11 mai 2016
Nous qui nous trouvons dans la zone de confort occidentale ne devons pas battre en retraite ou céder aux fausses accusations d’antisémitisme.
Il arrive un moment dans le combat d’un mouvement où le succès est à la fois gratifiant et très dangereux. En Afrique du Sud, le régime d’apartheid poursuivait ses politiques les plus cruelles et meurtrières peu de temps avant sa chute. Si vous ne menacez pas spécifiquement un régime ou un État injuste et ses partisans, ceux-ci vous ignorent et ne ressentent pas le besoin de vous affronter ; si vous mettez le doigt sur le problème, cela entraîne une réaction.
C’est ce qu’il s’est passé avec le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS). Ce mouvement est le prolongement logique de l’excellent travail préalablement réalisé par l’ensemble des groupes et comités de solidarité avec la Palestine. Il fait preuve d’un soutien ferme et indéfectible envers le peuple palestinien grâce à des relations directes avec d’authentiques représentants des communautés palestiniennes en Palestine et à l’étranger. Jusqu’à récemment, Israël considérait qu’il s’agissait d’un développement marginal et inefficace ; certains partisans de la Palestine eux-mêmes s’opposaient au BDS pour la même raison : son inefficacité.
Mais il semble toutefois que le mouvement ait dépassé les attentes de ses propres fondateurs en ce qui concerne son efficacité. Cela n’a rien de surprenant : il reflète un renouveau général de la politique, comme en témoignent les jeunes électeurs qui ont voté pour Jeremy Corbyn au Royaume-Uni et pour Bernie Sanders aux États-Unis. Cette recherche d’une politique plus saine et plus éthique qui ose remettre en cause la configuration néolibérale de l’économie et de la politique occidentales a paradoxalement poussé ces jeunes gens à soutenir deux vieux messieurs qui représentent une forme pure de la politique.
Cette politique plus pure entraîne dans son sillage un solide soutien au peuple palestinien. Aujourd’hui, la seule façon d’exprimer son soutien aux Palestiniens en dehors de la Palestine est le BDS. Au Royaume-Uni, cette logique est comprise par ceux qui ont voté pour Jeremy Corbyn et par ceux qui s’engagent par ailleurs pour des causes telles que la justice sociale, les stratégies écologiques et les droits de l’homme et des autochtones.
Certains membres des élites politiques et de la classe dirigeante occupant des fonctions très élevées expriment un soutien clair et décomplexé envers la Palestine. À quel moment le chef de l’opposition britannique et le candidat présidentiel américain ont-ils manifesté un tel soutien ? Même si le soutien du second est plutôt chétif et timide, dans la sphère politique américaine, un candidat qui se permet de ne pas assister à la conférence de l’AIPAC sans provoquer de cataclysme constitue une révolution.
Voici la toile de fond de l’attaque violente que subissent actuellement le Parti travailliste britannique et Jeremy Corbyn. Tout ce que les sionistes britanniques désignent comme une expression d’antisémitisme, c’est-à-dire, la plupart du temps, des critiques légitimes à l’encontre d’Israël, a déjà été dit au cours des cinquante dernières années. Le lobby sioniste britannique, supervisé directement par Israël, y a recours car la position clairement antisioniste du BDS a atteint les échelons supérieurs. Les sionistes sont véritablement terrifiés par ce développement. Félicitations au mouvement BDS !
Il faut admettre que la réaction est forte et brutale. Toutefois, le fait de capituler en suspendant des membres de partis, en congédiant des représentants étudiants et en s’excusant inutilement pour des crimes qui n’ont pas été commis n’est pas la bonne méthode pour y faire face. Nous menons un combat pour que la Palestine et Israël soient libres et démocratiques : la peur de l’intimidation sioniste n’est pas la marche à suivre.
Les jours à venir seront très éprouvants et nous devrons non seulement être patients mais aussi retourner à la tribune, sur les sites web, à la radio et à la télévision pour expliquer de nouveau ce qui est évident pour bon nombre d’entre nous : le sionisme n’est pas le judaïsme et l’antisionisme n’est pas synonyme d’antisémitisme.
Le sionisme n’a pas été le remède au pire épisode antisémite qu’a vécu l’Europe : l’Holocauste. Le sionisme n’a pas été la bonne réponse à cette atrocité. En réalité, lorsque les dirigeants européens ont apporté leur soutien au sionisme sans l’ombre d’une hésitation, leurs motivations étaient bien souvent antisémites. Comment expliquer autrement que l’Europe n’ait rien fait alors que le régime nazi exterminait les juifs et qu’elle ait demandé pardon en soutenant un nouveau plan visant à se débarrasser des juifs en les envoyant coloniser la Palestine ? Rien de surprenant à ce que cette logique absurde n’ait pas mis un terme à cet élan antisémite. Elle l’a plutôt entretenu.
Mais cette histoire appartient au passé. Les colons juifs et les Palestiniens indigènes partagent un territoire et continueront de le faire à l’avenir. La meilleure façon de lutter contre l’antisémitisme aujourd’hui consiste à faire de ce territoire un État libre et démocratique reposant autant que possible sur des principes économiques, sociaux et politiques justes et équitables. Il s’agira d’une transformation complexe et douloureuse de la réalité sur le terrain dont la mise en œuvre prendra peut-être des décennies. Mais il est urgent de commencer à l’évoquer clairement, sans peur, sans apologétique inutile ni fausse référence à la realpolitik.
Jeremy Corbin trouvera peut-être difficile de sensibiliser son parti à la nécessité d’adopter un discours honnête et éthique sur la Palestine. Il a déjà tant fait pour cette cause que nous devons être patients, même si certaines de ses réactions et celles de son parti sont décevantes (malgré le fait qu’il soit de toute façon évident que les récentes disputes au sein du Parti travailliste pour des questions d’antisémitisme résultent principalement d’une tentative des blairistes du parti, qui ont toujours été à la botte des sionistes, pour discréditer Jeremy Corbyn au même titre qu’Israël les utilise dans un effort désespéré pour mettre un terme au basculement massif de l’opinion publique britannique en sa défaveur).
Mais là n’est pas le problème. Ce que l’avenir nous réserve est bien plus important que la scène politique nationale britannique. Ce qui importe vraiment, c’est de reconnaître qu’une nouvelle étape a été franchie en Grande-Bretagne comme aux États-Unis dans la lutte pour la paix, la justice et la réconciliation en Palestine. Ce combat ne remplace pas celui qui a lieu sur le terrain, mais il le valorise et lui donne plus de poids.
En réalité, nous nous trouvons face à un ensemble de combats inévitables : contre les législateurs qui sont intimidés ou soudoyés par Israël ; contre les juges et les policiers qui sont contraints de respecter de nouvelles lois injustes et ridicules qui condamneront le BDS pour antisémitisme (et nous savons déjà que bon nombre d’entre eux trouvent ces directives ridicules) ; contre les directions des universités qui s’inclineront face à l’intimidation et à la pression ; et contre les journaux et les sociétés audiovisuelles qui enfreindront leur code d’éthique et trahiront leurs engagements professionnels face à la nouvelle contre-attaque.
La lutte sur le terrain en Palestine est bien plus difficile, bien plus dangereuse et requiert de lourds sacrifices que l’on ne nous demande pas d’endurer en Occident. La moindre des choses est de ne pas être nous-mêmes intimidés par des accusations absurdes et d’être assurés que de nos jours, la lutte contre l’islamophobie, contre les dangers du néolibéralisme, pour les droits des peuples autochtones du monde entier et pour la Palestine constituent un seul et même combat.
Cette campagne ne concerne pas uniquement les musulmans britanniques, les exilés palestiniens en Europe, les vieux gauchistes américains et les antisionistes en Israël. Elle fait partie d’un mouvement bien plus vaste qui a amené de nouveaux partis au pouvoir en Grèce, en Espagne et au Portugal, de nouvelles valeurs au sein du Parti travailliste et des opinions différentes au sein du Parti démocrate aux États-Unis.
Nous ne devons pas nous inquiéter des nouveaux projets de loi, des nouvelles directives de la police ou de l’hystérie médiatique. Même l’attitude lâche du Parti travailliste avec son épuration de conseillers ne doit pas nous détourner des accomplissements dans la lutte pour conquérir l’opinion et le cœur du public en faveur de la Palestine.
La perspective revêt aujourd’hui une importance capitale. Si Israël pense qu’il peut impunément désigner Mark Regev, le visage public de sa politique criminelle à Gaza, comme ambassadeur à Londres et que l’ambassadeur israélien à Washington peut décider de combattre le BDS en envoyant des produits provenant de Cisjordanie occupée à tous les délégués et les sénateurs du Congrès, enfreignant ainsi purement et simplement la législation américaine, cela ne signifie pas qu’Israël est invincible, mais plutôt qu’il constitue un système politique idiot incapable d’appréhender le cours de l’histoire.
Comme toutes les phobies, la palestinophobie peut intimider et paralyser, mais elle peut aussi être mise en échec, particulièrement au cours de la période exceptionnelle dans laquelle nous vivons. Nous qui nous trouvons dans la zone de confort occidentale ne devons pas battre en retraite ou céder aux fausses accusations d’antisémitisme des anglo-sionistes, des hommes politiques lâches et des journalistes cyniques. Il est temps de riposter au tribunal, sur les places, au Parlement et dans les médias.
– Ilan Pappé est professeur d’histoire, directeur du Centre européen pour les études palestiniennes et co-directeur du Centre d’études ethno-politiques à l’Université d’Exeter.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.