Ce livre part d’un constat : le binôme « judéo-chrétien » n’éveille aucune curiosité, ne suscite aucune question, tant la juxtaposition de ces deux adjectifs paraît relever de l’évidence.
Or pour Sophie Bessis comme pour les gens de ma génération, nous savons que cette formule est apparue relativement récemment dans le langage courant. Dans notre jeunesse, la civilisation européenne était gréco-latine ! Déjà, on voulait effacer tout apport du Sud de la Méditerranée. Champollion n’avait pas réussi à rendre évident l’apport égyptien à la Grèce, et au 19° siècle les intellectuels organiques de l’expansion coloniale firent de l’exceptionnalité européenne, plus tard étendue à ce qu’on appelle « l’Occident », un attribut central de sa puissance et de sa vocation à dominer.
Jusqu’à ce monstrueux paroxysme de la haine du Juif que fut la destruction des Juifs d’Europe, l’antisémitisme ne choquait qu’une minorité des opinions européennes éduquées dans un habitus culturel antijuif.
Mais depuis le procès Eichmann en 1962, omniprésence de la Shoah et remplacement de l’antisémitisme (le terme remplacement n’est pas le bon car il ne disparaît pas) par une judéophilie qui semble en être l’inquiétant miroir.
A partir des années 1980, le terme « judéo-chrétien » devient courant, le Juif n’est plus l’Oriental. Le Juif sorti du ghetto peut dire comme Hannah Arendt dès 1941 « Nous allons à la guerre comme un peuple européen qui a autant contribué à l’éclat et au malheur de l’Europe que n’importe quel autre peuple ». Comme pour oublier le stigmate de l’origine, les Juifs européens et leurs intellectuels ont ignoré les Juifs d’Orient jusqu’à les réduire à l’inexistence.
Outre le fait que ce « grand remplacement de l’hellénité et de la latinité par le judéo-chrétien signe l’avènement spectaculaire du recours contemporain au registre religieux, il est le fruit d’une formidable occultation de deux millénaires de haine antijuive et de la longue négation de sa filiation abrahamique.
Pour restaurer après la seconde guerre mondiale les « valeurs » dont ils s’étaient institués les seuls énonciateurs malgré la violence exterminatrice des conquêtes coloniales, l’Europe et « l’Occident » ont d’une part validé la création de l’État d’Israël jusqu’à le défendre inconditionnellement, d’autre part popularisé le terme de judéo-chrétien jusqu’à en faire le socle de la civilisation occidentale.
Le judéo-chrétien fonctionne comme une machine à expulser. L’islam devient le tiers exclu de la révélation abrahamique. Si le premier rameau, le judaïsme, a formulé l’universel moral mais en demeurant une religion tribale réservée au peuple que Dieu aurait «élu » (je sais que cette présentation ne convaincra pas tous les lecteurs de cette note), Sophie Bessis rappelle que d’emblée le christianisme et l’islam ont d’emblée affiché une prétention universelle.
Je ne peux pas dans cette courte note de lecture développer toutes les pistes de réflexion que l’autrice propose
– l’absence de laïcisation des pays du Sud
– l’islam devenu religion présente en Europe mais perçu comme religion étrangère
– l’expansion progressive de versions radicales de l’islam
– la caricature française du refus du communautarisme et de la reconnaissance du CRIF comme représentatif d’une communauté.
Le recours au concept de civilisation judéo-chrétienne apparaît comme un mensonge commode pas seulement pour les Européens, le monde arabe et l’arc des États arabo-turco-iranien l’ont repris à leur compte en dénonçant le complot judéo-chrétien que représente l’installation de l’État d’Israël. Il est vrai que beaucoup ont voulu ignorer l’ancienneté du sionisme chrétien depuis la fin du 18° siècle. Sophie Bessis ne nie pas le rôle d’Israël dans la provocation des Juifs des pays musulmans à les quitter pour faire leur « alya », mais elle dit que dans ces pays les États nouvellement indépendants n’avaient pas regretté ces départs. Le paradoxe est de voir Israël souhaiter cette immigration tout en craignant et en voulant effacer leur orientalité.
Sophie Bessis écrit en 2025 pendant l’action génocidaire menée à Gaza. Et toute la construction d’un Israël innocent face à un Palestinien forcément coupable tremble sur ses bases.
Aujourd’hui, Israël a des affinités bien plus profondes avec la Hongrie de Viktor Orban ou avec l’Inde de Narendra Modi, et avec des partis néofascistes dont l’antisémitisme est une composante originaire, qu’avec des communautés juives bousculées. Le suprémacisme de l’extrême droite religieuse dont Netanyahou est le bras séculier est dans une fuite en avant illibérale. Son caractère ouvertement colonial provoque une hostilité grandissante du « Sud global » (expression à la mode).
A la question finale « que faire ? », Sophie Bessis répond modestement que ce petit livre déconstruisant le concept mensonger de civilisation judéo-chrétienne est sa contribution.
Cette courte note de lecture ne doit pas vous dispenser de lire le livre, beaucoup plus riche que ce que je vous en ai dit.