J’ai rencontré Jeff Halper, militant israélien pour la paix depuis de nombreuses années et directeur de l’Israeli Committee Against House Demolition (ICAHD) et également auteur de nombreux ouvrages. Jeff Halper réalise actuellement une série de conférences à travers l’Europe, qui le mènera du Royaume-Uni à la Pologne. Voici ses propos sur la situation en Palestine et en Israël.
Pourriez-vous nous donner des nouvelles de la situation concernant les démolitions de maisons palestiniennes et de la situation que nombre de personnes qualifient désormais de « nettoyage ethnique »?
Je crois qu’à ce jour, Israël en a terminé avec tout ça. Nous sommes aujourd’hui au-delà de l’occupation. Les mouvements palestiniens sont apaisés et du point de vue d’Israël, la situation dans son ensemble a été normalisée. Netanyahu s’est rendu à Washington le mois dernier pour y rencontrer Obama. A son retour, on a demandé à son conseiller comment s’était passée cette réunion et il a répondu ceci : « C’est la première fois qu’un Premier Ministre israélien rencontre un Président des Etats-Unis sans que le problème palestinien soit évoqué. »
Ainsi, dans la mesure où les Etats-Unis sont paralysés du fait de l’influence de Netanyahu sur les deux partis du Congrès et de l’absence de volonté d’action de la part d’Obama, Netanyahu s’apprête à donner le coup de grâce. Israël pourrait très ben annexer la Zone C qui représente 60% de la Cisjordanie. Il y a environ deux mois, les diplomates du Conseil de l’Europe à Jérusalem et à Ramallah, ont envoyé un rapport à l’Union Européenne déclarant qu’Israël avait expulsé par la force les Palestiniens de la Zone C. Dans la bouche de diplomates, l’expression ‘expulser par la force’ est très forte.
La Zone C abrite moins de 5 pour cent de la population palestinienne. En 1967, 250 000 personnes vivaient dans la vallée du Jourdain. Aujourd’hui, le chiffre est inférieur à 50 000. Les Palestiniens ont donc, soit été expulsés du pays, en particulier la classe moyenne, soit
poussés vers les Zones A et B. 96 à 97 pour cent d’entre eux vivent dans ces zones. Dans la zone C, le chiffre de la population palestinienne a été ramenée à un niveau tellement bas, probablement autour de 125 000 personnes, qu’Israël pourrait annexer la Zone C et leur donner la pleine citoyenneté.
En résumé, Israël peut se permettre d’absorber 125 000 personnes sans mettre en péril l’équilibre démographique. Que va dire le reste du monde ? Ce n’est pas l’apartheid puisque Israël leur a donnés la citoyenneté. Je pense donc qu’Israël espère s’en tirer comme ça. Personne ne s’inquiète de ce qui se passe dans les Zones A et B. S’ils veulent déclarer un Etat palestinien, ils peuvent le faire, Israël n’a aucun intérêt à Ramallah, Naplouse et Hébron.
Autrement dit, le dossier est clos. Israël est désormais présent de la côte méditerranéenne jusqu’au Jourdain, les Palestiniens sont confinés dans les Zones A et B ou dans de petites enclaves de Jérusalem Est.
Donc, quand les gens évoquent un Etat palestinien représentant 22 pour cent de la Palestine historique, on est loin de la vérité, n’est-ce pas ? Le chiffre est inférieur ?
Oui. Salam Fayyad (Premier Ministre de l’Autorité Nationale Palestinienne) dit : « Notre Etat n’a pas à occuper une proportion spécifique du territoire. Notre Etat est un état économique et nous pouvons travailler sur cette base en annexant telle ou telle partie de territoire selon l’endroit où nous pouvons implanter nos villes ». L’idée est qu’Israël leur donne une partie de la Zone C et rassembler les enclaves. Ainsi, le nord, le sud et Gaza seront toujours isolés mais Fayyad explique : « nous pouvons travailler sur cette base ».
Netanyahu et Fayyad sont passés d’une conception à deux états à une conception économique à deux états, ce qui est tout à fait différent. Le problème qui se présente aujourd’hui aux responsables, c’est comment vendre cette idée aux Palestiniens. Mais c’est selon moi ce qui nous attend. Israël a l’impression que les Palestiniens ont perdu. C’est fini. La résistance est impossible à cause de l’armée israélienne, de l’armée palestinienne mandatée, du mur… une troisième Intifada n’est pas envisageable. La politique d’Israël depuis 1923 et le Mur d’acier n’ont fait que décupler le désespoir. J’ai écrit un article à ce sujet (« The mounting despair in Palestine« ).
Les sionistes ont toujours dit qu’une fois que le seuil du désespoir serait atteint – la formulation de Ze’ev Jabotinsky à ce sujet est d’ailleurs intéressante puisqu’il évoque « le désespoir de la terre d’Israël devenant la Palestine » – ce serait la fin et la victoire leur serait acquise. Israël pense qu’on en est là. Si vous vous rendez en Cisjordanie aujourd’hui (Gaza est peut-être différent), vous entendrez les gens dire qu’ils en ont assez et qu’ils souhaitent uniquement trouver un emploi, vivre leurs vies et être heureux. D’une certaine manière, Fayyad pense pouvoir répondre à ça.
Des « pogroms » ont récemment eu lieu a Jerusalem. Un groupe de supporters du Beitar Jerusalem a attaqué des ouvriers palestiniens dans un centre commercial. Ces gens sont-ils des exceptions ou ce type d’évènement est-il représentatif de la société israélienne ?
On est ici au-delà de l’exception. Ils ne représentent pas non plus l’ensemble de la société israélienne. Cette équipe de football de Jérusalem est liée au Likoud. En Israël, de nombreux clubs de football sont associés à des partis politiques. Il existe un lien très fort entre l’idéologie du Likoud, de Begin et l’équipe du Beitar. Pour eux, l’Arabe est l’ennemi. Cela reflète donc environ un tiers de la société israélienne, celle-la même qui est pour une politique d’expansion, de colonisation et qui considère que les Arabes sont des ennemis. Au sein du Beitar, il n’y a pas que les agressions, il y a aussi les chants. A chaque fois que leur équipe marque un but, ils chantent ‘Mort aux Arabes’. On parle ici de 20 000 personnes reprenant en cœur le même slogan. Aucun Arabe n’a jamais joué pour le Beitar.
Les Arabes sont pourtant de plus en plus nombreux dans les équipes israéliennes. Mais pas au Beitar. Cette agression est une sorte de prolongement de ce comportement. On est là dans un contexte de gamins qui ont vu la société israélienne se transformer en économie néo-libérale, à la Thatcher. Et les écarts de revenus sont gigantesques en Israël. Le pays fait désormais partie de l’OCDE mais il fait aussi partie des pays ayant les plus grands écarts de revenus entre les riches et les pauvres.
Ces gamins n’ont aucun moyen de se projeter dans le futur. Ils viennent de cités, un peu comme ces jeunes qui soutiennent le Front National en France ou l’English Defense League en Angleterre. Ce sont des individus qui n’ont pas d’autre choix que de se soumettre à leurs émotions racistes pour évacuer la frustration, et le football est parfait pour ça. Il permet d’évacuer la colère, plutôt que de la diriger contre le gouvernement. C’est pour cela que ce même gouvernement sponsorise des équipes de foot !
Quelle importance ont les mots que nous utilisons, lorsque nous donnons notre avis sur le sujet de la Palestine et d’Israël . Ilan Pappé m’a récemment confié que nous devrions repenser notre vocabulaire. Peut-on encore légitimement parler de paix ou d’occupation ? Ne devrions-nous pas plutôt parler de ‘droit à la résistance’ et d’ ‘apartheid’.
Bien sûr. Nos analyses comportent un certain nombre de termes. Il y en a deux en particulier : je crois qu’aujourd’hui, nous sommes au-delà de l’occupation et de l’apartheid.
Il y a donc deux mots qui reflètent une réalité politique mais qui n’ont aucune substance légale. L’un de ces termes est la ‘judaïsation’. Le pays entier est en train d’être judaïsé. C’est un terme que le gouvernement utilise pour ‘judaïser’ Jérusalem, la Galilée et ce processus est donc au cœur de la situation présente. Mais elle n’a aucune référence légale. Aussi, nous travaillons avec Michael Sfard et un certain nombre d’avocats pour introduire ces termes dans le discours, avec l’idée de leur donner un cadre légal. Nous devons essayer de faire coïncider le processus et la réalité politique parce qu’il n’existe pas de précédent dans le monde.
L’autre terme est la détention (‘warehousing’ dans la version originale, littéralement ‘entrepôsage’ – Ndt) car je pense qu’il a plus de sens que le terme apartheid. La détention est permanente alors que l’apartheid reconnaît qu’il y a quelque chose de l’autre côté. Le terme ‘warehousing’ est comme une prison. Il n’existe rien de l’autre côté. Il y a nous et ces gens que nous contrôlons, qui n’ont ni droits, ni identité. Ce sont des prisonniers. Cela n’a rien de politique, c’est permanent et statique. Vous pouvez résister face à l’apartheid. Le principe de cette détention repose sur le fait que vous ne pouvez pas résister parce que vous êtes prisonnier.
Les prisonniers peuvent organiser une mutinerie dans la cour de promenade mais les gardiens ont tous les droits pour les réprimer. Israël en est à ce point. Ce sont des terroristes et nous avons le droit de les réprimer. Dans un sens, Israël est venu à bout de la communauté internationale et des Etats-Unis en particulier, en évacuant l’aspect politique de cette situation. Il ne s’agit plus aujourd’hui que de sécurité, comme c’est le cas dans les prisons. C’est un autre concept dénué de cadre légal et nous aimerions parvenir à lui en donner un parce que la détention ne se produit pas seulement en Israël. La détention existe dans tout le monde capitaliste. Deux tiers de la population mondiale subit ou a subi ce type de détention. C’est pour cela que je parle de ‘Global Palestine’. J’explique que la Palestine est le modèle réduit de ce qui se déroule dans la reste du monde.
Frank Barat est un activiste pour la paix, vivant a Londres. Il est le coordinateur du Tribunal Russell sur la Palestine.
Twitter @frankbarat22
Cet article a été publié initialement en anglais ici