Ofra Yeshua-Lyth : « La seule solution au Proche-Orient est un État démocratique et laïc »

Par Hassina Mechaï. Publié le 7 mai 2019 sur le site de Middle East Eye (MEE).

La journaliste livre à MEE ses réflexions sur le sionisme et la société israélienne, qui selon elle ne trouvera son salut que dans un État unique et égalitaire pour tous ses citoyens.

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Pourquoi un État juif n’est pas une bonne idée. La thèse qui sous-tend le livre d’Ofra Yeshua-Lyth, journaliste et écrivaine israélienne, est simple : la situation actuelle en Israël – occupation, militarisation de la société, mélange de nationalisme et de religion – n’est en rien une rupture avec le sionisme ou un dévoiement de sa dynamique.

Dans ce livre préfacé par l’historien israélien Ilan Pappé, l’auteure, qui a été la correspondante du Maariv, l’un des principaux quotidiens israéliens, à Washington, D.C. et en Allemagne, déduit que la seule solution à ce qui est appelé (de façon erronée selon elle) le « conflit israélo-palestinien » est un État unique laïc et démocratique. Rencontre.

Dévoiement du sionisme ou logique intrinsèque

Par ses années de militantisme au sein de Shalom Arshav (La Paix maintenant), Ofra Yeshua-Lyth a observé une gauche fourvoyée dans des illusions dangereuses. Cette gauche, au pouvoir de 1948 à 1977, a pu croire et faire croire que sionisme, judaïsme et démocratie pouvaient se mêler dans un véritable État de droit. Et que le seul obstacle était l’occupation.

La solution serait donc la paix en échange du retour de ces territoires occupés. Une équation simple, voire simpliste pour l’auteure, qui pense que l’occupation est la conséquence et non la cause de la situation.

« La gauche israélienne croit que le seul problème est l’occupation, qu’il suffit d’y mettre fin et que tout s’arrangera. Qu’Israël redeviendra un ‘’bon petit Israël’’, un petit État pour les juifs. Mais le problème est plus profond et tient à l’idée même de sionisme. »

L’échec de ce qui est appelé communément « le camp de la paix » serait donc inéluctable. « La gauche éclairée souhaite soustraire les juifs des zones majoritairement peuplées par les non-juifs, alors que la droite nationaliste espère expulser les non-juifs des territoires qu’elle convoite », résume l’auteure.

La vraie rupture pour elle et pour beaucoup d’Israéliens s’est faite avec la seconde Intifada. « J’avoue avoir cru en Oslo. Des amis palestiniens aussi. Mais d’autres, très rares, ont vu que ces accords n’étaient que mensonge. Or, la seconde Intifada a bouleversé les deux sociétés. Israël est devenu anti-palestinien dans une mesure sans précédent. »

« Les Israéliens refusaient de voir et de comprendre la colère des Palestiniens. Pour eux, cela signifiait qu’il n’y avait pas d’interlocuteurs. Pour d’autres, cela a justifié toujours plus l’idée d’un État juif d’une rive à l’autre », ajoute-t-elle.

Selon Ofra Yeshua-Lyth, la solution à deux États a laissé la société israélienne démunie devant ses propres contradictions, ses lignes de fracture. Les strates d’immigration successives coexistent plutôt qu’elles ne vivent ensemble. Le sionisme n’aurait donc pas réussi à unir la société ?

« Ce qui menace le sionisme n’est pas l’explosion mais l’implosion. Le sionisme n’a pas réussi à construire une société unifiée. La seule chose qui fasse cohésion est la peur ; l’idée qu’Israël est toujours menacé et que l’État et l’armée doivent être forts. La haine et la peur sont des émotions très fortes qui font ciment ».

Ofra Yeshua-Lyth peut en témoigner, elle qui est née de ce qui pourrait être qualifié de « couple mixte ». Sa mère était juive russe et son père juif yéménite. Si « les juifs ashkénazes ont appris à dissimuler – et certains ont réellement dépassé – leur dégoût pour l’atmosphère arabe et moyen-orientale », la réalité du racisme subi par les juifs arabes émigrés en Israël reste réelle.

« Cette double culture m’a sensibilisée à la question des droits des Palestiniens. Dans les années 80, le très influent mouvement Shalom Archav prétendait que la démocratie israélienne ne pouvait être parfaite car les juifs mizrahim [orientaux] l’empêchaient. On disait d’eux qu’ils ne comprenaient pas la démocratie. Si tous étaient juifs, les classes sociales demeuraient divisées entre ashkénazes et mizrahim », explique-t-elle à MEE.

Une société israélienne entre religion et nationalisme

Le mouvement sioniste s’est inscrit dans la dynamique nationaliste laïque du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Théodore Herzl voulait laisser les rabbins dans les synagogues et confiner les militaires dans leur caserne.

« Herzl n’était pas croyant ; Ben Gourion, Sharon et Netanyahou ne mangent pas casher. On ignore que Ben Gourion a pu soulever l’idée que les Palestiniens actuels descendent des juifs qui ont été convertis au christianisme ou à l’islam », souligne Ofra Yeshua-Lyth, qui elle-même n’a pas grandi dans une famille religieuse et a épousé un non-juif.

Pourtant, la réalité actuelle israélienne est exactement l’inverse : les militaires et les religieux participent du pouvoir et façonnent la vie des Israéliens jusque dans l’intime.

« La société dite laïque dans laquelle j’ai grandi ne s’est jamais réellement séparée du passé religieux traditionnel », note Ofra Yeshua-Lyth. Dès les origines du sionisme, il a fallu faire tenir en cohésion les différentes strates d’immigration. La solution sera trouvée dans cette religion qui allait servir, selon l’auteure, de « glu » nationale.

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Ainsi, en Israël, les affaires familiales se traitent devant les tribunaux rabbiniques. « La religion a engendré un imbroglio idéologique, civique et théologique en dépit du bon sens. Des millions d’Israéliens y sont piégés et n’osent pas s’en départir », observe l’écrivaine.

Selon elle, avoir fait de la religion le critère de l’identité nationale torpille « la moindre chance de créer une véritable nouvelle nation ».

Un homme, une voix, une citoyenneté

Ofra Yeshua-Lyth s’attaque aussi au mythe de « la seule démocratie du Moyen-Orient ».

« Lorsque les principes de la démocratie entrent en conflit avec les prescriptions juives, cette démocratie cède le pas à la religion », déplore-t-elle. « L’unité nationale » et « les impératifs sécuritaires » sont les « excuses habituelles », écrit-elle.

C’est précisément au nom de ce mélange de religion et nationalisme que « les Arabes doivent être avant tout décrits comme cruels, des ennemis qui ne transigent pas sur la remise en cause de l’État juif », analyse Ofra Yeshua-Lyth. « Que les Arabes puissent être non violents et dénués de toute haine ‘’innée’’ envers les juifs est si peu acceptable que chaque fier nationaliste israélien au bord de la panique le nie. »

L’occupation est donc tout autant ce qui paralyse la société israélienne que ce qui la fait tenir, dans un vouloir-vivre qui se fait « contre ». Car comme le dit justement la journaliste, « dans le répertoire des médias israéliens, seuls les gamins qui lancent des pierres sont de violents émeutiers. Les voyous qui les tabassent sont nos enfants bien-aimés ».

Partant de cette réalité crue, Ofra Yeshua-Lyth observe avec recul la déclaration d’Emmanuel Macron liant antisémitisme et antisionisme. « Je trouve très surprenant que la critique des politiques, des actions et des décrets légaux israéliens soit qualifiée d’‘’antisémitisme’’. Il faut discuter de la discrimination dont fait l’objet la population autochtone non juive de Palestine en vertu des lois israéliennes et de l’occupation militariste violente de vastes zones peuplées.

« Les sionistes feraient bien d’aborder la réalité de notre régime, plutôt que de la camoufler avec de faux cris, en prétendant être les victimes persécutées. Il est vrai que l’antisémitisme est vivant. Il doit être condamné – ainsi que toutes les autres formes de racisme, y compris la rhétorique anti-arabe et antimusulmane, qui est très vive et agressive dans l’espace public israélien comme ailleurs. »

Ofra Yeshua-Lyth propose un État laïc et démocratique pour tous ceux qui vivent entre le Jourdain et la Méditerranée, pour les 20 % de la population israélienne qui sont palestiniens, comme pour les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie.

« Ce qui me lie avec des Palestiniens laïcs est plus important que l’affinité que je pourrais avoir avec des Israéliens religieux ou de droite. On parle de la dimension patriarcale de l’islam ; mais le judaïsme l’est tout autant. Je suis pour un État laïque. Je ne suis pas optimiste. Pourtant, c’est la seule solution, mieux la seule solution logique : un État démocratique et laïc. Je suis pour le principe d’une personne égal un vote », déclare-t-elle à MEE.

L’autre révolution à accomplir serait d’accepter que la population juive ne soit pas majoritaire dans l’État ainsi créé. Le spectre du fait démographique qui hante tant les dirigeants israéliens se profile alors. « La politique doit être définie par l’idéologie. Pas par la religion. Les Israéliens ont peur d’être contrôlés par les Palestiniens. Les Palestiniens sont des gens modernes et laïcs. Je considère qu’il est des Israéliens que je refuse de voir accéder au pouvoir. »

Enfin, cette hypothèse d’un État laïc suppose aussi un droit au retour pour les Palestiniens réfugiés dans d’autres pays. « Il faut admettre la réalité de la Nakba. Tous les Palestiniens de la diaspora ne veulent pas forcément revenir. Mais il faut leur reconnaître ce droit au retour ».

La création d’une citoyenneté sui generis dans un État unique sera-t-elle donc la panacée ? « Je ne suis pas optimiste. Le fanatisme religieux est si grand, le nationalisme est si fort que même les Palestiniens de citoyenneté israélienne sont menacés. Désormais, même les mots ‘’gauche’’ et ‘’droits de l’homme’’ sont devenus péjoratifs, des mots étranges en Israël », conclut Ofra Yeshua-Lyth.

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