Nation Juive contre sionisme

Lors de la projection débat, vous avez évoqué le fait de la présence des minorités juives en Europe, avant la deuxième guerre mondiale, et les réactions d’hostilités qui n’ont pas manqué parallèlement au refus des Etats à accueillir sur le sol national ces minorités juives. Pourriez-vous développer cette idée ?

Au XIXe siècle, il y avait une très forte minorité juive dans l’empire russe et, dans la « zone de résidence », là où les juifs avaient le droit d’habiter sans autorisation spéciale, ils étaient cinq millions. Cinq millions de personnes, ça fait presque autant que de juifs en Israël aujourd’hui, c’était un petit pays en somme. Ils avaient leur langue, le Yiddish, qui n’était pas du tout la langue des gens d’à côté, puisque c’était une langue germanique au milieu de langues slaves. Ils avaient leur façon de vivre, leurs jours fériés, etc.. Tant que la religion, autant chez les juifs que chez les chrétiens, a eu une emprise forte, à l’intérieur des communautés et sur la structuration sociale des pays, les communautés juives ont été un peu séparées des communautés chrétiennes, la religion faisait un peu frontière et préservait une culture. Il y avait une minorité qui était, suivant les époques, suivant les lieux, plus ou moins maltraitée, mais elle était là.

Le déclin de l’emprise du religieux a eu plusieurs conséquences.

C’est très bien que les frontières tombent, mais il faut penser l’union. Il s’est posé une question que l’on ne veut plus voir aujourd’hui. C’est quoi une minorité au sein d’une majorité : c’est de l’étranger, c’est de l’altérité. Il faut avoir une façon de traiter cette altérité. Les frontières de la religion, les ghettos, tout cela, c’est très moche, mais c’est une façon d’avoir de l’altérité. Quand les frontières tombent, l’altérité, le plus souvent, on a envie de la détruire. C’est un problème à penser en tout cas. D’autant que lorsque les juifs commencent à ne plus être empreints de religion, ils cessent d’être visibles, ils n’ont plus les papillotes, etc., on ne les voit plus, et ça c’est pire. L’altérité qu’on n’arrive pas à repérer, c’est terrible pour la majorité. Le nazisme est une abomination, mais le nazisme n’est pas sorti de rien.

Cette période de la fin XIXe – début XXe siècle est une période de grande agitation, de bouillonnement d’idées, de changements. Et on peut repérer deux types de direction : les idées nationalistes et les idées révolutionnaires.

Dans ces Empires, l’Empire Russe, l’Empire Austro-hongrois, il y avait des nationalités diverses, des polonais, des ukrainiens, etc., tous ces gens qui au XIXème commençaient à dire : « Nous on est une nation, on veut un Etat ». Les juifs, c’était une nation comme les autres. Quand aujourd’hui on visite la Pologne, sur les lieux des anciens quartiers juifs il est souvent fait mention de « la nation juive ». Ils parlaient comme cela les gens, c’était normal. Il y avait un empire, plusieurs nations parmi lesquelles la nation juive. Sauf que, pour toutes les autres nations – non, toutes les nations qui revendiquaient un Etat n’en ont pas eu – mais la nation polonaise par exemple, voulait un Etat et l’a obtenu. Elle était sur son sol, elle a eu son sol. Et les cinq millions de juifs qui vivaient dans la zone de résidence, on n’a pas considéré que le sol où ils vivaient c’était leur sol. Et certains d’entre eux ont dit : « Nous aussi on est une nation, on veut un état. Et alors où est-ce qu’on se met ? » Les sionistes disaient : « Ici en Europe, tout le monde nous méprise et on ne pourra jamais vivre tranquille. Il nous faut une terre ailleurs ».

A côté de cela il y a eu d’autres choix. Le Bund était un mouvement révolutionnaire juif, Yiddish plus précisément, et composé de gens qui disaient : « Nous on est européens, on est en butte à des difficultés sociales terribles, on veut changer ça et on veut rester en Europe. Compte tenu de notre situation sociale particulière, on va constituer un mouvement révolutionnaire juif, sans se fondre dans les mouvements révolutionnaires polonais ou russes ». Le Bund était un mouvement qu’aujourd’hui on connaît peu, mais qui était très important. Le mouvement sioniste et le Bund ont été fondés la même année à la toute fin du XIXème.

Est-ce que cela correspond justement à ce que le milieu de la recherche définit comme étant le tournant positif pour les minorités juives d’Europe, durant « l’ère de l’émancipation » comprise entre 1789 et 1933 ?

Dans l’ensemble de l’Europe, les situations des juifs étaient hétérogènes. En France, depuis la Révolution, les juifs étaient citoyens français, ils pouvaient même avoir des responsabilités politiques. Mais en Europe de l’Est, ils n’avaient quasiment aucun droit, c’était plus ou moins variable selon les époques et les régions, mais enfin, les discriminations étaient très fortes. Dans l’idée d’émancipation, il y a le fait de considérer que les juifs sont des citoyens égaux aux autres, mais il y a aussi, à l’intérieur des communautés, la liberté prise de s’intéresser à ce qui jusque là était interdit, s’intéresser à la littérature profane et plus seulement au Talmud.

C’est toute la société qui bouge, dans la minorité et à l’extérieur. A la fois sur des questions d’éducation, des questions sociales et politiques. Tout est bouleversé, les parents encore croyants voient leurs enfants lire n’importe quoi, les ouvriers juifs commencent à s’organiser en syndicat et à revendiquer auprès des patrons juifs, et les rabbins n’arrivent plus à calmer le jeu.

Il y a donc des revendications à l’intérieur même de la communauté juive ?

Oui, ce sont des moments de grande transformation. C’est aussi le moment où se développe une littérature yiddish, des gens qui disent : « Nous aussi on a une écriture pour de vrai, nous aussi on fait des livres ». Les juifs ont vécus les mêmes mouvements que tous les européens de l’Est ; ce qui s’est passé en Pologne, dans les pays baltes, toute cette agitation, ils la vivaient aussi.

Ils ont eu des réponses très diverses. Il y a donc eu des militants nationalistes et des militants révolutionnaires, mais il y a eu aussi des militants autonomistes, c’est-à-dire des gens qui n’étaient pas révolutionnaires mais qui disaient : « Nous avons une langue, une culture, des traditions. Le monde s’ouvre, on veut connaître autre chose que juste travailler le Talmud, mais on veut continuer à parler Yiddish, on veut des écoles bilingues, yiddish/russe. On veut garder notre façon de vivre ».

Tous ces mouvements tournaient cependant autour de la revendication d’une nation juive, n’est-ce pas ?

C’est-à-dire que, de fait, il y avait une culture, c’est-à-dire un habitat. La situation n’était pas du tout la même que ce qu’on connaît en France aujourd’hui.

La Révolution française a accepté les juifs en tant qu’individus mais pas en tant que nation. D’une certaine manière, ça veut dire « Il ne faut pas qu’on vous voit, il ne faut pas qu’on vous entende ». À Toulouse, dans le quartier Arnaud Bernard, on voit sur vingt mètres, cinquante mètres, des boutiques qui ne sont pas tout à fait comme les autres, des odeurs particulières parce qu’il n’y a pas les mêmes épices, etc. Sur cinquante mètres ça va, mais si ça s’étendait ? En Pologne, au début du XXe siècle, les quartiers juifs, c’était des moitiés de villes. Est-ce qu’on peut imaginer le quartier Arnaud Bernard couvrant la moitié de la ville de Toulouse ? La société française n’accepterait pas ça.

Nous voyons ça de façon simpliste aujourd’hui. L’Empire Russe et l’Empire Austro-hongrois, c’étaient des oppresseurs, et les Polonais, c’était normal qu’ils se révoltent et deviennent indépendants. Et certes, les polonais étaient opprimés, ce n’est pas du tout la question. Mais qu’est-ce que font les Polonais quand ils deviennent indépendants ? Et ça c’est vrai pour tous les nationalismes européens. Ils disent que ceux qui sont pas polonais doivent partir.

Lorsque la Pologne est devenue indépendante après la première guerre mondiale, son territoire a inclus la zone de résidence pour les juifs qui précédemment faisait partie de l’Empire Russe, c’est-à-dire que sur le territoire polonais indépendant, il y avait des villages et des villes dont la moitié voire les deux tiers étaient un quartier juif. Et la Pologne, qui n’avait pas de colonies, a demandé très officiellement à la SDN des territoires pour y envoyer « ses » juifs, parce qu’elle en avait « trop ». Mais dans les colonies françaises et anglaises il y avait des colons, français ou anglais, déjà installés. On ne pouvait pas y envoyer des juifs de l’Est, les colons n’auraient jamais accepté. En Palestine, par contre, du point de vue des européens, ça allait bien puisqu’il n’y avait pas de colons installés sur les terres.

Parallèlement, le mouvement sioniste visait lui aussi la Palestine. Dans la Thora il est spécifié que les juifs n’ont pas le droit de revenir en masse en Palestine, et d’y revenir par les armes. Mais la majorité des sionistes étaient athées. Et ils ont pris la Bible, non pas comme un texte sacré mais comme un livre d’Histoire, comme un cadastre. Tous les mouvements nationalistes se créent une mythologie, qui peut contenir aussi des éléments historiques, mais il faut un récit non complexe qui justifie l’option politique. Les sionistes ont pris la Bible, mais quand les jeunes sionistes, dans les années 1900 partaient en Palestine, dans les village juifs en Pologne on respectait sept jours de deuil ; on les considérait comme morts, leur geste était un blasphème.

C’est un peu incroyable que le sionisme soit parvenu à ses fins. Les sionistes étaient très minoritaires, ils n’étaient pas plus nombreux que les juifs qui voulaient rester en Europe. Comment se fait-il alors que le sionisme a marché ? Le sionisme n’a pas marché à cause de la seconde guerre mondiale, parce que si en 1948 ils ont été capables du jour au lendemain de faire fonctionner un Etat, c’est que cela faisait vingt ans qu’ils le construisaient. Et s’ils ont réussi à construire ce qu’il fallait pour qu’un Etat puisse exister, c’est qu’ils avaient des appuis dans les pays européens. C’était comme ça pour tout les mouvements nationalistes qui ont réussi, il leur fallait des appuis extérieurs. Par contre, les gens qui n’ont jamais eu d’appuis, c’est les juifs qui disaient qu’ils voulaient rester en Europe. Ils ont eu des solidarités individuelles bien sûr, mais ce sont des mouvements qui n’ont pas eu de soutien étatique.

Quand j’étais enfant, dans les années soixante, on m’a expliqué qu’il y a des langues, et puis il y a des patois, des dialectes. Une langue c’est vraiment une langue, il y a une littérature, et puis les patois et les dialectes ce sont des trucs qui ne s’écrivent même pas, ça ne vaut rien quoi ! Or, un être humain, la langue c’est son milieu de vie, c’est son habitat. S’il y a des langues que l’on peut supprimer, cela veut dire qu’il y a des gens que l’on peut supprimer.

On se demande comment le génocide nazi a pu avoir lieu en Europe, et surtout en Allemagne, dans un pays « d’une telle culture ». Comme si la « culture », la culture scientifique, littéraire, imprimée, était susceptible de nous affranchir du crime.

Les tsiganes aussi étaient dans les camps d’extermination nazis. Il faut voir comment on les traite encore aujourd’hui.

Il y avait donc une majorité de juifs, à l’intérieur de cette nation juive, qui se considérait malgré tout comme étant européenne et qui voulait rester sur le sol européen tout en étant reconnue dans sa culture, ce qui, au final, ne s’est nullement réalisé.

A la fin du XIXe siècle, en Russie, la situation des juifs était vraiment difficile, il y avait beaucoup de pogroms, et de nombreuses personnes voulaient partir. En dix ans, entre 1885 et 1895, il y a eu un million de juifs qui sont partis aux Etats-Unis, c’est énorme. Bien sûr la majorité des gens subissait les choses et ne choisissait pas ; c’est toujours pareil. Mais beaucoup de gens voulaient partir, et quand ils le faisaient, c’était vers l’Ouest. Il y a eu pas mal d’immigration de juifs d’Europe de l’Est en France par exemple, au début du XXe siècle, et en Allemagne. Et puis à partir des années 20, les frontières se sont fermées. C’est pour cela que les juifs allemands, dans les années 30, lorsqu’ils voulaient fuir, ils ne pouvaient plus que fuir en Palestine, il ne pouvaient pas fuir ailleurs, toutes les frontières étaient fermées. Les gens qui sont morts dans les camps d’extermination nazis, c’est cette très grosse majorité de personnes qui de toute façon n’avait pas l’intention de choisir quelque chose, mais sinon, c’était que des gens qui voulaient rester en Europe. Il y avait aussi des militants sionistes qui étaient restés en Europe pour le recrutement, mais les autres voulaient tous rester en Europe. C’est d’autant plus ignoble que ces gens assassinés soient récupérés dans l’héritage de l’Etat d’Israël, parce que les mouvements sionistes, sauf les militants restés en Europe et qui se sont battus contre le nazisme avec les autres, le mouvement sioniste en Palestine, lui, avait décidé que les juifs d’Europe, eh bien tant pis ! Lui, son boulot, c’était de construire un Etat. Et, à la fin de la guerre, quand les rescapés des camps qui ne pouvaient pas se réinsérer en Europe, sont partis en Palestine puis en Israël, ils ont été copieusement méprisés par les sionistes. Alors le fait que ce génocide soit récupéré dans l’héritage de l’Etat d’Israël, c’est vraiment dégueulasse ! Au départ, la chasse aux criminels nazis n’a pas intéressé l’état d’Israël. Et puis, dans les années 60, Ben Gourion, premier ministre de l’Etat d’Israël, s’est rendu compte que ce qu’il appelait l’esprit pionnier du début de l’Etat commençait à se déliter un peu. En plus, comme il n’y avait plus assez de juifs en Europe après la guerre pour faire grossir l’Etat, on avait dû faire venir en Israël des juifs des pays arabes, et la société commençait à se morceler, il fallait quelque chose pour ressouder la population. Ben Gourion s’est servi du procès Eichmann pour cimenter de nouveau la société. Quand il a décidé que le procès Eichmann aurait lieu à Jérusalem, il y a des dirigeants de la communauté juive aux Etats-Unis qui ont protesté en disant : « Cette histoire est arrivée en Europe, l’Etat d’Israël n’existait même pas, l’Etat d’Israël ne peut pas prétendre représenter ni l’ensemble des juifs aujourd’hui, et surtout pas les juifs qui ont péri dans les camps ». Mais à part les juifs, personne ne s’est occupé de cette question, et je pense que les européens étaient bien trop contents que ce genre de choses ne se passe pas en Europe, mais en Israël.

En fait, les intérêts sionistes sont autant du côté juif que du côté non juif. Que les juifs foutent le camp d’Europe, aillent en Palestine, et se chargent de tout ce merdier. Il y a eu des réparations financières qui ont été versées à l’Etat d’Israël, puisque le plus souvent il n’y avait plus de descendants des familles qui ont été décimées dans les camps. Mais on aurait pu faire autre chose. On aurait pu éditer des textes yiddish restés non imprimés, les publier, les traduire, financer des recherches. Il y avait de quoi faire avec cet argent, en Europe, pour ce qui restait du monde juif européen. Pourquoi on n’a pas fait ça ?

Aujourd’hui il y a beaucoup de juifs qui sont très sionistes mais il y a toujours des juifs qui ne le sont pas et c’est incroyable ce que c’est difficile de se faire entendre. Je dis cela parce qu’il est fréquent, dans le mouvement de soutien à la Palestine, d’entendre parler du lobby juif. Au lieu de penser les lobbies sionistes comme des lobbies composés de juifs et de non juifs, ils confortent l’idée que, mais bien sûr, tous les juifs et seuls les juifs sont derrière l’Etat israélien ! C’est terrible, le poids de la pensée commune de la société. C’est un rouleau compresseur infernal.

Même des gens qui devraient être nos propres alliés finissent par véhiculer des idées qui nous écrasent !

Par ailleurs, la question sur laquelle je travaille porte sur cette période de transition du début du XXe siècle, où, la religion s’en allant, la culture juive se trouve effacée par la culture chrétienne : qu’est-ce qu’on peut en dire, sur le plan psychique, pour les gens qui l’ont vécue ?

Ces traditions et croyances religieuses sont en réalité inscrites dans la conscience collective, et ceci que l’on soit croyant ou non.

Qu’est-ce qui fait la différence entre le judaïsme et le christianisme du point de vue religieux ? Une des différences très importante c’est que, dans la religion juive, ce qui vous guide, c’est les règles, la Cacherout, le Sabbat et la circoncision. C’est-à-dire que ce sont des règles de vie quotidiennes qui font la différence entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, ce qui est pur et ce qui est impur. Le christianisme, à la suite de saint Paul, ne respecte plus ces règles, et comme dit saint Paul, il demande de suivre la « loi de l’intelligence », c’est-à-dire une loi interne qui doit empêcher chacun de « tomber » dans le péché. Comme rapport au monde ça change tout, ce n’est plus la même façon de préserver son intégrité physique, ce n’est plus le même corps. Le corps ce n’est pas l’organisme, le corps c’est culturel. On veut considérer qu’à partir du moment où il n’y a plus de religions, il n’y a plus de différence entre les juifs et les chrétiens, et on ne voit pas ce qu’ils demandent ces gens, à vouloir garder une culture à eux.

Quand la France a adopté une loi sur les signes religieux à l’école, je me suis dit : « C’est incroyable, dans ce pays où il y a des hommes et des femmes nus sur les panneaux publicitaires, on ne peut pas supporter qu’une jeune fille ait un foulard sur la tête ». Ce qu’on appelle l’universalisme chrétien consiste à vouloir, en particulier pour tout ce qui a trait au corps, que tout le monde se conduise de la même façon. Au début du XXe siècle, qu’est-ce que l’on aurait pu faire pour que des gens qui ne vivaient pas pareil, continuent de vivre en Europe mais non séparés ?

Par conséquent nous achoppons toujours et encore sur l’altérité. Et cela crée, de fait, une uniformisation des imaginaires.

Une tentative d’uniformisation forcée. Sauf que cela ne marche pas bien.

Beaucoup de juifs d’Europe de l’Est qui ont immigré en France au début du XXème siècle ont décidé d’oublier leur passé, ils voulaient absolument se fondre dans « la France ». Au prix de quel désarroi ! Sans parler du malaise de la génération qui a suivi.

Donc, puisque l’on tombe les frontières, et qu’il faut penser autrement, il nous faut à présent penser l’altérité, et en tout cas l’accueillir ?

On n’ose pas faire le pas. Supposons par exemple qu’il y ait une frontière entre nous deux et que l’on décide de la faire tomber. Il faut commencer par jouer avec. Je passe de votre côté, vous passez du mien. Ou bien on change son orientation. Ou bien tout autre chose mais il faut inventer. On ne peut pas juste dire : « Il n’y a plus de frontière, il n’y a plus de problème ». On ne peut pas prétendre que ce n’est qu’un trait à effacer. Accepter l’altérité ça se travaille.

Par conséquent, avec la création de l’Etat d’Israël, c’est à tout son contraire auquel on assiste, c’est-à-dire que l’on recrée encore une fois des frontières et l’on repousse à nouveau l’altérité.

Oui. Mais qu’est-ce qu’un Etat nation, qu’est-ce que c’est que cette idée ? Je pense que c’est issu de la pensée chrétienne. Qu’est-ce que le judaïsme ? Autant de juifs autant d’opinions. Mais, pour moi, le judaïsme commence à la dispersion des Hébreux, au moment où il n’y a plus eu d’Etat. Ce qui caractérise le judaïsme, pour moi, c’est sa façon d’avoir une sociabilité, mais pas au sein d’un Etat avec une seule nation. Il n’y a pas que les juifs d’ailleurs qui ont vécu comme cela. Les sionistes voulaient un Etat. Ils sont partis en Palestine avec l’idée de l’Etat nation européen. Ils n’avaient pas la tradition de faire fonctionner un Etat mais ils sont partis avec l’idée que les nations devaient prendre leur indépendance. On entend souvent cette réflexion : « Quelle drôle d’idée de faire un Etat à partir d’une religion ! » Eux, ce n’était pas à partir d’une religion, c’était à partir de la nation juive, c’est autre chose. Ils sont partis faire un Etat juif comme ils avaient vu faire un Etat polonais. Non seulement il fallait gagner l’indépendance, non seulement il fallait faire venir les juifs même s’ils n’en avaient pas envie, mais, en plus, il y avait déjà une population sur ce territoire. Cela ne pouvait être qu’explosif ! C’est un truc affreux qui s’est passé là. Forcément pour construire un Etat, il fallait qu’ils repoussent les gens qui étaient déjà là. C’était inéluctable.

Pendant longtemps j’ai trouvé incompréhensible l’idée sioniste. C’est très difficile de se rendre compte de ce qu’était l’atmosphère de vie de ces gens. Il n’y a pas longtemps, je suis allée en Andalousie, dans ces lieux où on voit la culture arabo-musulmane et la culture chrétienne se côtoyer. On voit, par exemple à la cathédrale de Séville, comment l’un a pris le pouvoir sur l’autre. Dans l’architecture on voit qui prend le pouvoir. Et je me suis dit : « Au fond, les Juifs, pendant longtemps, ils ont toujours vu des emblèmes du pouvoir qui ne leur ressemblaient jamais ». Le pouvoir ça nous opprime mais voir, dans les insignes du pouvoir, quelque chose qui vous ressemble c’est pas pareil que de n’y jamais voir quelque chose qui vous ressemble. Je pense qu’au début du XXe siècle des juifs en avaient marre : « C’est toujours les autres qui nous oppriment ». Et quand on réfléchi aux indépendances : « Qu’est-ce qu’ils ont gagné les Polonais ? » Ils ont gagné à être opprimés par des Polonais plutôt que par des Russes !

Avec la création de l’Etat d’Israël, l’opprimé devient oppresseur.

Oui. Enfin certains, parmi les opprimés, deviennent des oppresseurs. Les opprimés juifs, dans la société israélienne, ils ont quand même pire qu’eux, ce sont les Palestiniens. Ca aide d’avoir plus opprimé que soi. De toute façon, ça ne pouvait donner que ça.

Alors venons-en justement à la question de la création de deux Etats.

Comment peut-on imaginer, et c’est ce qui a été proposé aux Palestiniens en 47, comment peut-on imaginer que des gens, où qu’ils soient, acceptent de partager leur territoire ? La belle hypocrisie de l’Europe. Il était hors de question que les Juifs, qui vivaient depuis des centaines d’années en Europe, y restent. Mais les arabes, ils auraient pu la partager, leur terre ! Ben voyons !

Ca va toujours de mal en pis ce truc. Certains israéliens qui ont fait la guerre en 48 disent : « Compte tenu de ce qu’on leur a fait, ils ne nous accepteront jamais ». C’est ignoble ce que fait l’armée israélienne, c’est terrible que la grande majorité de la société israélienne soutienne son gouvernement, mais il y a tout de même des choses à comprendre dans cette société là. Nous, on serait là bas, on aurait été élevés comme ils ont été élevés, on ferait pareil. Je crois qu’il y a en particulier à comprendre que c’est une société qui est bâtie sur des villages rasés, qui ont été rasés pour elle, et qu’ils le savent. C’est une société bâtie à partir de gens qui viennent de partout. Ca n’existe pas « Le peuple juif ». Mettre ensemble des juifs polonais, irakiens, tunisiens, français, allemands, syriens, ça pète ! Chez nous, quand il y a des gens de partout qui arrivent, eh bien ça pète ! Là, c’est pareil. Le seul moyen de tenir ensemble c’est d’avoir un ennemi extérieur. Ben Gourion le disait très clairement. Ils ont besoin de la guerre.

Les Palestiniens ont été battus militairement. Arafat a dit : « Bon, on enlève de la Charte de l’OLP qu’il faut détruire Israël. Ok, les frontières de 67 c’est un Etat, nous on ne demande que le reste, on ne demande plus l’intégralité du territoire ». Les Israéliens n’ont jamais voulu le croire, n’ont jamais accepté de le croire. Ce ne sont pas les Palestiniens qui veulent détruire l’Etat d’Israël, ce sont les Israéliens qui ne veulent pas faire le pari de la paix. Dans la société israélienne, il y a quelque chose qui ne peut pas faire confiance à ça. Ils pensent qu’on va toujours leur en vouloir. Et bien sûr qu’on va toujours leur en vouloir, bien sûr qu’on ne va pas les aimer. Mais ils ont pas besoin d’être aimés. Il faut qu’ils respectent leurs frontières, c’est tout.

Bien sûr on peut trouver chez les Palestiniens des gens qui disent : « On va jeter tous les juifs à la mer », si on cherche, on trouve. Si on cherche des Israéliens qui disent : « Il faut tuer tous les Palestiniens ou les envoyer ailleurs », on va trouver aussi. Pourquoi n’a-t-on pas envie de chercher les gens qui, de part et d’autre, disent « Bon, on se déteste, on a de la haine, mais il faut que l’on arrête la guerre ; et maintenant on s’y met ». Tous ces groupes israéliens qui disent « Les Palestiniens ne sont probablement pas pires que nous. Ca n’existe pas un groupe humain qui soit pire que les autres. Faisons avec eux. » Pourquoi on n’en entend jamais parler ici ? C’est incroyable ! On voudrait soi-disant accompagner la paix mais on veut ignorer ceux qui veulent la construire. Ils posent des questions beaucoup trop dérangeantes. En Israël, il y a un mouvement qui s’appelle Zo’hrot, ça veux dire les souvenantes, se souvenir, ce sont des gens qui travaillent sur les villages rasés en 48. On les voit dans le paysage, ces villages. Des amas de pierres, des figuiers de barbarie, là, il y avait un village. Zo’hrot édite des documentations sur chaque village, ils travaillent avec des photos, des témoignages des gens qui y habitaient… Ils appellent cela « parler la Nakba en Hébreu ». Parce qu’en Israël ça n’existe pas la Nakba. Il n’existe que la guerre d’indépendance. Zo’rot pose des panneaux de signalisation : « Ici il y avait tel village ». Dans les rues des anciennes villes palestiniennes qui sont aujourd’hui israéliennes, et où on a changé tous les noms, ils remettent les anciens noms.

Ces personnes posent une question que l’on peut se poser n’importe où. Comment se fait-il que dans l’Etat français on parle tous français ? Parce qu’on a interdit des langues. L’Etat français a été bati sur une série d’éthnocides. Ces gens posent des questions qui sont insupportables à tout le monde. Il y a un mouvement qui s’appelle « New profil », « Nouveau profil ». C’est des gens qui disent : « Nous voulons un nouveau profil pour la société israélienne. C’est une société intégralement militarisée, où les seules solutions qu’on envisage sont toujours des solutions militaires. Nous voulons démilitariser la société israélienne, nous voulons des solutions civiles. » Si vous pensez les questions politiques de cette manière là, ça change le monde. Ces gens, on ne veut pas en entendre parler. On ne veut rien entendre.

Même en Israël ?

Israël est, pour les juifs et uniquement pour les juifs, une démocratie. Ils ont le droit de parler, mais ils sont considérés comme des traîtres. Qu’ils aient du mal à se faire entendre en Israël je comprends bien, mais qu’ils aient du mal à se faire entendre ici, c’est vraiment scandaleux. C’est vraiment ne pas vouloir la paix…

Les questions que pose l’Etat d’Israël, qui s’est créé en plein milieu du XXe siècle, sont les questions qui agitent tous nos Etats. On avait réussi à les enfouir, on ne veut plus en parler. C’est plus facile de dire que les Palestiniens sont des terroristes.

Toutes les semaines des Palestiniens et des Israéliens juifs unis organisent des manifestations contre le Mur. Ce sont des manifestations non violentes. Les Palestiniens veulent absolument que là il n’y ait pas de violence. Eh bien l’armée israélienne tire. La Communauté internationale se contre-fout du fait que tous les mouvements non violents, on leur tire dessus ! La violence on la cherche, on la veut ! Et puis les Israéliens, « c’est des gens comme nous ». Les Palestiniens « ce ne sont pas des gens comme nous » ! Il n’y a pas de justice transcendante. Comment pouvons-nous vivre si confortablement dans nos démocraties ? C’est quand même parce que la très grande violence, on l’a exportée. Dans les colonies, d’abord, et ensuite maintenant autrement, mais c’est quand même ça. Jamais, jamais on n’a considéré le restant du monde comme aussi respectable que nous. Il n’y a pas qu’en Palestine.

Et si demain, nous, occidentaux, perdons le pouvoir hégémonique, d’autres le prendront. Feront-ils faire pareil avec nous ? Les humains ne sont pas capables de se respecter. Celui qui a la force, militaire, économique, domine les autres.

Il y a certainement une grande majorité de personnes qui souhaitent vivre paisiblement, mais pour vivre paisiblement, il faut y travailler, beaucoup.

Le problème étant, à mon sens, que la majorité qui veut vivre paisiblement est en réalité une majorité silencieuse.

C’est une majorité un peu passive. C’est comme pour faire tomber des frontières, il faut travailler. Le rapport à l’autre, il faut le travailler. Dans toutes ces histoires de grands massacres, Rwanda, Kosovo, les gens qui se massacrent, jusqu’à la veille ils prenaient le café ensemble ! Ce n’est pas le fait de se côtoyer quotidiennement qui fait quelque chose. Il faut travailler cette altérité.

L’immigration nous pose toujours des questions. Des gens viennent avec des cultures différentes. On ne peut pas enlever sa culture comme ça, comme on change de veste, c’est impossible, c’est impossible à vivre, c’est impossible psychiquement.

Toutes ces questions que l’on n’a pas voulu voir avec les juifs qui sont venus en France au début du XXe siècle, on les a encore aujourd’hui. Tout reste à faire…

Claire Mialhe (UJFP)
dans le n°13 du journal l’Etranger daté de mars/avril 2009