Mon cher Leandro

Ce texte la traduction d’un texte d’Eytan Bronstein, le directeur de Zochrot, association israélienne dont le but est l’inscription de la Naqba dans le récit historique israélien, le rappel de la mémoire arabe en Israël, par l’apposition de panneaux là où étaient des villages arabes, qu’ils aient été détruits ou judaïsés.
Zochrot publie depuis peu un magazine de haute qualité politique et esthétique, Sedek (Fissure). Le texte d’Eytan est paru dans le numéro un de Sedek.
J’ai traduit ce texte à partir de sa traduction en anglais, faite par Talia Fried.

Jacques Jedwab

Mon cher Leandro

J’ai depuis quelque temps un sentiment étrange à ton égard. Bonheur d’être proches et de nous aimer, de toutes nos discussions, de te voir devenir un adulte. Mais c’est dur aussi. Inattendu. On ne peut se préparer à ça, à ce que l’enfant qui sourit sur la photo que j’ai toujours avec moi dans mes papiers soit devenu un homme qui en sache tant. Tous les parents du monde doivent éprouver ça. Enfin dans cette partie du monde où l’on vieillit près de ses fils et ses filles, sans que l’économie, la sécurité ou que sais-je encore ne nous séparent. Mais il semble qu’avec toi, le temps soit venu. Je veux dire le temps de la séparation.
Au moins pour un moment. Parce que, soudain, tu es devenu un homme de 19ans et demi, grand et beau.
Quand tu es venu au monde, c’était le matin, j’ai pleuré, beaucoup. Je me suis précipité vers mon frère qui attendait dehors, et il a eu peur avant que je puisse dire un mot et le rassurer.
J’ai un peu peur aujourd’hui, parce que tu fais à nouveau ton entrée dans le monde. J’espère que tu ne m’en voudras pas.
Il y a quelques jours, nous sommes allés dans un des endroits les plus israéliens qui soit, le centre de recensement de l’armée à Tel Hashomer. J’étais fier de t’accompagner. On s’est levé tôt.
C’est toi sur la photo. J’étais comme tous ces pères excités d’accompagner leurs fils au centre de recensement des forces de défense d’Israël. Je m’étais débrouillé pour en parler à plusieurs personnes avant. J’en avais parlé aussi en Europe, à quelques bons amis. Que tu ne voulais pas servir dans l’armée israélienne. Ce n’est pas tous les jours que je suis aussi fier de mes enfants, parce qu’ils font à du sens.
Qu’est-ce que ça me disait de moi?
Là, tu m’as surpris. Il y a un an et demi, quand tu es venu m’annoncer la bonne nouvelle, ton projet de ne pas servir dans l’armée, ça m’a surpris. Je ne m’y attendais pas. Je veux dire que je désirais qu’il en soit ainsi, et que tu devais le savoir, mais, quelque part, je n’étais pas sûr que c’était ça que tu ferais. Je pensais que tu voudrais peut-être faire ton service dans les bureaux, près de la maison, et que ce serait sans problème. Je voulais voir ce que tu allais faire.
Par ta détermination à ne pas servir dans l’armée, ta persévérance et les efforts que tu as déployés pour y arriver, tu as fait mon admiration. Tu as refermé la page des  » forces de défense d’Israël » il y a quelques jours. Ce fut une opération éclair. En juste une heure, recherche d’une place de parking et dégustation d’une cannette de soda après-coup comprises.
Et, comme pour me montrer que ton évasion de l’armée – lire ici ton acte de citoyen responsable – n’était pas garantie d’avance, tu m’as dit, quand on revenait à la voiture, que si çà avait été possible, tu serait bien allé faire trois mois de classes et puis tu serais rentré, juste pour voir, parce que ça semblait marrant.  » Tu aurais voulu aussi tirer? » je t’ai demandé. Et tu m’as dit que tu serais bien passé aussi.
C’est vrai, il y a du marrant. Cette collectivité, ce sentiment de groupe qui est un mixte mystérieux d’anonymat et d’aliénation. Ce sentiment viril, militariste est si captivant qu’on a un mal de chien à s’en dépêtrer.
J’ai beaucoup de souvenirs de moment de plaisir à l’armée. Je n’aime pas me rappeler de ça, j’en ai honte aujourd’hui, mais c’est un morceau de moi. Ca ne sert à rien de le dénier. J’accepte cette part de moi avec amour et je te remercie de me permettre de la dépasser, de comprendre que je n’avais pas à faire ça, et d’agir pour que d’autres, nombreux, choisissent la voie du refus de servir dans cette armée brutale que nous avons bâtie ici.
J’ai eu assez de chance pour ne pas être trop pris dans les « injustices de l’occupation », comme on dit, et qui est une expression bien superficielle si on considère la réalité qu’elle doit nommer.
J’ai fait objection à l’occupation des territoires palestiniens depuis le jour où j’ai été recensé, comme tout bon citoyen l’a fait à mon époque, et dans mon kibboutz.
Mais c’était une question personnelle, pas une question politique, et je n’avais aucune action importante dans mon milieu.
Je raconterai une histoire arrivée alors que j’étais dans un camp en Cisjordanie, près de Naplouse, pour y faire mes classes. Quelques jeunes recrues étaient allées dresser un check point improvisé avec le sergent pour contrôler les véhicules palestiniens. Les voitures arrivaient au check point, les passagers en descendaient et se mettaient en une file indienne pour présenter leur carte d’identification. L’affaire se déroulait en silence, sans opposition. C’était automatique et théâtral, chaque acteur savait son rôle et le jouait sans la moindre faute, et sans renâcler. Nous demandions au chauffeur d’ouvrir le coffre pour contrôler ce qu’il contenait. Il y avait des soldats, parfois, qui piquaient à manger, des fruits ou autre chose.
C’était le bon temps. Ca me répugnait. J’étais d’abord dégoûté par la banalité de tout ça, par ce que tout allait de soi. Nous y passions des heures. Quand je rentrais le samedi, je me disputais avec mes parents, ta chère Yael et ton Abuello chéri. Cette terrible occupation me faisait péter les plombs, et j’en faisais partie…
Je ne me rappelle plus très bien. J’étais peut-être en colère que nous soyons venus ici, en Israël, pour devenir des occupants. Ils essayaient de me calmer. Leur argument était que ma présence, ici, au check point, cassait en quelque sorte le droit des soldats à abuser en toute impunité des Palestiniens.
Aujourd’hui , plus que la culpabilité d’ avoir participé à ça, je comprends que ce fut aussi par là que j’ai compris la réalité de ce pays, de cet état juif raciste dans lequel nous vivons.

Avant mon service militaire, j’avais été protégé dans la bulle qu’était le Kibboutz. Un vrai paradis, comme l’avait présenté mon oncle à mes parents pour qu’ils quittent l’Argentine et viennent y vivre il y a quarante ans. De même, le service militaire est une sorte de bulle, un temps exproprié par l’Etat pendant lequel on agit le plus souvent dans des espaces militaires.
Mais il arrive que le soldat sorte pour agresser une « population ennemie ». De fait, le contact avec la population sous occupation génère un conflit entre le Palestinien occupé et le soldat occupant. Là, sous l’uniforme, l’humanité du soldat joue la peau de chagrin. C’est un terrible effort pour un soldat de résister à l’atmosphère militariste qui s’est imposée à son corps. Et même s’il résiste, cette résistance ne sera que rarement efficace.
Le centre de recensement est aussi un lieu où se mêlent l’armée et l’extérieur. C’est un espace hybride, ou les familles et les amis sont là avec leurs très chers qu’on a conduit se faire recruter par l’armée. C’est une place publique, qui est déjà à l’intérieur de l’armée, mais où les familles peuvent encore accompagner les futurs soldats. Il règne sur cette place une grande excitation. Un joli sentiment, un sirupeux sentiment d’israélinité, une sorte « d’on y est tous ». Beaucoup de sourires, et les dernières photos avant le départ. Il n’ y a pas beaucoup d’endroits à l’armée où l’on peut prendre des photos avec une telle liberté. Ces photos font partie de la cérémonie pendant laquelle une jeune personne est envoyée dans le futur, un futur tellement israélien. Ces photos seront dans les albums qui font la fierté des familles, et serviront peut-être, à Dieu ne plaise, au mémorial d’un soldat tombé en remplissant son devoir.
Nous aussi nous avions notre appareil. Nous aussi pour garnir l’album de famille. Ces photos nous rappellerons pour toujours ton refus de participer à l’orgie de pouvoir israélo militaire.
Ces photos nous rappellerons aussi ceux qui étaient là, ceux qui répondirent quand on les appela. Tel la voix du Dieu de la Révélation, il les appelle à faire acte de présence et remplit les bus qui les emmèneront loin d’ici.
L’ordre qui présida à tout cela fut surprenant. Encore une fois, sans aucune résistance. Toi seul, et ceux de ton espèce dérangèrent. Bougèrent vos corps dans une autre direction. Il n’y eut pas d’au revoir après les dernières photos, mais tu sortis avec moi par le tourniquet qui t’envoya vers le parking , vers le retour au travail. Ou plutôt, pour toi, vers l’ambassade du Brésil pour finir les préparatifs de ton départ de ce pays.

Eytan Bronstein