Le tribunal de Rennes a rendu son jugement, lundi 18 mai, dans l’affaire de la mort de Zyed et Bouna. La justice a suivi les réquisitions du parquet, qui réclamait la relaxe des deux policiers poursuivis pour non-assistance à personne en danger. Pour Didier Lapeyronnie, professeur de sociologie à Paris IV, cette décision « pose l’existence de deux poids deux mesures » dans la justice française.
« Dix ans plus tard, le tribunal a tranché : la relaxe pour les policiers poursuivis pour non-assistance à personne en danger. Le 27 octobre 2005, deux adolescents de Clichy-sous-Bois sont morts électrocutés dans le transformateur où ils se cachaient pour échapper aux policiers qui les poursuivaient. À n’en pas douter, le verdict sera interprété comme un profond déni de justice non seulement par les proches, mais plus généralement par la population des quartiers populaires. Le verdict réitère le drame et sa charge émotionnelle. Comme une sorte de rite, il fonde une identité commune négative, celle des victimes des pratiques institutionnelles et du rejet de la République, à laquelle il associe le sentiment d’une injustice absolue puisqu’elle viole les codes et les principes moraux fondamentaux de la société. Il pose l’existence de deux poids deux mesures : les habitants des quartiers ne sont pas des citoyens à part entière.
Ils sont rejetés et traités de façon inégalitaire et discriminatoire : justice de classe, justice blanche entérinant le racisme et légitimant la violence. Malgré les discours, les habitants des quartiers ne sont pas, au même titre que les autres, sujets de droit. Ce déni, quotidien et continu, dont chacun fait l’expérience, et à partir duquel il interprète sa condition, empêche littéralement de vivre. Au-delà des droits, la possibilité de devenir ou d’être un individu accompli est entravée ou même niée : les institutions ne sont pas des mécanismes habilitants. Avec le drame, elles se révèlent être des forces mortifères. Au mieux, pensent les habitants, confisqués au profit des catégories sociales moyennes ou supérieures, elles fonctionnent sans nous, mais le plus souvent, elles fonctionnent contre nous.
C’est pourquoi, la relaxe des policiers est un verdict politique : l’expression de la coupure de deux mondes antagonistes et étrangers et la manifestation du pouvoir de l’un sur l’autre. Il y a dix ans, activés par le drame, ces mécanismes politiques et émotionnels avaient entraîné trois semaines d’émeutes. Protestation morale contre la police, son racisme, ses comportements et sa violence, les émeutes en appellent au respect et à la justice, à une véritable reconnaissance et au droit à la vie. Elles sont profondément inscrites dans notre paysage politique depuis près de quarante ans. Celles de 2005 avaient une ampleur particulière, mais elles ne différaient guère des émeutes précédentes et de celles qui ont suivi en 2007 ou 2 012.
Comme partout, pensons à Ferguson ou Baltimore récemment, les émeutes font suite à des interventions policières. Elles sont portées par des populations marginalisées, dominées par un sentiment d’exclusion et d’injustice sociale et raciale fondamentale. N’accédant pas aux mécanismes de la représentation politique, la suspension de l’ordre civil est la seule arme dont elles disposent pour se faire entendre.
Depuis 2005, malgré les discours tenus, le plan de Rénovation urbaine et les tentatives du ministère Lamy, la situation sociale s’est dégradée et a renforcé la marginalisation politique. La crise de 2007 a accru sensiblement la pauvreté et le chômage et a fragmenté les quartiers en augmentant les inégalités entre les cités et leur environnement urbain mais aussi au sein même des populations. Les femmes et les jeunes sont les premiers touchés, notamment le chômage et l’inactivité.
Toute une partie des populations se trouve enfermée dans ce qui s’apparente aujourd’hui à une marginalité urbaine marquée par une culture de la pauvreté. Celle-ci engendre un enfermement de plus en plus important : les individus n’ont plus les ressources et les moyens de « sortir » de leur quartier et la pauvreté les conduit à des formes de replis marqués sur ce qu’ils possèdent de ressources symboliques et émotionnelles, en grande partie la famille et les rôles familiaux traditionnels, ainsi que la religion. Les femmes sont les premières affectées. Elles se sont éloignées du marché du travail et leur condition s’est sensiblement dégradée, tant du point de vue de leur niveau de vie que des violences qu’elles subissent.
En dix ans, venant combler le vide politique, l’islam a pris une place centrale dans la vie sociale et individuelle. Pour une grande partie de ces populations, il s’agit là de la seule ressource culturelle et politique disponible, grammaire de la vie quotidienne pour les uns, notamment les plus pauvres, vecteur de la construction personnelle et identitaire, garant d’une intégrité émotionnelle pour les autres. Il contribue puissamment à une forme d’intégration et de marginalisation simultanées. Dans une société hostile, qui prive des ressources institutionnelles, il offre une alternative politique et culturelle, rattache au monde et donne une place mais, en même temps, il renforce et légitime le sentiment d’étrangeté et d’extériorité. C’est à travers son prisme que sont évaluées les situations et jugées les pratiques institutionnelles.
C’est pourquoi, déjà fortes, la distance et la méfiance vis-à-vis de la République ont aussi considérablement augmenté : les institutions ne sont pas légitimes dans la mesure où elles sont extérieures, comme si elles agissaient et s’exprimaient dans un langage étranger au profit des catégories sociales supérieures ou des Blancs. L’école notamment suscite un fort ressentiment comme l’a montré la polémique récente sur les ABC de l’égalité et les incompréhensions réciproques avec les familles. L’école engendre de fortes attentes, tout en faisant l’objet de méfiance et d’hostilité : les habitants considèrent qu’elle ne fonctionne guère à leur bénéfice et sont inquiets de ce que pourrait cacher son opacité. Les réactions aux attentats de janvier ont aussi révélé ce sentiment d’étrangeté ou de non-appartenance à la République ou à une même nation.
Dix ans après 2005, les mécanismes qui avaient généré l’émeute ont été renforcés. La décennie passée n’a pas permis de résoudre les problèmes, bien au contraire. Les relations entre les populations et la police ou les institutions sont aussi distantes et difficiles, les logiques d’enfermement et de repli ont été alimentées par la crise économique, générant culture de la pauvreté et économie souterraine, la situation des femmes s’est dégradée, l’emprise de la religion s’est accrue. Rien n’a été fait pour sortir d’une situation de désintégration politique que ce verdict illustre et renforce. Le problème des banlieues, problème d’abord politique, reste sans solution.
Par Didier Lapeyronnie
Didier Lapeyronnie est professeur de sociologie à l’université de la Sorbonne – Paris IV et membre du Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (EHESS-CNRS).
NDLR : Sur le même sujet, lire aussi sur notre site la réaction du collectif Cases Rebelles