Note de lecture de « Les Dix Légendes structurantes d’Israël »

Les Dix Légendes structurantes d’Israël

Ilan Pappe

Les Dix Légendes structurantes d’Israël

Les nuits rouges, 2022

213 p, 11 euros

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Nous connaissons Ilan Pappe. Né en 1954 à Haïfa, il a fait partie de ceux que l’on a appelé « les nouveaux historiens » d’Israël. En fait ce sont les premiers historiens qui ont pu avoir accès aux archives de la Nakba, et démonter l’histoire officielle, la fable qui fait des réfugiés palestiniens des gens qui auraient quitté volontairement leurs villages en répondant à l’appel des pays arabes.

Contrairement à d’autres, Ilan Pappe n’a pas renié ces analyses dans ses livres ultérieurs, au point qu’il a préféré s’exiler en Angleterre où il enseigne depuis 2006 et dirige le centre européen sur l’histoire de la Palestine.

Ilan Pappe (I.P.) vient de publier un livre aux Nuits rouges un livre passionnant dont le sommaire dit déjà beaucoup de choses, car il identifie les dix légendes de base qu’Israël diffuse, enseigne, impose dans l’espace médiatique pour justifier non seulement son existence, mais la poursuite de son expansion avec les moyens que les lecteurs de notre bulletin connaissent ; chacune de ces légendes est démontée dans un nombre variable de pages, je n’en donne ici que quelques citations :

« La Palestine était une terre sans peuple » 

I.P. montre que cette terre est habitée depuis longtemps, et s’est développée à l’époque moderne. « Tout le contraire d’un désert, la Palestine était une partie florissante du Bilad al-Sham (le Pays du Nord), le Levant de son époque. Dans le même temps, une riche industrie agricole, de petites villes et des cités historiques faisaient vivre une population d’un demi-million de personnes à la veille de l’arrivée des sionistes ».

Mieux, « en dépit de l’absence d’un État palestinien, la place culturelle de la Palestine était très claire. Il y avait un sentiment d’appartenance unificateur. (…) Les Palestiniens parlaient leur propre dialecte, avaient leurs propres coutumes et rituels et se reconnaissaient sur les cartes du monde comme vivant dans un pays appelé Palestine ».

« Les Juifs étaient un peuple sans terre »

Ilan Pappe renvoie à Shlomo Sand (Comment le peuple juif fut inventé). Il développe le jeu de la Grande Bretagne, qui dès le début du 19° siècle, avant donc la naissance du sionisme politique de Herzl, poussait au « retour » des Juifs en Palestine. Et I.P. a pu se plonger dans les archives britanniques qui éclairent le contexte de la déclaration Balfour de 1917.

I.P. a une réflexion qui ne s’applique d’ailleurs pas qu’à Israël : « Les peuples ont le droit de créer leur roman national, comme tant de mouvements nationalistes l’ont fait au moment de leur conception. Mais le problème devient aigu si le récit des origines conduit à des projets politiques tels que le génocide, le nettoyage ethnique et l’oppression ».

« Sionisme égale Judaïsme » 

I.P. revient sur les nombreux courants du judaïsme qui se sont opposés à l’idée d’un « retour » en Palestine avant même la venue du Messie, comme il montre la domination de courants juifs non religieux dans le sionisme politique. L’agnostique Ben Gourion pouvait à la veille de la proclamation de l’État d’Israël s’exclamer « notre droit à la Palestine ne découle pas de la charte du mandat (note de AR : le mandat donné sur la Palestine par la SDN en 1923), c’est la Bible qui est notre charte du mandat ». Et dans une lettre envoyée par le ministère de l’Éducation en 2014 à toutes les écoles il est écrit « la Bible fournit le cadre culturel de l’État d’Israël, dans laquelle notre droit à la terre est ancré ».

« le sionisme n’est pas du colonialisme »

I.P. démontre que le sionisme est un mouvement de colonisation et le mouvement national palestinien un mouvement anticolonialiste. « Le sionisme est donc un projet de colonisation qui n’est pas encore achevé. La Palestine n’est pas entièrement juive démographiquement, bien qu’Israël la contrôle entièrement par divers moyens, l’État d’Israël continue de coloniser – en installant de nouvelles colonies en Galilée, dans le Neguev et en Cisjordanie, dans le but d’y augmenter le nombre de Juifs -, de déposséder les Palestiniens en niant leur droit à une patrie. »

– « Les Arabes ont volontairement quitté leur patrie en 1948 »

« La centralité de l’idée du transfert dans la pensée sioniste a été analysée, à mon avis de manière très convaincante, dans le livre de Nur Masalhan Expulsion of the Palestinians » (note de AR : ce livre n’a jamais été traduit en français, mais d’autres livres sont parus, tel celui de Sandrine Mansour Mérien, l’Histoire occultée des Palestiniens, qu’elle a eu l’occasion de présenter à Bordeaux et reste une référence). I.P cite des réunions qui avant même la deuxième guerre mondiale montre Ben Gourion expliquer que le « transfert volontaire »  signifiait en fait obligatoire. Et c’était même chiffré. « Ce qui est clair, c’est que le nettoyage ethnique des Palestiniens ne peut en aucun cas être justifié comme une punition pour leur rejet d’un plan de paix de l’ONU conçu sans qu’ils aient été consultés le moins du monde ».

« la guerre des Six-Jours a été imposée à Israël »

« La prise de contrôle de la Cisjordanie et de Gaza représente l’achèvement d’un projet commencé en 1948. A l’époque, les sionistes s’étaient emparés de 80 % de la Palestine et ils prirent le reste en 1967. La crainte démographique qui hantait Ben Gourion d’un Grand Israël sans majorité juive a été résolue en incarcérant la population des territoires occupés dans une prison de la non-citoyenneté. Il ne s’agit pas d’une pure description historique : de bien des façons cette situation perdure aujourd’hui. »

– « Israël est la seule démocratie du Moyen Orient »

Traitement des minorités, vol des terres, démolition des maisons, assassinats documentés, tortures attestées,… I.P documente ces éléments pour montrer que cette démocratie est une légende. Et montrant l’impunité accordée par les sociétés occidentales à ces pratiques il peut ajouter : « A bien des égards, la sympathie  recueillie par le mouvement BDS reflète les déceptions de ces sociétés face à l’attitude de leurs gouvernements à l’égard d’Israël ».

– « L’échec du Processus d’Oslo est dû aux Palestiniens »

« Deux mythes sont associés au processus d’Oslo. Le premier est qu’il s’agissait d’un véritable processus de paix ; le second que Yasser Arafat l’a intentionnellement miné en déclenchant la deuxième Intifada en 2000, décrite comme une opération terroriste. »

I.P. démonte ces deux mythes en quelques pages.

– « Le Hamas est une organisation terroriste »

C’est le chapitre le plus long du livre, une trentaine de pages, où I.P. revient sur l’opposition entre Hamas et Fatah, sur les fausses interprétations du retrait israélien de Gaza pour en assurer mieux le blocus. Peu suspect de sympathie pour le Hamas, I.P. n’en écrit pas moins : « Le Hamas est catalogué comme une organisation terroriste, tant dans les médias que par la loi. Je prétends qu’il s’agit d’un mouvement de libération légitime. »

– « La solution à deux États est la seule voie possible »

« Ce mythe familier est généralement prononcé d’une voix sûre, présenté comme une solution au conflit israélo-palestinien qui nous attend au coin de la rue. » I.P. pense que cette solution est pour Israël une invention destinée à résoudre la quadrature du cercle, mais qui ne résiste pas à l’examen.

Mais « un lexique de remplacement est en préparation depuis de nombreuses années, redéfinissant le sionisme comme du colonialisme, Israël comme un État d’apartheid, et la Nakba comme un nettoyage ethnique ».

Et I.P. conclut le chapitre sur cette formule provocatrice : « Une fois que la solution des deux États sera enterrée, un obstacle majeur à une paix juste en Israël et en Palestine aura été éliminé ».

Le livre est paru en anglais en 2017. Sa traduction en français est parue en 2022 augmentée d’une postface. Car « depuis que ce livre a été écrit il s’est passé beaucoup de choses en Israël et en Palestine (…) ». I.P. voit dans « l’Accord du siècle » de Trump un risque existentiel pour la Palesitne et ses habitants, « potentiellement aussi destructeur que la Nakba de 1948 ». Ce que I.P. prend le temps de détailler, et il montre que Bennet et Biden n’ont guère innové par rapport à Netanyahou et Trump. A noter une chronologie intéressante en fin d’ouvrage.

Voilà. On n’est pas obligé d’être d’accord avec Ilan Pappe et de faire du décryptage des 10 légendes une nouvelle table des 10 commandements. Mais c’est une lecture roborative que je ne peux que conseiller à tous ceux qui veulent s’intéresser au sujet, qui est lisible par toutes et tous et apporte même à ceux qui ont déjà une connaissance du sujet une foule d’informations.

En tout cas, il me semble que l’on peut approuver sans réticence sa conclusion :

« Il semble que la société civile internationale, en dépit de ses réussites et de ses engagements passés envers la justice en Palestine, doive travailler encore davantage, solidairement avec un mouvement palestinien national qui cherche désespérément, jusqu’à présent sans succès, l’unité, pour contrecarrer les prochains efforts israélo-américains de destruction de la Palestine et des Palestiniens. »

Ilan Pappe

Au travail donc !