Voilà une femme qui par la force de ses convictions et de sa personnalité s’est hissée à hauteur d’une république qu’elle conçoit comme son horizon politique. Mue par une intégrité sans faille, elle consacre depuis longtemps toute son énergie à rendre accessible cet horizon à tous et toutes, sans distinction de sexe, de race, d’origine ou de religion. Elle n’a pas attendu les soubresauts identitaires de partisans d’une France qui veut demeurer blanche et straight pour œuvrer au bien commun. Elle n’en attendait sans doute pas tant de leur part : pourquoi tant de haine ?
Voilà qu’une ministre est ravalée à la rhétorique la plus abjecte qui, parcourant la surface de sa peau, entend l’avilir au plus profond d’elle-même, en tant que femme et en tant que noire. Comme s’il fallait étouffer en elle toute fierté d’être l’une et l’autre.
Pendant que l’on se repaissait de détails croustillants sur les slogans bestialisant la garde des sceaux, dont, par décence, il faudrait cesser de faire la publicité, le silence a régné au plus haut niveau de l’État. Un silence indécemment long. Comme si dans les esprits grinçait cette ritournelle selon laquelle elle l’aurait bien cherché.
Que le silence ait pu persister dans les Palais de la république ne devrait pas nous étonner plus que cela et pour tout dire, ne requiert déjà plus notre attention. Il est urgent de nous tourner vers la seule question qui vaille : serons-nous capable de résister au racisme qui prospère et de lutter pour qu’enfin sa matrice soit démantelée et ses exploiteurs démasqués ?
Voilà des années de trop, que le balancier oscillant de la haine de soi à la haine de l’autre fauche les maigres espoirs d’une France réconciliée avec elle-même. Elle prenait des couleurs pour le meilleur, croyait-on, puis le pire est redevenu notre seul horizon et il vient de se refermer sur elle et sur nous.
Désormais, il est trop confortable de se contenter d’accuser la droite extrême, restée assise à l’assemblée, pour avoir bonne conscience et croire s’être ainsi dédouané de toute forme de racisme. Ce sont les mêmes qui hier jetaient de l’huile sur le feu en désignant les coupables à la vindicte populaire et à l’audimat, par viennoiserie interposée, et qui aujourd’hui appellent à rompre avec les scélérats à leur droite toute, en persistant à ignorer qu’ils ne font plus qu’un. Car leur union est déjà scellée par ce dénie partagé : la France est raciste par leur faute. Chaque jour, ils misent un peu plus sur l’exacerbation des propos et des actes de haine qui la mettent à genou.
Mais la gauche n’est pas en reste. Elle n’est plus immunisée, à supposer qu’elle l’ait jamais été. Qu’elle s’installe au pouvoir, ou qu’elle veuille résister à cet exercice corrupteur, elle s’est dissoute au contact corrosif de dissensions et divisions qui laissent la voie libre au grand dérangement raciste. Jusqu’à ses figures consensuelles qui n’ont pas hésité à exploiter le filon de l’aversion contres les nouveaux français, trop basanés, trop musulmans, dont il est temps de dénoncer le jeu dangereux.
Entendons-nous : dire la France est raciste, n’est pas dire tous ses habitants le sont. C’est dire que la xénophobie d’État est bien là, installée dans ses quartiers, qu’ils soient rupins, protégés ou relégués et qu’elle expose toutes sa population au passage à l’acte et à la parole racistes. La xénophobie expose à l’ensauvagement. Que ce soit sous les ors de la république, dans les centres ville préservés ou dans les ornières de périphéries oubliées, le racisme bat son plein, et ce depuis longtemps. C’est donc rappeler que cela ne date pas d’hier et qu’en vérité cela n’a jamais cessé. Certains ont cru, qu’une fois révolues la collaboration et la colonisation, leur pays était tiré d’affaire, guéri d’un désir lancinant de supériorité. Alors qu’il n’était qu’en rémission. Et encore, elle fut bien brève. Tant dans ses tréfonds administratifs, à ses guichets, dans ses dossiers en bas de piles inamovibles, dans ses évictions de postes privilèges réservés, et à chacune de ses brimades, entre dévoilement, expulsion, contrôle au faciès et fouille au corps, s’active un racisme routinier, de basse intensité, sans panache, sans grade, mais bien réel.
Il atteint sans hésiter tout ce qui compte, et ils sont nombreux, de métèques et de parias. Devenu disponible, comme une substance psycho active dont on ne parvient plus à se défaire, objet de transactions à découvert, le racisme peut avoir le visage de chacun d’entre nous, sans exception. Mais, si pour certains, il est insu, ayant infusé face au désastre, pour d’autres il est devenu une vertu, l’ultime rempart d’un patriotisme désastreux.
Il révèle les alliages les plus improbables. Comme les partisans d’un antisexisme patriarcal, s’accommodant d’un racisme aveugle à lui-même, passager clandestin d’un cortège convaincu de cheminer glorieusement vers la liberté et l’égalité pour toutes. Ou ces croisés d’une laïcité dévoyée, tardivement unie à un féminisme intolérant et sélectif, qui marmonnent des formules magiques censées faire fuir les ennemis de l’intérieur qu’ils se sont inventés pour plus de vraisemblance.
Racisme des puissants comme des faibles, l’ironie veut que nous soyons tous égaux face à lui : il corrompt tous ceux qu’il atteint et les avilie bien plus que les cibles qu’il se désigne. Même lorsqu’il nous traverse, il ne nous laisse pas indemne, il se métabolise et s’installe dans les replis de notre être. Ce racisme, dont les effets délétères dissolvent les individus et désagrègent le bien commun, est devenu notre double.
Partout le rictus est sur le point de tordre les bouches et la haine prompte à empoisonner les esprits. Il est temps de les regarder en face.
Faut-il comprendre que répondre à l’abject n’est pas à l’ordre du jour ? Dans ce cas, comment ne pas voir dans le silence qui pèse sur la France une complicité de fait ?
Qui sème le vent récolte la tempête. Qui ne dit mot consent. Ce sont plus que des adages, des alertes qu’il importe désormais d’entendre.
Et qu’enfin, on comprenne que l’intégration n’est plus une réponse, mais le sauf-conduit qui autorise, étalonne et absout toutes les discriminations. Car tenus comptable d’une impossible intégration, les mis en échec subissent la sanction légitimée du racisme et des discriminations. La rhétorique de l’intégration est le plus sûr vecteur de racialisation d’une France qui n’en fini pas d’être hantée par ses spectres coloniaux et raciaux. Ces vestiges survivent au cœur de la république : celles et ceux qui la chérissent devront aller les en extirper.
Voilà pourquoi le silence et l’inaction sont pires que tout, parce qu’ils signent notre capitulation collective devant l’abject. Hormis reconnaître l’étendu du désastre et conjurer la tentation d’une reddition face au raciste pour en venir à bout, aucune autre alternative n’est viable.
La France ressemble déjà à ce qu’elle sera demain, sans retour et sans regret. Il faudra bien qu’enfin ses habitants apprennent, comme y invite la maturité démocratique, à réguler l’aversion qui les étreint encore trop souvent à la vue et au contact d’une altérité devenue intérieure à notre monde commun. L’État doit être le garant du droit à exister avec ses singularités et ses capacités afin d’en faire le multiplicateur des possibles. Il doit mettre un terme à l’aggravation des tensions qui sapent des existences devenues des rebus parce qu’elles sont marquées, à leur corps défendant, du verdict du rejet.
Voilà pourquoi nous sommes tous des Christiane Taubira. Nous, les arabes, les noirs, les roms, les musulmans, les juifs, les migrants, les minoritaires, les étrangers, les indigénisés, les femmes subalternes, les queers, les expulsés, les expulsables, les contrôlés, les contrôlables, les dé/voilées, les percutés au plafond de verre, les exilés forcés, les évincés, les double-peine, les sans droit de vote, les sans papiers, les sans logis, les sans travail. Car elle est comme nous, notre égale, notre semblable, entrée comme nous en résistance face au racisme et à ses pratiquants. Tout ce qui l’atteint nous affecte, tout ce qui lui est ôté nous ampute. Et vice-versa. Bienvenue au club à toutes celles et ceux qui nous rejoindront ! En attendant de manifester, manifestons (nous) sur la toile !