Pour beaucoup, le travail théorique, clinique et politique de Samah Jabr a été découvert en 2017 grâce au remarquable film d’Alexandra Dols, Derrière les fronts – un film qu’il faut absolument voir si ce n’est pas encore fait.
Aujourd’hui parait sous le même titre, aux Éditions Premiers Matins de Novembre, un livre tout aussi remarquable qui propose une sélection d’écrits de Samah Jabr traduits en français. Sous-titré Chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation, il aborde ce qu’on nomme la question palestinienne par de multiples entrées : l’irréductible légitimité de la cause palestinienne, les effets psychiques et psycho-pathologiques de la vie sous occupation, la tension incessante entre résilience et écrasement de la subjectivité, intériorisation de l’oppression et soif de liberté, « l’adolescence arrêtée » des mineurs palestiniens incarcérés, mais aussi « la folie comme stratégie de défense » du côté de l’État oppresseur. En guise de présentation, et d’invitation à découvrir l’ensemble de ces écrits passionnants, pénétrants, poignants, en voici un extrait.
Ahmad, habitant de Ramallah âgé de 46 ans, se portait bien jusqu’à sa dernière détention. Mais, cette fois-ci, il n’a pu supporter sa longue incarcération dans une cellule minuscule, en état de privation visuelle et auditive totale. D’abord, il a perdu la notion du temps. Puis il est devenu hyper-attentif au mouvement de ses intestins, et s’est mis à croire que l’intérieur de son corps était « artificiel ». Plus tard, il a commencé à avoir des pensées paranoïaques, entendant des voix et voyant d’autres personnes dans sa cellule. Aujourd’hui, Ahmad n’est plus en détention, mais il reste emprisonné par l’idée que tout le monde l’espionne.
Pendant plusieurs années, Fatima est allée de médecin en médecin à cause de graves maux de tête et d’estomac, de douleurs articulaires et de divers problèmes dermatologiques. On ne trouvait aucun signe de cause organique. Fatima a fini par se présenter à notre clinique psychiatrique et a raconté comment tous ses symptômes avaient commencé après qu’elle avait vu, sur les marches des escaliers de sa maison, le crâne ouvert de son fils assassiné lors de l’invasion israélienne de son village de Beit Rima, le 24 octobre 2001.
Voilà les cas que je vois dans ma clinique. Les événements traumatiques de la guerre ont toujours été une source majeure de dommages psychologiques. Il faut comprendre le genre de guerre qui est menée en Palestine afin de pouvoir évaluer l’impact psychologique sur cette population vivant sous occupation depuis longtemps. Il s’agit d’une guerre permanente, chronique, qui dure depuis au moins deux générations. Elle oppose un État ethniquement, religieusement et culturellement étranger à une population civile sans État. En sus de l’oppression et de l’exploitation quotidiennes, cette guerre implique des opérations militaires périodiques, généralement d’intensité modérée. Celles-ci provoquent la réponse occasionnelle de factions ou d’individus palestiniens.
La vaste majorité des personnes concernées ne sont jamais consultées au sujet de telles actions. Leur avis n’importe pas, alors que ce sont elles qui endurent les frappes préventives israéliennes ou les punitions collectives infligées en représailles aux actes de résistance palestiniens.
Les facteurs démographiques compliquent le tableau. Ceux qui vivent dans les Territoires occupés ne représentent qu’un tiers des Palestiniens ; les autres sont dispersés en diaspora dans toute la région, nombre d’entre eux dans des camps de réfugiés. Chaque famille palestinienne ou presque a connu l’expérience du déplacement ou d’une séparation des plus douloureuse. Même en Palestine, les gens sont des réfugiés, expulsés en 1948 pour vivre dans des camps. Le déplacement massif de 70 % des Palestiniens suivi de la destruction de plus de quatre cents de leurs villages est appelé Nakba, ce qui signifie « catastrophe ». Cela reste un traumatisme psychologique transgénérationnel, une plaie dans la mémoire collective palestinienne. On rencontre fréquemment des jeunes qui se présentent comme originaires de villes et de villages dont leurs grands-parents furent chassés. Souvent, ces endroits ne figurent plus sur les cartes, car totalement rasés ou désormais peuplés d’Israéliens.
Les Palestiniens perçoivent la guerre menée contre eux par Israël comme un génocide national et, pour lui résister, donnent naissance à beaucoup d’enfants. Le taux de fécondité parmi les Palestiniens est de 5,8 enfants par femme – le plus élevé dans la région. Cela a pour conséquence une population très jeune (53 % des individus ont moins de 17 ans), une majorité vulnérable, à une étape cruciale de son développement physique et mental. L’enfermement géographique des Palestiniens dans de très petits quartiers, du fait du Mur de séparation et du système de checkpoints, encourage les mariages consanguins, ce qui accroît la prédisposition génétique à la maladie mentale. La séparation des amis et voisins par le mur a également un effet débilitant sur la cohésion de la société palestinienne.
Mais c’est avant tout l’environnement violent dans lequel vivent la plupart d’entre eux qui mine la santé mentale des Palestiniens. La densité de population, particulièrement à Gaza – avec 3 823 personnes au km2 – est très élevée. Les forts taux de pauvreté et de chômage – 67% et 40%, respectivement – sapent l’espoir et déforment la personnalité. La guerre nous laisse une énorme communauté de prisonniers et d’ex-prisonniers estimée à 650000 personnes, soit environ 20 % de la population. 6 % des Palestiniens sont handicapés ou mutilés. De récentes enquêtes ont révélé un niveau inquiétant d’anémie et de malnutrition, particulièrement parmi les jeunes et les femmes. L’intense hostilité qui se dégage des frictions quotidiennes avec les soldats israéliens au seuil de nos foyers est un constant facteur de stress. Beaucoup d’enfants palestiniens sont confrontés à une violence quotidienne depuis leur naissance. Pour eux, le bruit des bombardements est plus familier que le chant des oiseaux.
Pendant mes stages de formation médicale dans plusieurs hôpitaux et cliniques de Palestine, j’ai vu des hommes se plaindre de douleurs chroniques diffuses suite à la perte de leur emploi dans des secteurs israéliens. On m’a également amené des enfants qui recommençaient à mouiller leur lit après une nuit terrifiante de bombardements. Et j’ai encore en tête le souvenir très vif d’une femme amenée aux urgences et souffrant de cécité soudaine après qu’elle a vu son enfant assassiné par une balle entrée dans l’œil puis ressortie derrière la tête.
En Palestine, de tels cas ne sont pas enregistrés comme dommages de guerre et ne sont pas traités correctement. Cette prise de conscience m’a poussée à me spécialiser en psychiatrie, qui est l’un des champs médicaux les plus sous-développés en Palestine. Pour une population de 3,8 millions d’individus, on dénombre quinze psychiatres et nous sommes à court d’effectifs d’infirmiers, psychologues et assistants sociaux. Nous disposons d’environ 3 % du personnel dont nous aurions besoin. Nous avons deux hôpitaux psychiatriques à Bethléem et Gaza, mais il est difficile d’y accéder en raison des checkpoints. On compte sept cliniques communautaires proposant des soins ambulatoires en santé mentale. Dans les pays en voie de développement comme la Palestine occupée, la psychiatrie est la profession médicale la plus stigmatisée et la moins gratifiante financièrement. Les psychiatres travaillent avec des patients extrêmement malades, et leurs communautés ne leur attribuent pas le prestige dont bénéficient d’autres spécialités médicales. Par conséquent, les médecins compétents et doués se spécialisent rarement en psychiatrie.
Je trouve que la psychiatrie est une profession qui humanise et qui nourrit la dignité – et il est manifeste qu’elle m’aide personnellement à faire face à toutes les violences et déceptions qui m’entourent. Je me déplace de Ramallah à Jéricho pour consulter auprès de patients en psychiatrie. En une seule journée, je vois entre quarante et soixante patients, soit dix fois le nombre que j’avais l’habitude de voir pendant ma formation dans des cliniques parisiennes. J’observe le comportement désordonné de mes patients, j’écoute leurs histoires accablantes et y réponds avec le peu de moyens dont je dispose. Quelques paroles pour rassembler leurs idées éparpillées, quelques pilules qui pourraient les aider à organiser leur pensée, à faire cesser leurs délires et hallucinations, leur permettre de dormir ou de se calmer. Mais les entretiens et les pilules ne ramèneront jamais un enfant tué à ses parents, un père emprisonné à ses enfants, ni ne remettront sur pied une maison démolie.
La vraie solution pour la santé mentale en Palestine est aux mains des politiciens, pas des psychiatres. Donc, jusqu’à ce qu’ils fassent leur travail, nous, professions médicales, continuons de traiter les symptômes et de pratiquer des thérapies palliatives – et de sensibiliser le monde à ce qui se passe en Palestine.
De nos jours, les Palestiniens sont mis sous pression afin qu’ils capitulent une fois pour toutes, lorsqu’il leur est demandé de « reconnaître » Israël. Nous sommes invités à accepter, à nous réconcilier et à bénir la violation israélienne de notre vie. Le fait que notre patrie soit occupée ne signifie pas, en soi, que nous ne sommes pas libres. Nos esprits rejettent l’occupation, et nous apprenons comment vivre malgré elle, plutôt que de nous y ajuster. Mais, si nous reconnaissons Israël, nous sommes alors mentalement sous occupation – et j’affirme que cela est incompatible avec notre bien-être en tant qu’individus et nation. La résistance à l’occupation et la solidarité nationale sont très importantes pour notre santé psychologique.
Les mettre en pratique peut être un exercice salutaire contre la dépression et le désespoir.
Israël est responsable d’actes terribles sur le terrain. Ce qui reste pour nous de la Palestine est une pensée, une idée qui devient une conviction de notre droit à une vie libre et à une patrie. Exiger des Palestiniens qu’ils « reconnaissent » Israël, c’est nous demander d’abandonner cette pensée, de renoncer à tout que nous avons et à tout ce que nous sommes. Cela ne ferait que nous enfoncer encore plus profondément dans une dépression collective éternelle.
Après plusieurs années à Paris, je suis revenue vers un peuple palestinien fatigué et affamé, déchiré par les conflits internes comme par le Mur de séparation. Les Palestiniens sont particulièrement démoralisés par les luttes intestines qui se déroulent dans les rues de Gaza, mais qui ont été orchestrées ailleurs dans le but de neutraliser les résultats des élections démocratiques de l’année dernière. Ceux qui empêchent l’argent d’arriver en Palestine nous envoient en fait des armes à la place de pain. Ils encouragent des gens psychologiquement et moralement appauvris à tuer leurs voisins, cousins et ex-camarades d’école. Même si les factions trouvent un accord, la société palestinienne se retrouvera avec un sérieux problème de vengeance intrafamiliale.
Il est difficile de ne pas se demander si l’acharnement israélien à l’encontre des Palestiniens n’a pas pour objectif délibéré de créer une génération traumatisée, passive, en pleine confusion et incapable de résistance. J’en connais suffisamment au sujet de l’oppression pour diagnostiquer les blessures qui ne saignent pas et pour reconnaître les signaux d’alarme d’une déformation psychologique. Je m’inquiète d’une communauté forcée d’extraire la vie à partir de la mort, et la paix par la guerre. Je m’inquiète d’une jeunesse qui passe son existence dans des conditions inhumaines, et des bébés qui ouvrent les yeux sur un monde de sang et d’armes à feu. Je suis préoccupée par l’inévitable engourdissement généré par l’exposition chronique à la violence. Je crains également l’esprit de vengeance – le désir instinctif de perpétuer sur vos oppresseurs les maux qu’ils ont commis contre vous-même.
Il n’existe pas encore d’étude épidémiologique exhaustive sur les troubles psychologiques en Palestine. Et, malgré tout ce qui est publié sur la psycho- pathologie de la guerre, mon impression est que la maladie mentale demeure l’exception en Palestine. La résilience et le fait de faire face sont la norme au sein de notre peuple. En dépit des maisons démolies et de la pauvreté extrême, ce n’est pas en Palestine que l’on trouve des gens qui dorment dans la rue ou se nourrissent dans les poubelles. Cette résilience est basée sur des fondations familiales, une ténacité sociale et des convictions spirituelles et idéologiques.
Nous connaissons toutefois une situation d’urgence sur le plan de la santé mentale. Des services sont nécessaires aux personnes qui traversent et sur- montent des crises, de sorte qu’ils puissent reconstituer leur capacité de récupérer et de faire face. Cela est crucial pour que, une fois la paix enfin arrivée, ils ne craquent pas comme cela se produit si souvent en période d’après-guerre. Il ne s’agit pas seulement d’un nombre restreint d’individus malades, mais c’est une société tout entière qui est blessée et qui a besoin de soins. Notre traumatisme est chronique et grave, mais, en reconnaissant notre douleur et en la traitant avec foi et compassion, nous surmonterons.
P.-S. : Texte paru initialement dans le New Internationalist en mai 2007. Traduction : Judith Lefebvre, Sandrine Klein.
Derrière les fronts est publié aux Éditions Premiers Matins de Novembre.
Pour s’informer sur le film Derrière les fronts, suivre ou organiser des projections, voir le site du film.
par Samah Jabr. Publié le 11 juillet 2018 sur le site de LMSI.