Entretien inédit pour le site de Ballast le 4 décembre.
Tandis que les dirigeants du monde se réunissent pour « remédier » au problème du changement climatique à la Conférence de Paris, dite COP21, nous retrouvons l’essayiste canadienne Naomi Klein, auteure des ouvrages phares No Logo et La Stratégie du choc, dans les bureaux de l’un de ses éditeurs. La presse généraliste patiente à l’extérieur. Les élites, nous explique-t-elle, parlent, oui, mais ne font que ça, et tout est entrepris pour que le grand public n’entende rien, ou si peu, à ces vastes enjeux — pourtant cruciaux, et pas seulement d’un point de vue écologique : et Klein de déplorer le mutisme des formations supposément critiques et émancipatrices en la matière.
Nous sommes à Paris, aujourd’hui ; nous sommes plusieurs à vivre à Bruxelles, dans la revue : deux des villes dont on a le plus parlé ces dernières semaines, toutes deux sous « état d’urgence ». Les gouvernements belge et français évoquent la possibilité de faire passer des lois très proches du Patriot Act nord-américain — qui engendreront moins de libertés et plus de surveillance. Ne nous approchons-nous pas d’une nouvelle forme de « stratégie du choc » ?
Pas tellement nouvelle, en fait. Et nous ne nous en approchons pas, nous sommes en plein dedans. Sous certains aspects, ce qui se passe en ce moment est même pire que ce qui s’est passé après le 11 septembre. Car, à l’époque, Bush n’a pas interdit totalement les manifestations. Même si la présence policière a été accrue, les rassemblements n’ont pas été complètement interdits dans les villes. Ce qui s’est passé à Bruxelles est tellement extrême… Je ne me souviens pas avoir vu quelque chose de semblable en Amérique du Nord. Je pense que la stratégie actuelle des gouvernements est une vieille recette : ils utilisent une crise et la peur de la population pour mettre en place des politiques qu’ils essayaient déjà de faire passer — comme les restrictions des libertés individuelles, du droit à la vie privée, de la libre circulation des personnes, de la limitation de l’immigration. C’est un grand classique. Le fait que tout cela arrive ici, à Paris, au moment du sommet international sur le climat, nous éclaire également sur ce que les gouvernants décident de qualifier de crise ou pas : nous voyons aujourd’hui que cela est très subjectif. Nous sommes ici pour débattre de la crise climatique, une crise majeure pour l’humanité, mais qui n’a jamais été traitée comme telle par les élites. Nos dirigeants font tous de très beaux discours mais ne changent jamais les lois. Il y a clairement deux poids, deux mesures. Pour des raisons sécuritaires, ils feraient n’importe quoi, mais quand il s’agit de la sécurité de l’humanité, de protéger la vie sur Terre, c’est beaucoup de paroles et très peu d’actes. Ils n’ont jamais mis en place aucune mesure de régulation sérieuse pour les pollueurs, par exemple, et ils ne veulent pas que les accords qu’ils passent entrent eux soient juridiquement contraignants. Le protocole de Kyoto l’était. Mais voilà que nous faisons marche arrière.
Pourquoi est-ce qu’un accord sur le climat est notre principale chance pour la paix ?
Tout d’abord parce que le changement climatique génère déjà des conflits. Comme la quête aux énergies fossiles. Si on prend le Moyen-Orient, par exemple, notre course à l’énergie fossile est l’une des raisons principales de nombreuses guerres illégales. Est-ce que l’Irak aurait été envahi s’il avait principalement exporté des asperges (comme l’a fait remarquer Robert Fisk) ? Probablement pas. Ce que l’Occident voulait, c’était le pétrole irakien, afin de le mettre en vente sur le marché mondial. Voilà ce qu’était le projet de Dick Cheney. Cela a déstabilisé toute la région — qui n’était déjà pas très stable, à cause des précédentes guerres pour le pétrole et des nombreux coups d’États et des dictateurs installés et soutenus par les puissances occidentales. Il faut également savoir que cette région est une des plus vulnérables face au changement climatique, à cause duquel de très larges parties du Moyen-Orient sont devenues invivables. La Syrie a connu la pire sécheresse de son histoire juste avant que la guerre civile n’éclate. Ce fut l’un des facteurs de déstabilisation du pays. La paix ne sera pas possible tant que des mesures fortes ne seront pas prises pour le climat. Je me suis intéressée de plus près à cette problématique quand j’ai compris que si nous voulons vraiment prendre le changement climatique au sérieux, il faudra en passer par une redistribution des richesses, des opportunités et des technologies. Dans mon dernier livre, je cite Angelica Navarro, négociatrice bolivienne pour le commerce et le climat, qui dit que le changement climatique a engendré l’obligation d’un plan Marshall pour la planète.
Vous dites que pour inverser cette tendance, il nous faut déconstruire le capitalisme. Comment faire passer cette idée qui peut être difficile à imaginer, pour la plupart des gens ?
Au Canada, nous avons essayé de travailler en partant du postulat que le changement climatique nous impose un ultimatum. Il ne faut pas seulement changer les choses, il faut les changer maintenant ; et si nous ne le faisons pas dans les dix prochaines années, il sera trop tard. Qu’est-ce que cela entraîne dans le domaine de la santé, de l’éducation, des droits des indigènes, de l’inégalité ? Quel serait l’impact sur les droits des réfugiés si nous prenions le changement climatique au sérieux ? Nous avons réuni les leaders de soixante organisations et rédigé un document, intitulé « The Leap Manifesto », qui, nous l’espérons, permettra de trouver une solution. Nous avons pensé que le meilleur moyen de parvenir à régler ce problème était de nous réunir et d’agir. Ça n’a pas été facile de réunir toutes ces organisations, car toutes travaillent sur des problématiques très importantes. Si vous travaillez contre la pauvreté, vous n’avez pas le temps de faire autre chose. Mais lorsque le changement climatique devient une cause de ce contre quoi vous luttez, quand il devient un outil pour poursuivre votre combat, quand il vous permet de trouver de nouveaux partenaires, de nouveaux alliés, alors il n’est plus une distraction mais un moteur. On a également mené quelques actions. Nous avons, entre autres, organisé un rassemblement sur le thème « Travail, Justice, Climat ». Ce n’était pas un exercice théorique mais une vraie réflexion sur comment s’organiser : comment aborder le sujet du climat avec les syndicats pour que cela ait un impact, avec les personnes qui luttent pour les services de base, le logement, les mouvements de population ? Quels messages faire passer, de quelle manière ? Ça a été très riche en enseignements, donc très utile. Ensuite, nous avons rédigé et lancé le manifeste « The Leap », qui n’est probablement ni parfait ni suffisant, mais c’est un bon début…
Je suis vraiment choquée de voir à quel point les mouvements anti-austérité et ceux pour le climat ne semblent pas du tout communiquer en Europe. J’ai entendu Tsipras soudainement évoquer le changement climatique cette semaine — et je crois que c’est la première fois, depuis qu’il a pris ses fonctions. Le changement climatique est le meilleur argument contre l’austérité. Pourquoi ne pas utiliser ce levier dans les négociations avec l’Allemagne, à qui ce sujet tient apparemment énormément à cœur et qui a une des politiques énergétiques les plus ambitieuses du monde ? Pourquoi ne pas utiliser cet argument dans chaque réunion, et dire que l’austérité est impensable parce que nous sommes devant une crise majeure pour l’humanité et que nous devons agir ? Et, pourtant, nous n’entendons quasiment jamais Podemos ou Syriza parler du changement climatique. J’ai donné une conférence pendant un rassemblement « Blockupy » à Francfort, il y a quelques mois, et le sujet n’a jamais été abordé. Quand j’ai évoqué les connexions entre le changement climatique et les autres mouvements, tout le monde a compris ; c’est très concret. Si on reste uniquement sur le terrain de la crise économique, les gouvernements vont évidemment couper leurs aides aux renouvelables, augmenter les tarifs des transports publics, privatiser les chemins de fer, comme ils le font en Belgique, dire qu’il faut forer pour se procurer du pétrole et du gaz et nous sortir de la dette.
Mais tout est lié ! Alors pourquoi la problématique du changement climatique semble-t-elle si lointaine ? Il n’est pas difficile du tout d’utiliser cet argument, mais le changement climatique a tellement été bureaucratisé que les gens ont peur d’en parler. Un peu comme ils avaient peur de parler du commerce, à l’époque où on a commencé à évoquer les accords de libre-échange, parce que c’était tellement bureaucratique qu’ils pensaient qu’il fallait avoir un diplôme de droit international pour comprendre. Tout cela a été pensé pour que la population ne veuille pas en parler, ne participe pas. Et puis, malgré tout, les gens se sont éduqués, ont trouvé des manières d’en parler et compris quel impact cela avait sur leur vie. Ils ont réalisé qu’ils avaient le droit de prendre part à cette conversation. Pour ce qui concerne le changement climatique, je pense que les gens ont peur de faire des erreurs scientifiques. Il y a trois niveaux de langage bureaucratique : le niveau scientifique, le niveau politique et le niveau des Nations unies. C’est très compliqué à comprendre, en particulier le langage de ces dernières, qui est un cauchemar. Il suffit de jeter un œil au programme de la COP21 ! C’est écrit dans une langue que personne ne comprend. Tout cela fait partie de la raison pour laquelle, même s’il est évident de mettre en lien le changement climatique et l’austérité, ce n’est jamais fait.
Vous parliez du Moyen-Orient : il est vrai que les militants pour les droits des Palestiniens, dont nous sommes, n’évoquent presque jamais le changement climatique ni l’austérité…
Pourtant, les gens savent très certainement que l’eau est une composante essentielle de la situation en Palestine, et que la pénurie en eau est un des impacts les plus clairs du changement climatique dans la région. Le changement climatique est un accélérateur. Si vous avez un problème, le changement climatique l’aggrave. La Nouvelle-Orléans et l’ouragan Katrina en sont un bon exemple. Si vous avez une société avec un système policier et judiciaire incontrôlé, des infrastructures qui tombent en ruine et que vous rajoutez à cela le changement climatique, vous avez l’enfer sur Terre. Et tout explose. Vous vous retrouvez avec des paramilitaires qui tirent sur les Noirs dans la rue. Ça devient de la folie, non ? Je pense que c’est le meilleur moyen de comprendre l’impact du changement climatique au Moyen-Orient. Si quelque chose va mal, ça empire. Voilà pourquoi le slogan « Changement de système, pas de climat » est plus qu’un slogan, parce que le système est malade à plusieurs niveaux et que le changement climatique aggrave sa condition. Les scientifiques disent que le changement climatique pipe les dés : d’une tempête attendue, il fait une tempête monstre ; d’une sécheresse, la pire des sécheresses. De la même manière, là où vous aviez déjà un racisme et des inégalités systématisés, le changement climatique fait le pire lieu imaginable.
Les discussions pour le TTIP [grand marché transatlantique] sont tenues en secret… mais apparemment pas pour tout le monde. Comme l’a récemment révélé The Guardian, Exxon Mobil a eu accès aux documents confidentiels et écrit le chapitre sur l’énergie. Qu’est-ce que cela nous dit sur le monde et les supposées démocraties dans lesquelles nous vivons ?
C’est exactement ce qui se passe avec la COP21, non ? Les multinationales ont toujours pris part aux négociations (comme le GIEC, par exemple). En France, vous avez en fait le plus clair exemple du croisement de l’austérité et de l’influence des corporations sur le climat. Même si le gouvernement Hollande a dit qu’il avait dû faire appel aux corporations, comme Suez et les autres, et à toutes les grandes sociétés de l’énergie nucléaire, afin de financer une partie de la COP parce qu’il n’avait pas assez d’argent, tous ont un projet pour le changement climatique : Solutions 21, graines OGM, privatisation de l’eau, l’énergie nucléaire, éoliennes offshore… Toutes des solutions de multinationales pour le climat ! Et tous les lieux où les solutions de la société civile allaient pouvoir être présentées : énergie renouvelable contrôlée par la communauté, coopératives d’énergie, agro-écosystèmes… tous ces lieux, tous ces espaces ont été restreints ! Ce n’est évidemment pas qu’une question de perte ou de privation d’espaces de parole, mais le moyen d’éviter l’affrontement entre les fausses solutions des corporations et les vraies solutions de la société civile. Un des combattants a été complètement privé de parole et interdit de combattre.
Christina Figueres, secrétaire exécutive de la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, a récemment écrit que « la volonté politique d’agir pour le changement climatique était enfin là » et que Paris serait « un tournant de ce siècle vers un futur meilleur ». Elle bluffe ?
(Rires). Je pense qu’elle y croit et qu’elle fait de son mieux. L’engagement est sérieux, mais il n’est pas juste de dire que nous prenons un virage vers un futur meilleur lorsque les objectifs fixés atteignent 3 degrés Celsius — ce qui est catastrophique. Les gouvernements se battent pour que ces cibles dérisoires ne soient pas légalement contraignantes. C’est l’inverse du progrès: nous reculons : Kyoto était légalement contraignant ; là, on se dirige vers des accords non contraignants. L’objectif à Copenhagen était 2 degrés, ce qui était déjà trop, et là nous allons vers 3. C’est de la physique basique. On n’avance pas.
Traduction, de l’anglais : Florent Barat