Moix, Attal et la Palestine : un chef-d’œuvre de propagande télévisuelle

Par Xavier Guignard. Publié le 21 nov. 2017 sur le bog de Médiapart « La Palestine en questions ».

Le samedi 18 novembre, dans l’arène de l’émission d’On n’est pas couché, la présentation d’Utopia XXI, le dernier livre d’Aymeric Caron, a donné lieu à une ahurissante logorrhée du chroniqueur Yann Moix et de l’acteur Yvan Attal. Ils illustrent à merveille ce qu’il est possible d’asséner comme contre-vérités sur le sionisme et la création d’Israël en quelques minutes à la télévision française.

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Le reproche de Moix est double, Caron ne rend pas justice à l’« une des plus belles utopies de l’épopée humaine », le sionisme, et, quand il le mentionne, c’est dans des termes qui lui déplaisent fortement. La phrase incriminée est la suivante : « En 1948, des habitants d’un territoire modeste, mais porteur d’histoire, ont été expulsés de chez eux, privés de leur terre, car des dirigeants étrangers réunis au sein de l’Organisation des Nations unies ont décidé d’installer sur ces terres des réfugiés, issus d’un peuple persécuté depuis toujours, et qu’un dictateur malade venait de tenter d’exterminer. »

Moix, la désinformation en continu

Qu’Aymeric Caron n’ait pas fait preuve d’un grand sens de la formule s’entend, mais rien dans ce qu’il y dit n’est faux. Et pourtant, ces quelques mots auront permis à Yann Moix, sous couvert de « débat », de vitupérer les pires âneries et faire office de propagandiste à la petite semaine durant près de dix minutes.

Moix souligne trois « aberrations ». Il serait trop long de faire le verbatim de son intervention et le commentaire de ses innombrables approximations et erreurs ou de son obsession à défendre les thèses sionistes les plus radicales. Je m’en tiendrai à lui répondre a minima sur ces trois points, sachant que l’exercice est aussi pénible que nécessaire et demanderait pour bien faire de revenir sur l’histoire du sionisme et du conflit israélo-palestinien dans le détail. Pour ceux qui ont eu la chance de passer à côté de l’émission, voici le lien de l’extrait.

La première critique de Moix vise l’expression « dirigeants étrangers ». Si elle est en effet peu heureuse, elle dit bien une vérité : jamais les Palestiniens ou leurs dirigeants ne furent associés, par une organisation qui tente d’incarner le droit à l’autodétermination des peuples, aux décisions concernant leur futur. Le « plan de partage 4Plan de partage de la Palestine entre un État arabe, un État juif et la ville de Jérusalem placée sous régime international spécial (le corpus separatum), contenu dans la résolution 181 de l’Assemblée générale des Nations-Unies. Vote pour : Australie, Belgique, Bolivie, Brésil, Biélorussie, Canada, Costarica, Danemark, Équateur, États-Unis d’Amérique, France, Guatemala, Haïti, Islande, Libéria, Luxembourg, Pays-Bas, Nouvelle-Zélande, Nicaragua, Norvège, Panama, Paraguay, Pérou, Philippines, Pologne, République dominicaine, Suède, Tchécoslovaquie, Ukraine, Union Sud-Africaine, U.R.S.S., Uruguay et Vénézuela.Vote contre : Afghanistan, Arabie saoudite, Cuba, Égypte, Grèce, Inde, Iran, Irak, Liban, Pakistan, Syrie, Turquie, Yémen. Absention : Argentine, Chili, Chine, Colombie, Salvador, Éthiopie, Honduras, Mexique, Royaume-Uni, Yougoslavie.]] » voté en 1947 est bien le fait de dirigeants étrangers à la Palestine, et fait suite à la décision britannique de céder le mandat de Palestine à l’ONU, que la couronne s’était attribuée au sortir de la Première Guerre mondiale pour se partager avec la France une partie des territoires arabes d’un Empire ottoman sur le point de s’effondrer 5Ce sont les fameux accords Sykes-Picot de 1916 qui prévoient le partage de ces territoires entre mandats français et britanniques, entériné par la Conférence de San Remo (avril 1920) puis le Traité de Sèvres (août 1920) et enfin reconnu par la Sociétés des Nations en juillet 1922.]].

La seconde conteste que les juifs de Palestine aient été autorisés à s’y installer, ce qui laisserait entendre que les immigrants juifs soient dépossédés de toute volonté propre. Moix fait dire à cette phrase ce qu’elle ne dit pas, mais semble méconnaître que leur installation – et parfois leur rejet – en Palestine fut la décision des autorités compétentes, à savoir l’Empire britannique. Et que c’est l’ONU qui décida ensuite d’appuyer les revendications du mouvement sioniste en inscrivant le principe d’un « État juif » dans le plan de partage de 1947.

C’est aussi la fin de la phrase, reliant la Shoah à la création d’Israël, qui fait bondir le chroniqueur, puisque son auteur se rendrait coupable de prêter quelque vertu créatrice à l’extermination des juifs d’Europe. Là encore, on s’interroge sur la lecture de Moix. S’il est tout à fait inexact de faire remonter la naissance du sionisme et de l’immigration juive en Palestine à la Seconde Guerre mondiale (ce que Caron ne fait pas), il faut être particulièrement de mauvaise foi pour ne pas comprendre que le plan de partage de 1947 est une sordide tentative de répondre au génocide des juifs européens, en faisant porter les conséquences (territoriales) de la création d’un État juif aux habitants de Palestine.

Yann Moix n’aura rien dit de juste ou de pertinent, mais il aura joué à merveille le rôle de garde-chiourme télévisuel qui entend faire taire toute critique à l’égard du récit sioniste de la création d’Israël. Caron tenta vainement de lui répondre en disant : « Oui ou non, l’État d’Israël s’est-il créé dans des conditions extrêmement douloureuses pour beaucoup de gens ? Oui ou non, il y a-t-il eu à ce moment-là 900 000 Palestiniens qui ont été expulsés de chez eux » ?

Yvan Attal, le « juif de service » ?

Là intervient Yvan Attal, qui s’invite dans le débat pour y asséner une énorme contre-vérité : « Par qui ils ont été expulsés ? Par les Israéliens ? C’est la Syrie, la Jordanie et tous les voisins arabes qui ont appelé les Palestiniens à quitter leurs maisons ».

La mise en cause de la responsabilité des pays arabes dans l’exode de 700 à 900 000 Palestiniens en 1948 fait partie des mythes fondateurs du roman national israélien. Il a ceci de commode qu’il exonère Israël de sa responsabilité, faisant oublier au passage que ces mêmes Palestiniens habitaient villes et villages qui furent rasés (les chiffres vont de 400 à plus de 600, suivant la période prise en compte et la précision du cadastre).

Mais depuis la fin des années 1980, une série d’ouvrages publiés par ceux que l’on qualifiera de « nouveaux historiens » israéliens 6Citons par exemple Simha Flapan (The birth of Israel : myths & realities, 1987) Benny Morris (The birth of the Palestinian refugee problem, 1947-1949, 1988), Ilan Pappe (Britain and the Arab-Israeli conflict, 1948-1951, 1988) ou Avi Shlaim (Collusion across the Jordan : king Abdullah, the Zionist movement and the partition of Palestine, 1988).]] met à mal ce récit. Dans la foulée de l’invasion du Liban en 1982, qui a vu la société israélienne s’interroger sur ses crimes, et suite à l’ouverture des archives militaires de 1948, ces historiens vont méthodiquement mettre au jour la responsabilité des milices sionistes, puis de l’armée israélienne, dans l’expulsion forcée des Palestiniens. Quarante ans plus tard, historiographies israélienne et palestinienne semblaient enfin se rejoindre dans l’écriture de ce que les uns appellent la guerre d’Indépendance et les autres la Catastrophe (Nakba).

Contrairement à la caricature qui en est faite, cette « nouvelle » histoire n’est pas uniquement le fait d’historiens de gauche et antisionistes. Après de violents débats, la droite israélienne a su faire sien ce récit en regrettant toutefois que l’expulsion n’ait pas été complète, ce qui aurait réglé une fois pour toutes la question israélo-palestinienne. Dans l’Israël des années Oslo, le récit des nouveaux historiens participe d’une réécriture de la mémoire collective israélienne. Mais à la fin de la décennie 1990, avec l’effondrement du mirage du « processus de paix » et le déclenchement de la seconde Intifada, la société israélienne et ses dirigeants reviennent à une lecture plus idéologisée de leur histoire.

Le débat a cependant bel et bien existé et très largement au-delà des cercles académiques. Ignorant la production historique des trois dernières décennies, Yvan Attal ne fait pas seulement la démonstration de son ignorance (au demeurant excusable) quant au déroulé des combats de 1948, il se fait le porte-parole du sionisme le plus obtus. Une fois sa contre-vérité jetée sur le plateau d’ONPC, il énonce sa volonté de ne pas participer au débat en rajoutant : « Vous savez quoi, je vais éviter de faire le juif de service ce soir, je vais vous laisser entre vous ». Qu’est-ce donc que ce « juif de service » ? Pour Yvan Attal, il semble que ce soit l’invité, juif, obligé de se coltiner la défense d’Israël. Cette expression est triplement trompeuse. D’une, parce que personne ne l’a invité à prendre part à l’empoignade qui opposait Yann Moix et Aymeric Caron, encore moins ès qualités. L’inverse aurait d’ailleurs été problématique.

En second lieu, parce qu’il faut se sentir tenu par la propagande israélienne pour assimiler tout juif français (et plus largement non israélien) à la « défense d’Israël ». Outre les nombreuses associations communautaires qui font entendre une voix contraire (comme l’Union juive française pour la paix, pour rester en France), de très nombreux citoyens français de confession juive n’ont absolument aucune envie d’être assimilés à des crimes commis en leur nom, dans un pays qu’ils ne connaissent pas ou peu, par une armée dans laquelle ils ne servent pas et s’exprimant dans une langue qui n’est pas la leur. Qu’Attal considère que le « juif de service » doive défendre – y compris en recourant à la falsification historique – « son » pays est une opinion. C’est également celle d’individus comme Avigdor Lieberman ou de Meyer Habib et plus largement de tous les sionistes décomplexés qui compte enrôler malgré eux les deux juifs sur trois vivant hors d’Israël dans la défense de leurs exactions. Rappelons simplement que nul n’est tenu d’assimiler juif à Israélien sans demander leur avis aux principaux intéressés, et qu’alors il n’y a pas lieu de fantasmer le rôle du « juif de service ».

Cette expression semble enfin faire écho à celle de l’« arabe de service ». Mais comparaison vaut-elle raison ? L’« arabe de service » – ou le « house nigger » nord-américain – c’est ce représentant « indigène » qui vient conforter le maître ou le colon dans sa prétention à dominer. C’est aussi celui qui, de plateaux télévisés en réunions publiques, offre une image de docilité et de servilité et accepte de faire les basses besognes de l’autre pour un peu de reconnaissance. Désigné porte-parole d’une « communauté » qui ne s’y reconnaît pas forcément, il conforte les préjugés qu’il incarne parfois jusqu’à la caricature, si l’on prend l’imam Chalghoumi, incapable de faire une phrase correcte en français, invité à parler au nom de millions de français de confession musulmane qui, eux, savent manier avec autrement plus de talent leur langue maternelle.

Quoi de comparable alors avec le rôle prétendument incarné par Yvan Attal sur ce plateau ? Rien. Il aurait été mieux inspiré de parler de « sioniste de service », puisque c’est là le rôle qu’il a rempli, tout comme Yann Moix qui vient rappeler qu’il n’est nul besoin d’être juif pour être sioniste. Ils ont fait l’un et l’autre ce qu’on peut attendre du sioniste le plus caricatural : confondre à dessein judéité, citoyenneté israélienne et idéologie sioniste. Ils ont vainement tenté, à la suite du gouvernement israélien, de falsifier l’Histoire à leur profit et de faire croire que le drapeau israélien est celui de tous les juifs, alors qu’il est d’abord et avant tout celui de ceux qui se reconnaissent dans son projet politique, sioniste.

Note