Dans des témoignages choquants qui révèlent enlèvements, raclées et torture, des soldats israéliens confessent l’horreur qu’ils ont infligée aux Palestiniens, à Hébron.
Donald Macintyre
The Independant
lundi 21 avril 2008
Ce jeune homme de 22 ans aux cheveux bruns, en T-shirt noir, blue-jeans et Crocs rouges, est assis à une table de pique-nique dans le décor déconcertant d’un site israélien de toute beauté. Comme on peut le comprendre, il est hésitant. Nous connaissons son nom et, si nous le révélions, il risquerait de faire l’objet d’une enquête judiciaire avec une peine de prison à la clef.
Accompagné par le chant des oiseaux, il décrit en détail certaines « choses » qu’il a faites et qu’il a vu d’autres faire, en tant que simple soldat à Hébron. Et ces choses sont des actes criminels : des incidents où des véhicules palestiniens sont stoppés sans raison, où leurs fenêtres sont brisées et les occupants tabassés pour avoir répondu avec « insolence » – pour avoir dit, par exemple, qu’ils sont en route pour l’hôpital ; le vol de tabac chez un commerçant palestinien qui est ensuite « réduit en bouillie » lorsqu’il se plaint ; des grenades cataplexiantes lancées par les fenêtres des mosquées alors que les gens font la prière. Et pire.
Le jeune homme [que nous interviewons] a quitté l’armée en fin d’année dernière et s’il a décidé de parler, c’est dans le cadre de l’effort sérieux d’exposer le prix moral payé par les jeunes appelés israéliens, dans ce qui est probablement l’affectation la plus problématique dans les territoires occupés. À commencer par le fait qu’Hébron est la seule ville palestinienne dont le centre est directement contrôlé, 24h/24 et 7j/7, par Tsahal, qui est là pour protéger les colons juifs, particulièrement jusqu’au-boutistes, qui y habitent. Il déclare fermement regretter aujourd’hui ce qui s’est déroulé régulièrement pendant ses tours de garde.
Mais ses petits rires nerveux et ses fréquents rictus trahissent une certaine bravade, comme celle qu’il aurait pu montrer à ses copains, dans un bar, en vantant ses exploits. Il cite régulièrement l’ancien soldat plus âgé qui l’a persuadé de nous parler et, comme pour se rassurer, il dit : « Vous savez comment c’est à Hébron ! »
L’autre ex-soldat plus âgé, qui se nomme Yehuda Shaul et qui, au pic de l’Intifada, a servi dans une unité de combat dans cette ville, « sait vraiment comment cela se passe à Hébron ». Il est l’un des fondateurs de Shovrim Shtika [Rompre le Silence], qui publiera dimanche les témoignages dérangeants de 39 israéliens – dont celui de ce jeune homme – qui ont servi dans l’armée entre 2005 et 2007, à Hébron. Ces témoignages couvrent tout un éventail d’expériences, de la colère et l’impuissance face aux abus souvent violent commis par des colons juifs jusqu’au-boutistes contre les Arabes, jusqu’aux tracasseries de la part des soldats et aux soldats tabassant sans provocation des habitants palestiniens, pillant leurs maisons et leurs boutiques et ouvrant le feu sur des manifestants non armés.
Les mauvais traitements infligés aux civils sous occupation sont communs à de nombreuses armées du monde – dont l’armée britannique, de l’Irlande du Nord à l’Irak.
Mais, de façon paradoxale, à part en Israël, peu de ressortissants d’autres pays disposent d’une ONG, telle que Rompre le Silence, qui cherche – à travers les expériences des soldats eux-mêmes -, et ainsi que son site internet l’exprime, à « forcer la société israélienne à parler de la réalité qu’elle a créée » dans les territoires occupés.
Cette année, on a donné au public israélien un aperçu peu flatteur de la vie militaire à Hébron, lorsqu’un jeune lieutenant de la Brigade Kfir, dénommé Yaakov Gigi, a été condamné à 15 mois de prison : il avait emmené avec lui cinq soldats pour s’emparer de force d’un taxi palestinien. Une conduite, que les médias israéliens ont rapporté comme étant un « saccage », au cours duquel l’un des soldats à tiré sur un civil palestinien et l’a blessé, parce qu’il se trouvait au mauvais endroit. Ensuite, ce soldat a essayé de mentir pour s’en sortir.
Dans une interview-confession à l’émission d’enquête Uvda, de la chaîne israélienne Channel Two, Gigi, qui avait été, de diverses manières, un soldat exemplaire, a parlé de « perdre la condition humaine » à Hébron. Interrogé sur ce qu’il entendait par-là, il a répondu : « Perdre la condition humaine est devenir un animal ».
Contrairement à Gigi, le soldat qui a tiré sur le Palestinien n’a pas été poursuivi par l’armée israélienne. Mais Tsahal insiste sur le fait « que les événements qui se sont produits au sein de la Brigade Kfir sont très inhabituels ».
Mais, comme le confirme le témoignage donné à Rompre le Silence du soldat de 22 ans qui était aussi dans la Brigade Kfir, il semble que cet événement aurait pu ne pas être exceptionnel. Dans son interview, il nous a bien dit qu’il s’est trouvé de « nombreuses fois » dans des groupes qui réquisitionnaient des taxis, qui installaient le chauffeur à l’arrière et lui demandaient de les diriger vers des endroits « où ils haïssent les Juifs » afin d’y « mettre un balagan » – un « grand désordre » en hébreu.
Ensuite, il y a la lutte inter-clanique palestinienne : « On nous disait d’aller là-bas et de voir ce qui se passait. Notre chef [de section] était un peu dérangé. En tout cas, nous localisions les maisons et il nous disait : ’Ok, tous ceux que vous voyez avec des pierres ou n’importe quoi d’autre – tirez !’ Tout le monde pensera qu’il s’agit d’une guerre des clans… » Le commandant de la compagnie était-il au courant ? « Personne ne le savait. Ces actions étaient des initiatives propres à la section ».
Vous leur avez tiré dessus ? « Assurément, pas seulement sur eux. Sur quiconque s’approchait … En particulier aux bras et aux jambes. Certains ont aussi été touchés à l’abdomen … Je pense qu’à un moment ils ont réalisé qu’il s’agissait de soldats, mais ils n’en étaient pas sûrs parce qu’ils ne pouvaient pas penser que des soldats feraient cela, vous savez ».
Ou utiliser un enfant de 10 ans pour localiser et punir un lanceur de pierres de 15 ans : « Donc nous attrapions quelques gamins palestiniens qui se trouvaient dans le coin, nous savions qu’il savait qui avait fait cela. Disons que nous le battions un peu – c’est un euphémisme – jusqu’à ce qu’il nous le dise. Vous savez, la façon dont les choses se déroulent lorsque votre tête est déjà perturbée et que vous n’avez plus de patience pour Hébron, ni avec Arabes, ni avec les Juifs là-bas.
« Le gosse avait vraiment peur, réalisant que nous étions après lui. Le chef qui était avec nous était un peu fanatique. Nous avons remis ce garçon au chef, et ce dernier lui a mis une raclée monumentale … Il lui a montré toutes sortes de trous dans le sol le long du chemin, en lui demandant : ’Est-ce ici où tu veux mourir ? Ou là ?’ Et le gosse répondait, ’Non, non !’
« En tout cas, on tenait le gosse debout car il ne tenait pas tout seul sur jambes. Il pleurait déjà … Et notre chef continuait, ’Ne fais pas mine !’ Et il lui donnait quelques coups de pieds supplémentaires. Et ensuite [le nom a été retiré], qui avait toujours du mal avec ce genre de chose, est arrivé. Il a attrapé le chef d’escadron et lui a dit ’Ne le touche plus, ça suffit !’ Le chef de section lui a répondu, ’Vous êtes devenu gauchiste, c’est ça ?’ Et celui-ci a répondu : ’Non, c’est juste que je ne veux pas voir ce genre de choses’.
« Nous nous trouvions juste à côté lorsque cela s’est produit mais nous n’avons rien fait. Vous savez, nous étions indifférents. Bon ! C’est seulement après les faits que l’on commence à réfléchir. Pas tout de suite. Ces choses que nous faisions étaient quotidiennes … C’était devenu une habitude … « Et les parents [du gamin] l’ont vu. Notre chef a ordonné [à la mère], ’Ne t’approches pas !’ Il a armé son pistolet, qui avait déjà une balle dans la culasse. Elle était effrayée. Il a pratiquement mis le canon dans la bouche du gamin. ’Que quelqu’un s’approche et je le tue ! M’emmerdez pas ! Je tue. Je n’ai aucune pitié’. Alors le père … a attrapé la mère et lui a dit, ’Calme-toi, laisse-les, ainsi ils le laisseront tranquille’ ».
Tous les soldats qui servent à Hébron ne deviennent pas un « animal ». Iftach Arbel, 23 ans, issu de la classe-moyenne supérieure, d’une famille de centre-gauche à Herzlia, a servi à Hébron en tant que chef de peloton, juste avant le retrait de Gaza. Il pense que l’armée voulait lui montrer qu’elle pouvait être aussi dure avec les colons. Et beaucoup de ces témoignages, dont celui de M. Arbel, décrivent comment les colons apprennent aux enfants, dès l’âge de quatre ans, à lancer des pierres contre les Palestiniens, à attaquer leurs maisons et même à dérober leurs possessions. Pour M. Arbel, les colons d’Hébron sont « purement diaboliques » et la seule solution est de « retirer les colons ».
Il pense que cela serait possible, même avec les contraintes de mieux traiter les Palestiniens. Il ajoute : « Nous avions des activités nocturnes. Nous choisissions une maison au hasard, sur une photo aérienne, afin de nous entraîner au combat de routine et tout ça, ce qui est instructif pour les soldats, je veux dire… je suis à 100% pour. Mais ensuite, à minuit, on réveillait quelqu’un et nous mettions toute sa maison sens dessus dessous avec tout le monde qui dormait sur les matelas, etc. »
Mais M. Arbel dit que la plupart des soldats se situent quelque part entre ses propres extrêmes et ceux des plus violents. En écoutant simplement deux de ses camarades qui ont témoigné, vous pouvez voir ce qu’il veut dire.
Comme l’un d’eux le dit : « Nous faisions toutes sortes d’expérimentation pour voir qui serait le plus adroit à Abou Snena. Nous placions [des Palestiniens] contre un mur, nous faisions comme si nous les fouillions et nous leur demandions d’écarter les jambes. Ecarte ! Ecarte ! Ecarte ! C’était un jeu pour voir qui le faisait le mieux. Ou nous vérifions lequel pouvait retenir sa respiration le plus longtemps. « Les étouffer. Un type arrivait, ferait comme s’il les contrôlait et soudain commencerait à crier qu’ils avaient fait quelque chose et les étoufferait … en bloquant leurs voies respiratoires : il faut presser la pomme d’adam. Ce n’est pas agréable. Tu regardes ta montre pendant que tu le fais, jusqu’à ce qu’il s’évanouisse. Celui qui met le plus temps avant de s’évanouir a gagné ».
Et d’autres violences comme le vol. « Il y a cette boutique d’accessoires automobiles, là-bas. A chaque fois, les soldats prenaient un lecteur de CD ou autre. Ce type, si tu vas lui demander, te racontera plein de choses que les soldats lui ont fait.
« Tout un roman … Ils faisaient régulièrement une razzia sur sa boutique. ’Ecoute ! Si tu nous dénonces, nous confisquerons toute ta boutique, nous casserons tout’. Vous savez, il avait peur de les dénoncer. Il négociait déjà, ’Ecoutez les gars, vous me causez un tort financier’. Personnellement, je n’ai jamais pris la moindre chose, mais je t’affirme que les gens avaient l’habitude de lui voler des haut-parleurs, des stéréos complètes.
« Il disait : ’S’il te plaît, donne-moi 500 shekels, je perds de l’argent’. ’Ecoute, si tu continue – on prend tout ton magasin !’ ’Ok, Ok, prend-le, mais ne prenez pas plus de 10 chaînes par mois’. Quelque chose comme ça.
« ’Je suis déjà en faillite !’ Il était si misérable. De retour chez eux, les gars de notre unité avaient l’habitude de revendre ces choses, de faire du business. Les gens sont tellement bêtes ! »
L’armée a déclaré que les soldats des Forces de Défense israéliennes opèrent selon « des règles morales strictes » et que l’adhésion à ces règles que l’on attend d’eux ne fait « que croître partout et à chaque fois que les soldats de Tsahal entrent en contact avec des civils ». Elle a ajouté que « si des preuves soutenant ces accusations sont découvertes, des mesures seront prises pour que ceux qui seraient impliqués soit poursuivis avec la grande sévérité ». Elle a aussi déclaré : « L’Avocat Général de l’Armée a procédé à un grand nombre d’inculpations contre des soldats, à cause d’accusations de conduite criminelle … Les soldats reconnus coupables ont été sévèrement punis par le Tribunal Militaire, proportionnellement à l’infraction commise ». Jusqu’à hier soir, l’armée n’avait toujours pas donné le nombre de ses inculpations.
Dans son introduction aux témoignages, Rompre le Silence dit ceci : « La détermination des soldats à remplir leur mission apporte des résultats tragiques : « Les normes requises deviennent méprisables, l’inconcevable devient la routine … [Les] témoignages sont là pour illustrer la façon dont ils sont entraînés dans la réalité brutale qui règne sur le terrain, une réalité selon laquelle les vies des familles palestiniennes sont à la merci douteuse de jeunes gens. Hébron donne une image flagrante et précise de la réalité vers laquelle de jeunes représentants d’Israël sont constamment envoyés ».
Une force pour la justice
Rompre le Silence a été créé il y quatre ans par un groupe d’anciens soldats, dont la plupart ont servi dans des unités de combat de Tsahal à Hébron. Un grand nombre de ces soldats sont réservistes et font un séjour dans l’armée chaque année. Cette association a collecté 500 témoignages de la part d’anciens soldats qui ont servi en Cisjordanie et à Gaza. Sa première exposition publique était avec une exposition de photos, prises par des soldats servant à Hébron, et cette association organise régulièrement des visites d’Hébron pour les étudiants et les diplomates israéliens. Elle reçoit un financement de la part d’associations aussi diverses que le Fonds Juif philanthropique Moriah, le Fonds pour un Nouvel Israël, l’ambassade britannique à Tel Aviv et l’UE.
Publié en français par Questions critiques
http://questionscritiques.free.fr/edito/Independent/Donald_Macintyre/Israel_Tsahal_actes%20criminels_Hebron_190408.htm
Traduction [JFG-QuestionsCritiques]