qui se sont construit en tant que poste avancé de l’occident et qui pratiquent une colonisation des plus sauvages ?
« L’État israélien bénéficie en effet d’une tolérance inacceptable relativement aux crimes de guerre commis encore il y a peu dans la bande de Gaza, entre autres. A celles et ceux qui, en France, assimile scandaleusement critique de la politique de colonisation conduite par B. Netanyahou et antisémitisme, il faut rappeler que l’ex-chef du Shin Beth, Carmi Gilon, reconnaissait, déjà en 2004 lors de la seconde Intifada, un usage excessif de la force et il ajoutait : « C’est vrai du colonialisme français en Algérie, c’est vrai aujourd’hui des Américains en Irak, et vrai pour nous. » (Le Monde, 30 juin 2004). Depuis la situation n’a hélas pas changé, plus terrible, elle s’est aggravée et la réaction du chef de l’Etat français demeure très en-deçà de ce qu’il conviendrait de faire pour tenter d’y mettre un terme. »
Propos recueillis par Lina Kennouche
mercredi 30 mai 2018